Où il sera question de dragon, de Dauphin, de Visitandines, de Louis XIV, de Marie Leszczinska et de jeunes filles. Curieux assemblage, n’est-ce pas ? Le bâtiment dont nous parlerons aujourd’hui ne s’appelait pas lycée Charles Frey de mon temps. Et pour cause, le futur maire n’était encore qu’un jeune homme lorsque j’ai quitté ce monde. La nouvelle école du Dragon à Strasbourg, la Drachenschule, s’élève depuis 1893 à la place d’une des plus nobles demeures de la ville, joyau du Finkwiller, l’hôtel du Dragon.
Pour celles et ceux qui ne me connaissent pas encore,
je suis Antoine Wendling, architecte strasbourgeois né en 1828.
Je raconte dans ces pages quelques souvenirs de ma vie professionnelle ou familiale dans la capitale alsacienne que j’ai tant aimée.
En suivant ces liens, vous pouvez mieux nous connaître, moi et ma petite famille.
Et pour ne pas manquer les prochains articles, inscrivez-vous à la lettre d’informations (ni publicité, ni partage de vos données personnelles) !
Attention : assurez-vous d’avoir bien reçu le mail de confirmation (en vérifiant vos spams notamment)
Je ne suis pas historien, vous le savez. Mais le passionnant livre d’Adolphe Seyboth qu’Auguste m’a offert à Noël dernier regorge de renseignements, de dates et d’anecdotes passionnantes. Quel érudit, tout de même… Il faudra que nous en parlions un jour. Tiens, en revenant sur le Kunschthaafe, par exemple, puisqu’il en fit partie.
Le Heerenstade, quai des nobles
Le quai Saint-Nicolas fut longtemps surnommé Heerenstade, tant les demeures qui le bordent abritaient, des siècles durant, des membres éminents de la noblesse strasbourgeoise. On dit qu’il s’agirait du plus ancien quai de la ville, son origine remontant au tout début du XVe siècle.
Désormais coupé en son milieu par ce que vous appelez la Grande Percée, on y trouve, au numéro 8, un grand hôtel reconstruit en 1736 et remanié en 1870. Il remplace deux anciennes demeures patriciennes et appartenait au Stettmeister Jean-Jacques de Müllenheim, gendre du prêteur royal Klinglin, dont nous avons récemment évoqué la veuve. A gauche de l’hôtel, on entre dans la rue Saint-Nicolas, en face de laquelle se trouvait l’ancien pont Saint-Nicolas, pont en bois sur des piles de pierre, que j’ai connu jusque vers la fin de ma vie.
Le charme des hôtels nobles du quai Saint-Nicolas
Au numéro 7 se dresse l’ancien hôtel des Wurmser, reconstruit au XVIIIe siècle. Son nouveau propriétaire, le banquier Philippe-Jacques Franck, avait été Ammeister en 1767. Sa belle-fille, Marie-Cléophée de Turckheim, dirigea les affaires familiales et l’une des plus grandes fortunes d’Alsace. On la considérait comme l’une des plus prestigieuses hôtesses de la ville, recevant à sa table des princes, mais aussi des savants et des artistes, de grands personnages de l’empire… Kellermann, Desaix ou Bernadotte s’y succédèrent.
La noble façade du numéro 5 paraît plus austère. Il s’agit pourtant de l’hôtel des chevaliers Bock de Blaesheim, Gerstheim et Erstein. Cette prestigieuse famille s’enorgueillit d’avoir donné vingt-deux Stettmeister à la ville, entre 1357 et 1764. La maison actuelle date de 1686. Elle abritait, de mon temps, le secrétariat de l’administration des Hospices civils. Les grilles protégeant les fenêtres du rez-de-chaussée sont remarquables. Sa voisine, au numéro 5, était propriété du chapitre Saint-Thomas.
Les oriels de la Renaissance strasbourgeoise
Le très beau numéro 3 daterait de 1589. Il vit la naissance de Jean Wencker, Ammeister, fils de Daniel Wencker et Agnès de Turckheim. Le fils de Jean Wencker, le fameux Dominique Dietrich, y mourut en 1694. Lui aussi Ammeister, il avait subi de terribles persécutions pour renoncer à sa confession protestante. L’oriel de cette vénérable maison reste un des plus beaux de la ville.
Mais celui du numéro 1 le concurrence ! Cette belle bâtisse, noble à son origine, abritait des imprimeurs et, plus récemment, l’un de nos peintres les plus talentueux, Théophile Schuler.
A côté, au numéro 2, se trouvaient d’autres membres de la lignée Wencker. Le syndic de la noblesse Kempfer, notamment, était un neveu de Dietrich.
On comprend que, à la Révolution, le quai Saint-Nicolas ait pu s’appeler quai du Bonnet Rouge !
L’Hôtel du Dragon à Strasbourg
Quel que soit son nom, le quai butait ici et s’enfonçait dans la rue de l’Écarlate. Le magnifique hôtel du Dragon trempait ses façades dans l’Ill, comme le vaste grenier à grain à droite, commun à plusieurs familles nobles du quartier.
On dit que la première implantation seigneuriale, à cet endroit, fut celle du chevalier Gauthier d’Endingen, en 1347 ! En 1418, son petit-fils Nicolas Spender y accueillit l’empereur Sigismond pendant un mois. Schnug en laisse une représentation… très schnuguienne !
Toujours pas de dragon à l’horizon, me direz-vous… Le jeu des alliances transmit pourtant la propriété du lieu à la famille des Drachenfels, qui donna deux Ammeister à la ville.
Elle donna aussi son nom à la rue voisine et à l’hôtel lui-même (le Drach, c’est le dragon, pour les francophones). Mais la belle aquarelle de Schweitzer montre en fait l’état de l’hôtel après son remaniement de 1671. Les margraves de Bade-Durlach, nouveaux propriétaires, avaient chargé Jean-Georges Heckler, maître d’œuvre à l’Œuvre Notre-Dame, des transformations.
Les hôtes illustres du Dragon
En 1681, Louis XIV investissait la ville libre. Le marquis de Chamilly, gouverneur de la ville et de la future Citadelle, le reçut en ces lieux du 23 au 26 octobre 1681. L’hôtel du Dragon devint alors hôtel du Gouvernement de Strasbourg, jusqu’à ce que l’hôtel du Maréchal du Bourg, rue de la Nuée Bleue, lui succède sous le Maréchal de Contades.
L’hôtel du Dragon reçut aussi le Dauphin en 1690. Surtout, en 1725, il fut le théâtre des derniers préparatifs du mariage par procuration entre Marie Lesczcynska, fille du roi de Pologne Stanislas alors en exil à Wissembourg, et le tout jeune Louis XV. Stanislas et sa fille y logèrent jusqu’au mariage, célébré en la cathédrale par le cardinal de Rohan le 15 août 1725.
La petite placette située devant les numéros 1 à 3 du quai Saint-Nicolas s’appelle « Square Marie Lesczcynska » en mémoire de cette visite prénuptiale. Modeste mémoire, aussi tardive que l’espace est restreint, simple trace du virage que prenait la voie de circulation avant le prolongement du quai.
Les fêtes de Strasbourg depuis l’hôtel du Dragon
Des fenêtres de l’hôtel du Dragon, édiles et personnes de qualité jouissaient d’une vue exceptionnelle sur Strasbourg et l’Ill, jusqu’au palais du cardinal de Rohan, en passant par la Douane et la Boucherie. Profitant de la magnifique perspective, on donnait fréquemment des feux d’artifice, sur la rivière, à cet endroit.
Ce qui n’était pas sans danger, comme le montre la gravure de Weis. Seyboth raconte même qu’en 1729, le général impérial de Roth, gouverneur de Kehl, avait subi de graves blessures à la face à cause d’un artifice. Mais Weis nous offre une superbe représentation du quai Saint-Nicolas. L’hôtel Bock, devenu hôtel Wurmser, au numéro 6, était notamment pourvu de deux oriels qui ont complètement disparu.
La déchéance du Dragon
Quant à notre hôtel du Dragon, ses hautes et étroites façades n’avaient rien d’exceptionnel. Mais son plan en équerre, ouvert sur l’Ill, et surtout la magnifique tourelle d’escalier qui le soulignait, en faisaient le charme et l’élégance.
Hélas, dans le dernier tiers du XVIIIe siècle, on confia l’édifice à l’administration militaire. Ce fut le début d’une lente et triste déchéance. Profitant sans doute des vastes surfaces offertes par l’hôtel et le grenier à grain voisin, on y installa la buanderie de l’armée et le magasin des lits de la garnison. Petit à petit, la demeure noble manqua d’entretien et commença à ressembler à une ruine.
Le nouveau quai
La photo ci-dessus bat en brèche une légende selon laquelle on détruisit l’hôtel du Dragon pour prolonger le quai Saint-Nicolas vers le quai Finkwiller. Les voitures devaient effectivement le contourner par la rue du Dragon. Mais on prit sur l’Ill pour construire un quai à la fin des années 1880.
Comparaison entre le cadastre “napoléonien” de 1840 et une vue actuelle – La nouvelle école est construite exactement sur l’emprise de l’hôtel du Dragon et le nouveau quai est gagné sur le cours de l’Ill.
Finalement, le curieux zigzag du quai que vous appelez Charles Frey de vos jours subsiste et continue de souligner la saillie de l’hôtel du Dragon, même remplacé par la nouvelle école.
La nouvelle école du Dragon à Strasbourg
Dès 1887, on projeta de construire une nouvelle école sur l’emplacement de l’hôtel du Dragon, voué à la démolition. L’intendance militaire allemande en avait abandonné les locaux, trop exigus pour l’immense garnison, en 1886. L’architecte municipal Johann Carl Ott eut beau en reconnaître “l’incontestable intérêt historique et architectural”, la Société pour la Conservation des Monuments Historiques eut beau protester, la population s’émouvoir, les autorités maintinrent leur décision.
Construire une école sur l’emplacement d’une ancienne demeure noble n’était pas chose nouvelle. L’école Schoepflin avait bien pris la place de l’ancien hôtel des Zorn de Bulach. Ici, il s’agissait d’accueillir les jeunes filles protestantes de Saint-Nicolas et catholiques de Saint-Louis. Les garçons de Saint-Louis bénéficiaient déjà d’une nouvelle école construite par Conrath en 1864. Quant aux jeunes protestants, ils se contentaient pour l’heure de locaux vétustes contigus à l’église Saint-Nicolas.
L’architecte municipal Johann Carl Ott conduisait le projet. Au départ, il fut question d’intégrer le nouveau presbytère Saint-Louis au bâtiment. Je ne sais pour quelle raison on décida finalement de les séparer. Mais le style général projeté par Ott fut conservé.
On est ici à mi-chemin entre la noble façade classique dessinée par Conrath pour l’école Schoepflin et le picturalisme débridé adopté par Ott pour le lycée des Pontonniers, une dizaine d’années après le Dragon.
Les travaux de l’école du Dragon
Le conseil municipal décida donc, en juillet 1891, la construction de ce massif ensemble, à la mesure de sa volonté de doter la population grandissante de Strasbourg d’équipements scolaires de pointe. Les travaux commencèrent rapidement, pour s’achever en 1893.
Quinze classes se répartissent sur deux étages en V. Au rez-de-chaussée, à l’intérieur du V, une grande salle accueille les petites filles. En cas de mauvais temps, les combles peuvent accueillir les élèves. On installe même, en 1894, des douches et bains scolaires dans la cave, près des générateurs d’air chaud pulsé qui tempèrent le bâtiment.
Le style de l’école du Dragon
Mais comme cet ensemble m’a paru lourd ! Après l’élégance de l’école Schoepflin, quelle opulence ostentatoire… Ott avait convoqué la « Renaissance germanique tardive », mais oncques ne vit pareille chose à l’époque susdite ! Pourquoi écraser les belles demeures du quai avec une telle démonstration ? L’avant-corps central est massif et le pignon à grosses volutes qui le surmonte ne risque pas de l’alléger.
La représentation de saint Georges terrassant le dragon est sympathique, même si elle n’a pas dû faire sourire les Drachenfels outre-tombe, mais elle apparaît écrasée par tout ce qui l’entoure : bossages anguleux, volutes et contre-volutes, pots-à-feu, horloge et rajoutez-moi encore une girouette.
On avait beau évoquer, en façade, l’ancien et regretté hôtel du Dragon, le contraste avec l’environnement me paraissait trop saisissant. Les magnifiques immeubles du quai Saint-Thomas, les nobles demeures du quai Saint-Nicolas n’avaient rien en commun avec cette architecture colossale.
En fait, le plus réussi se trouve à l’intérieur. Il s’agit de l’escalier monumental, à double volée, visible sur les plans, qui prend racine dans l’angle aigu du V. Comme en miroir inversé de la belle tourelle d’angle de l’ancien hôtel. Seulement le public ne peut pas l’admirer, pas plus que les vitraux de Ott Frères qui l’éclairent.
Le nouveau presbytère Saint-Louis
Finalement, le « modeste » presbytère construit deux ans auparavant à côté de la future école semble bien mieux intégré à son environnement. Sans doute mon excellent ami Roederer, qui y contribua, a-t-il tempéré les ardeurs de Ott ?
On critiqua, par la suite, cette architecture pompeuse et historicisante que les autorités allemandes tentaient d’imposer. Passe encore dans la Neustadt, mais dans la vieille ville, son intégration problématique délégitimait encore plus sa motivation de germanisation de la ville. Un peu plus tard, Fritz Beblo construira, presque en face, la grande école Saint-Thomas dans un style tout différent.
Et les Visitandines dans tout cela, me direz-vous ? C’était pour vérifier votre concentration. Certaines sources laissent entendre qu’elles furent brièvement hébergées dans les dépendances de l’hôtel du Dragon lorsque, en 1702, on leur confia l’abbaye Saint-Étienne de Strasbourg. Une page de plus au riche livre de cette belle demeure si injustement sacrifiée.
Un cadeau de Noël pour vos grands-parents ou pour vos parents, qui serait aussi un inestimable cadeau pour vous ?
Références pour l’école du Dragon à Strasbourg :
Toujours l’incontournable et précieux https://www.archi-wiki.org
Et celui des Archives de la Ville et de l’Eurométropole de Strasbourg : https://archives.strasbourg.eu/
Adolphe Seyboth : Strasbourg historique et pittoresque
J. Naeher : Baudenkmäler der Freiherren von Müllenheim im Elsass – Noiriel 1905
Georges Foessel : Strasbourg, panorama monumental – Contades
Clément Keller : Les écoles strasbourgeoises – Constitution d’un patrimoine remarquable (in Metacult 5)
Elisabeth Loeb-Darcagne : Sept siècles de façades à Strasbourg – I.D. L’Édition
Laisser un commentaire