Nous avons déjà parlé de Saint-Pierre-le-Jeune ensemble, l’église où Adélaïde et moi nous sommes mariés et où les enfants ont été baptisés. Mais, vous le savez, quand on parle de Saint-Pierre à Strasbourg, le choix est vaste ! Comment ne pas évoquer cette curiosité si révélatrice de l’histoire religieuse strasbourgeoise ? Comment, pour un architecte, ne pas s’arrêter sur ces strates de constructions qui s’empilent et s’imbriquent les unes dans les autres. Saint-Pierre-le-Vieux, à Strasbourg, ce sont deux églises en une… et un beau chantier pour moi !
Pour celles et ceux qui ne me connaissent pas encore,
je suis Antoine Wendling, architecte strasbourgeois né en 1828.
Je raconte dans ces pages quelques souvenirs de ma vie professionnelle ou familiale dans la capitale alsacienne que j’ai tant aimée.
En suivant ces liens, vous pouvez mieux nous connaître, moi et ma petite famille.
Oh ! avant de commencer… Je crois que mon fils Auguste vous proposera de choisir votre façade préférée de Saint-Pierre-le-Vieux à la fin de cet article. Participez ! Et abonnez-vous à la newsletter pour connaître les résultats.
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Saint-Pierre-le-Vieux des origines
Elle ressemblait à cela, l‘’église Saint-Pierre-le-Vieux telle que je l’ai connue. On disait que c’était une des plus anciennes églises de la ville, peut-être le premier lieu du christianisme à Strasbourg. C’est en tout cas à cet emplacement que saint Amand, premier évêque de Strasbourg, fit construire une église-cathédrale au IVe siècle.
Mais de ce que nous voyons là, il semble que le premier étage de la tour remonte au début du XIIIe siècle. Les étages suivants dateraient de la fin du XIVe, de même, sans doute, que la nef. Cette dernière s‘agrandit ensuite avec l’achat par la paroisse d’un terrain triangulaire en bordure de la Grand’Rue. On doit donc à cet agrandissement l’aspect un peu biscornu de la nef qui enchâsse désormais la tour.
L’arrivée des chanoines
En 1398, l’église est affectée au chapitre de Honau-Rhinau, chassé par les crues du Rhin. Les chanoines laissent la nef à la paroisse et s’octroient le chœur. Un mur sépare les deux entités en 1432, percés de deux ouvertures couvertes d’arcs en tiers-point que l’on peut encore voir de vos jours. En 1455, les chanoines font construire un nouveau chœur gothique, dont la longueur égale la hauteur : 20 mètres. Son pignon dépasse largement la nef, comme au Temple Neuf. Et là aussi, il est surmonté d’un clocheton.
Saint-Pierre-le-Vieux réformée
Donc, contrairement à ce que l’on pourrait croire, ce n’est pas la Réforme qui a séparé la nef du chœur et érigé un mur entre les deux. À son avènement, en 1529, l’église est confiée aux protestants. Qui n’utilisent pas le chœur, laissé à l’abandon jusqu’en 1683.
Grossie par les ouvriers travaillant aux fortifications de Vauban, la population catholique n’a que Sainte-Madeleine comme lieu de culte, hormis la cathédrale. Par un décret royal de 1683, le chœur inutilisé lui est attribué, les protestants gardant la nef. C’est à ce moment-là que sont murées les deux ouvertures. Seule subsiste une solide porte résolument fermée.
Au XVIIIe siècle, les catholiques construisent une curieuse chapelle à la Vierge, assez vaste, que l’on devine derrière le mur du cloître sur la gravure ci-contre. Elle forme comme un demi-transept, symétrique à la chapelle Sainte-Brigitte.
Je ne dirais pas qu’on était beaucoup plus à l’aise dans le chœur catholique de Saint-Pierre-le-Jeune, mais enfin, la paroisse de Saint-Pierre-le-Vieux, très à l’étroit, commença à gronder bien avant sa cousine de la cour Marbach. Dès 1855, alors que la municipalité était destinataire d’une pétition en bonne et due forme, l’ex-architecte municipal Auguste Fries avait imaginé une solution, exploitant l’emprise du cloître.
La nouvelle église catholique
Et donc, en 1865, dix ans après une première demande de l’évêché, la municipalité prend enfin la décision de faire construire de quoi satisfaire la communauté catholique. Bien sûr, c’est mon patron, Jean-Geoffroy Conrath, architecte de la Ville, qui dirige le projet. Je vous rappelle que j’étais à cette époque un des ses conducteurs de travaux. À ce titre, j’ai eu le plaisir de travailler avec lui sur ce beau chantier. Ce n’est quand même pas tous les jours qu’on construit une église !
Néo-gothique
Dans ses réalisations cultuelles (église Saint-Louis de la Robertsau église protestante de la Robertsau), Conrath était plutôt fidèle à la vision néo-romane alors en vogue chez les architectes français. C’est celle qu’exploitera Emile Salomon dans la reconstruction du Temple Neuf, par exemple. Ici, Conrath décide de se conformer au style du chœur primitif que la nouvelle orientation de l’église l’oblige à détruire. En fait, pas tout à fait… Mais de cela, nous reparlerons tout à l’heure.
Cinq belles travées, percées de larges baies, une couverture de tuiles polychromes dont le fait reprend la vingtaine de mètres de hauteur de l’ancien chœur… L’ensemble avait fière allure, à la fois sobre et majestueux.
Forcément, on avait dû sacrifier une partie de l’ancien cloître, mais un morceau subsistait sous le presbytère, à gauche de la nouvelle nef.
Un portail magistral
J’aimais particulièrement le portail, avec son Christ dans une mandorle au tympan. Mais surtout, je trouvais la grande rose magnifique, aussi bien à l’extérieur qu’à l’intérieur, joyeusement illuminé. Pour être tout à fait honnête, je n’étais pas très fier des arcs-boutants. Je les trouvais trop massifs. Mais le faible espace dont nous disposions sur les côtés ne nous laissait guère le choix.
Une grande nef lumineuse et polychrome
Vous vous rendez compte des flots de lumière dispensés par cette gigantesque rosace ? Ils mettaient en valeur le très beau dessin des nervures de la voûte imaginé par Conrath, à la fois complexe et élégant.
Et, chose que votre époque ne connaît hélas plus, voûtes et murs étaient richement décorés, avec de belles polychromies que nos photos encore balbutiantes ne peuvent traduire.
On avait disposé au fond, de part et d’autre du tambour, les quatre reliefs provenant de l’ancien maître-autel commandé en 1500 au sculpteur Veit Wagner. Les merveilleux tableaux de la Passion, confisqués à Sainte-Madeleine à la Révolution et offerts ultérieurement à Saint-Pierre-le-Vieux, orneront le chœur qui n’est alors pas encore construit !
La “pause” de 1870
En effet, si nous avions débuté les travaux en 1866, ils s’étalèrent jusqu’au printemps 1869 avec l’achèvement de la nouvelle façade. Les célébrations débutèrent en mai 1869, mais seulement dans la nef ! Puis tout s’arrêta sous les bombes prussiennes du siège de 1870. Les deux églises en sortirent miraculeusement indemnes. Ce n’est qu’ensuite que l’ancien chœur fut démoli et que nous commençâmes la construction du transept, du nouveau chœur et de la sacristie.
Or donc, nous ne détruisîmes pas entièrement l’ancien chœur. Nous avons en effet conservé son pignon, ainsi que sa première travée qui constitue désormais celle du transept. Pour tout dire, nous avons même utilisé les pierres de la deuxième travée pour l’autre extrémité du transept. Vous pouvez encore constater la différence de couleur de briques des deux côtés.
Même si les paroisses catholiques et protestantes se partageaient encore les cloches, la tour semblait appartenir plus clairement au côté protestant.
Conrath proposa que l’on construise une tour “catholique” sur l’emplacement de la sacristie protestante. Ce qu’ils refusèrent évidemment. On décida donc en 1873 de rehausser le clocheton d’origine et de le placer au sommet d’une sorte de flèche plus haute que la tour… Avec ses 58 mètres de hauteur, elle se voyait effectivement de loin. Mais je ne l’appréciais que modérément.
La place Saint-Pierre-le-Vieux
Tout de suite à gauche de la nouvelle église s’élevait le presbytère, sous lequel on avait pu conserver un fragment du cloître. De vos jours, son emplacement correspond à l’entrée de votre rue du 22 Novembre, votre fameuse “Grande percée”…
Mais toute la place avait un aspect différent. Et pour cause : le pont du Maire Kuss n’a été construit qu’en 1886, en même temps qu’ont été détruites les maisons du quai Desaix à son débouché.
Depuis le coin du quai Desaix, vue sur la place Saint-Pierre-Vieux. En 1910, pas de rue du 22 Novembre. Le presbytère, à gauche de l’église, se poursuit par le seuil de la rue du Jeu-des-Enfants. Les rails du tram partent vers la rue du Vieux-Marché-aux-Vins. Le très bel immeuble fin XVIIIe a été… remplacé.
Sur la photo récente, on voit clairement la perte d’une travée de l’église.
La Grande Percée
Vanité des vanités… J‘étais fier de notre belle façade de 1869 ! Elle ne dura pas plus de 40 ans. Oh, ce projet de “grande percée” dont on bassina mes vieux jours, je n’étais pas contre. Je comprenais la nécessité d’assainir le tissu urbain si dense de la vieille ville. Et fatalement, l’axe venant de la nouvelle gare aboutissait pile devant notre belle église.
Mais les mutilations infligées à l’œuvre de Conrath, notre œuvre… j’étais trop vieux pour les accepter. Et tellement irrité que je laisse mon fils Auguste vous en parler. Peut-être plus posément que moi.
Je suis Auguste Wendling, fils d’Antoine et Adélaïde, né en 1863, alors que mes parents habitaient encore place Gutenberg.
Architecte, comme papa, j’en reprends peu à peu le cabinet.
Quand j’étais petit, papa m’emmenait souvent voir le chantier de “son” église. Et après la guerre de 1870, tandis que nous avions emménagé au 17 de la rue du Vieux-Marché-aux-Vins, la belle rosace à seize branches imaginée par Conrath était visible de nos fenêtres.
L’amputation de Saint-Pierre-le-Vieux
Il fallait donc se résoudre à voir deux travées de la nef détruites. Deux sur cinq, ce n’est pas rien ! Papa fulminait contre le projet des services municipaux et les architectes allemands de la Ville… Mais la mort l’emporta – heureusement ? – au début des travaux, qui durèrent de 1914 à 1916.
En compensation, la municipalité avait promis une nouvelle façade et une nouvelle tour, un vrai clocher avec de vraies “cloches catholiques” et même un nouvel orgue à la mesure de l’édifice. Ce pour quoi on démonta même le beffroi de 1873, en prenant soin de préserver le clocheton. Regardez, vous ne le voyez plus sur la photo. Mais enfin, de bien belles promesses… qui allaient mettre plus de dix ans à se réaliser !
Les projets pour Saint-Pierre-le-Vieux
Pourtant, Fritz Beblo, l’architecte municipal dont nous avons déjà parlé à Sainte-Madeleine notamment, travaillait d’arrache-pied ! Mais les allers-retours avec la Commission d’art sacré du diocèse, avec le Conseil de fabrique de la paroisse, les services de la municipalité… et puis, bien sûr, la guerre ! N’empêche, je crois qu’on n’avait jamais autant imaginé, mis en perspective, en situation, en utilisant même des photomontages et des maquettes ! Grandes nouveautés !
Je vais tenter de vous résumer les grandes options explorées. Si elles cherchent toutes à “monumentaliser” la façade, elles s’opposent par des choix très différents. Je nomme arbitrairement les projets pour que vous puissiez voter ensuite !
Pignon et clocher à cheval
L’idée de ce clocher octogonal d’inspiration plutôt romane – on pense à Cluny – était intéressante et originale en Alsace. Mais le poids supporté par les piliers de la nef limitait le nombre de cloches. Par contre, on voit tout de suite apparaître la thématique des tourelles latérales.
Tour de transept
La tour, déportée à gauche du transept, préservait la structure. Les styles proposés sont plus discutables… Si vous êtes observateurs, vous remarquez qu’avec cette option, on revient à quatre travées. L’amputation semble moins sévère ! Par contre, le maintien du beffroi de 1873 rend la lisibilité de l’ensemble quelque peu touffue.
Tour de croisée
Sur ces deux esquisses, il est amusant de voir comment la tour latérale a disparu au profit d’une nouvelle ébauche, assez séduisante aussi… mais quels travaux sur la structure ! À l’avant, le traitement du narthex ménageant une terrasse fait un peu penser à Saint-Laurent de Bischheim, achevée en 1910.
Clocher-tour
Là aussi, les 70 mètres du clocher de Bischheim semblent aiguiser les appétits ! C’est d’ailleurs la même disposition latérale. Si la version de gauche est inutilement surchargée, j’avoue un petit faible pour la seconde…
Tour porche
Mais la commission diocésaine d’art sacré avait une idée en tête : retrouver l’apparence de l’ancienne tour-porche de l’église du collège Saint-Étienne, abattue après 1802. Alors Fritz Beblo multiplia les propositions en ce sens, avec une toiture plus ou moins pentue, des étages plus ou moins nombreux, même un timide retour à une petite rosace… et toutes sortes de versions du portail d’entrée. Dans tous les cas, l’avantage résidait dans une structure autonome, sans action sur le bâtiment existant, suffisamment massive pour supporter un ensemble important de cloches. Par contre, dans le modèle de Saint-Étienne, on ne voit pas ces protubérances latérales que j’ai toujours trouvées lourdes…
Choix final
C’est finalement ce projet qui sera adopté, avec sa grande verrière centrale et ses deux tourelles-escaliers.
Pour l’harmoniser aux nouveaux bâtiments de la grande percée, Beblo aurait voulu que la nouvelle tour soit crépie et peinte. Mais le Conseil de fabrique tenait à de la pierre rose sombre.
De toute façon, lors du retour à la France de 1918, Beblo est expulsé. Son collaborateur Ernst Fettig poursuit le projet avant d’être expulsé à son tour en 1921.
En définitive, les travaux s’étalent sur 1922 et 1923. Le portail d’entrée est l’œuvre du célèbre Klem, alors chef de l’atelier de sculpture de l’Œuvre Notre-Dame. Il exalte saint Pierre dans sa majesté de premier pape, au-dessus d’évocations de scènes de sa vie.
De part et d’autre du portail, quatre saints alsaciens accueillent les fidèles : saint Léon IX et sainte Odile à gauche, sainte Richarde et saint Arbogast à droite.
La grande verrière centrale est réalisée par Ehrismann.
Le quai Desaix et Saint-Pierre-le-Vieux, vus depuis le quai Saint-Jean, en 1895 et en 2024
L’orgue Roethinger
Pour aller au bout des promesses de la municipalité, il fallait compléter l’édifice avec un orgue plus ample. Toute une commission prestigieuse se réunit, comprenant Charles-Marie Widor, Ernest Münch, Marie-Joseph Erb ou encore Emile Rupp. La maison Roethinger proposa un instrument de 37 jeux sur trois claviers, que Mgr Ruch bénit le 22 novembre 1925.
La Prière à Notre-Dame de la Suite gothique de Léon Boëllmann fut la première pièce jouée au cours de l’après-midi d’inauguration.
Nous avons peu parlé de l’église protestante… Mais nous y reviendrons c’est promis ! L’église catholique vécut encore bien des évolutions pendant le siècle suivant. Mais je n’étais plus là pour les voir.
À vous de jouer !
Nous sommes en 1918. Vous êtes tout à la fois la Commission d’art sacré du diocèse, le conseil de fabrique de la paroisse et l’architecte en chef de la Ville. Quelle façade choisissez-vous ?
Comme une plume
Antoine Wendling, biographe rédacteur
Faites de votre vie,
de leur vie, un livre !
Strasbourg, panorama monumental – G. Foessel, J.-P. Klein, J.-D. Ludmann et J.-L. Faure – Mémoire d’Alsace
Les articles de la revue “Regards” n° 111 à 113 de Michel Wunenburger
Dictionnaire historique des rues de Strasbourg – Le Verger éditeur
Toujours l’incontournable et précieux https://www.archi-wiki.org d’où viennent certaines illustrations
Le site des Archives municipales : https://archives.strasbourg.eu/
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