La Caisse d’Épargne de Strasbourg

La semaine dernière, nous avons exploré ensemble les alentours de l’église Saint-Thomas. J’ai attiré votre regard sur les nombreuses transformations opérées dans le secteur par l’architecte Émile Salomon à la demande de la Fondation Saint-Thomas. Il nous reste à évoquer la plus spectaculaire, la plus en vue, certains diront la plus discutable : la construction du nouveau siège de la Caisse d’Épargne de Strasbourg.

Antoine Wendling
Antoine Wendling, vers 1905

Pour celles et ceux qui ne me connaissent pas encore,
je suis Antoine Wendling, architecte strasbourgeois né en 1828.
Je raconte dans ces pages quelques souvenirs de ma vie professionnelle ou familiale dans la capitale alsacienne que j’ai tant aimée.
En suivant ces liens, vous pouvez mieux nous connaître, moi et ma petite famille.

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Je vous laisse consulter le précédent article pour vous remémorer les travaux d’Émile Salomon autour de Saint-Thomas entre 1860 et 1893. Il a fortement contribué à la transformation de l’îlot du nouveau presbytère, rue Martin Luther. Il a construit deux nouveau immeubles de rapport au 1c quai Saint-Thomas et au 4 rue Jean Sturm. Après le petit édifice de la rue Salzmann, il construit encore trois immeubles jumeaux aux 1, 3 et 5 rue de la Monnaie. A chaque fois, d’anciens hôtels canoniaux ont disparu.

Comme la grande banque de la rue du Dôme vint couronner l’îlot reconstruit du Temple Neuf, c’est aussi une banque qui paracheva la transformation des alentours de Saint-Thomas. Tout le côté nord de la place Saint-Thomas en fut transformé et ceci devint cela :

Strasbourg - Caisse d’Épargne place Saint-Thomas
La nouvelle Caisse d’Épargne des Salomon, aux 9 et 10 place Saint-Thomas

Il y avait là, depuis des siècles, deux demeures fameuses : à droite le Römer, à gauche le Hanekrote. Évidemment, comme la plupart des bâtisses aux alentours, elles ont vu défiler en leurs murs pittoresques des sommités du protestantisme et de l’Université.

On dit qu’un coq de pierre ornait sa toiture. Mais je ne pense pas l’avoir connu. En ces lieux, au coin de la place Saint-Thomas et de la rue Salzmann, mais certainement dans des murs encore plus anciens, vécut en 1389 Jacques Twinger de Koenigshoffen, notaire impérial. Nous en avons récemment parlé ensemble, en évoquant la rue qui porte son nom.

Strasbourg - Avant la Caisse d'épargne, l'hôtel Zum Hanekrote (Koerttgé)
Zum Hanekrote, côté cour – Eau-forte de Koerttgé (membre du Kunschthaafe)

Le Hanekrote se distinguait par une toiture extrêmement pentue couvrant son aile en retour sur la rue Salzmann.

Appartenant depuis la Réforme au chapitre de Saint-Thomas, la demeure était destinée aux professeurs. On y vit loger Jean Herrmann, fondateur du Musée d’Histoire naturelle. Ou encore André Jung, bibliothécaire de la Ville, qui mourut heureusement assez tôt pour échapper au spectacle de l’incendie de son domaine en 1870.

Quant à la parcelle voisine, celle qui fait le coin avec la rue des Cordonniers, elle abritait elle aussi un petit havre de paix pour érudits.

Le premier d’entre eux fut Wolfgang Capito, Köpfel de son vrai nom. D’abord prêtre catholique, il a épousé les idées de Luther en 1524. C’est lui qui fit basculer tout le chapitre de Saint-Thomas à la Réforme. C’est lui aussi qui obtiendra des autorités municipales la suppression complète de la messe catholique en 1530. Heureusement, il s’effacera progressivement devant Bucer, réputé moins intransigeant.

Plus tard, nous retrouvons à la même adresse Jean-Daniel Schoepflin, dont nous avons raconté récemment le quai et l’école.

Plus tard, au XVIIIe siècle, ce furent les Schurer père et fils, physiciens et professeurs à l’École d’Artillerie (n’oublions pas que j’étais artilleur !) qui prirent le relais.

Je sors un peu du cadre, parce que le Sturmhof existait encore à ma mort. Mais comme je trouve dommage que votre époque l’ait détruit sous prétexte qu’il était trop difficile à transformer en résidence étudiante, je me permets quand même de vous le montrer.

Cette magnifique demeure était située derrière le Römer et le Hanekrote et donnait à la fois sur la rue Salzmann et la rue des Cordonniers. Jean Sturm l’avait habitée à partir de 1555 et lui avait laissé son nom. Heureusement que l’on n’a pas tenu le même raisonnement pour l’hôtel des Boecklin de Boecklingsau place Saint-Etienne (votre FEC)…

Cette fois, la Fondation Saint-Thomas vend les parcelles des Römer et Hanekrote à la Sparkasse, la Caisse d’Épargne de Strasbourg. Implantée dans la capitale alsacienne depuis 1834, elle avait son siège jusqu’alors au 10 de la rue des Écrivains, dans un bâtiment austère et sans doute un peu étriqué, qui deviendra de vos jours une annexe du lycée Fustel de Coulanges. L’institution bancaire fait détruire les vénérables hôtel canoniaux en 1902 et confie la construction d’un nouveau siège à Émile et Henri Salomon.

Deux des quatre enfants d’Émile Salomon ont suivi les pas de leur père, comme mon fils Auguste a suivi les miens, mais sur deux voies différentes. Albert, l’aîné, s’est formé aux Beaux-Arts, à Paris, et a décidé de travailler en Franche-Comté, puis à Belfort. Henri, né en 1876, suit les cours de la Technische Hochschule de Karlsruhe, avant de revenir en France seconder son père.

Sont-ce les idées d’Henri, typiques de cette génération de la Revue alsacienne illustrée à laquelle appartient aussi Auguste ? Ou bien l’affaire du Haut-Koenigsbourg qui a hérissé les membres de la Société pour la conservation des monuments historiques d’Alsace dont Émile est secrétaire ?

Toujours est-il que le “style Salomon” change radicalement pour ce nouveau bâtiment qui sera à la fois le siège de la Caisse d’Épargne et un immeuble de rapport. Jusqu’ici marqué par les références françaises dont il est un ardent promoteur, Salomon adopte ici une manière qui veut rappeler la Renaissance alsacienne.

Faire renaître la Renaissance alsacienne

On y retrouve beaucoup des caractéristiques de la Neubau de Hans Schoch à la place Gutenberg. Mais aussi les frontons à volutes de la maison Lauth sur laquelle Salomon a travaillé. Et, évidemment, les fenêtre à meneaux, les oriels d’angle et de façade si nombreux à Strasbourg. Seulement, à vouloir tout mettre à la fois…

Comme à la Neubau, la structure horizontale est scandée de pilastres, un peu moins travaillés sur la Caisse d’Épargne, mais aussi ornés de têtes sculptées assez amusantes.

La réaction des architectes alsaciens

Pour mieux saisir ce qui se joue ici, il n’est pas inutile de se remémorer l’école du Dragon construite dix ans plus tôt par Johann Karl Ott, et dont nous avons récemment parlé, ou encore la Kleine Metzig de la rue de la Haute-Montée, imaginée en 1900 par le même Ott et Gustav Oberthür.

Strasbourg - Petites Boucheries
1900 : Les Petites Boucheries, de Gustav Oberthür et Johann Karl Ott, exemple de picturalisme historicisant.
Strasbourg - Caisse d’Épargne 1903
1903 : la nouvelle Caisse d’Épargne de Salomon, père et fils, annonciatrice du Heimatstil.

Aux références à la Renaissance germanique imposées par les autorités et leurs “sympathisants”, les architectes alsaciens voulaient opposer ce que l’on appellera le Heimatstil. Il s’agissait de réagir contre l’exaltation d’un Vaterland (patrie) imposé par un Heimat (petite patrie) choisi.

Même les jeunes architectes allemands que mon fils Auguste appréciait, tel Fritz Beblo, s’engouffreront dans ce “régionalisme”, avec plus ou moins de bonheur. Nous en avions évoqué un exemple avec les Bains municipaux. Un autre émergera, à peine la Caisse d’Épargne terminée, et tout proche : l’école Saint-Thomas, dont nous parlerons la semaine prochaine.

Jusqu’aux moindre détails

Comme toujours avec Émile Salomon – et son fils Henri en reprendra l’habitude -, tout est dessiné, jusque dans les moindres détails. Très souvent, ces derniers ont un sens, comme la ruche, symbole du travail et de l’économie.

Strasbourg - Caisse d'épargne - Linteau avec ruche
La ruche figurée au linteau de la porte de la rue Salzmann (AW)

La porte d’entrée principale, monumentale, se voit couronnée des fameux obélisques à refends. On les retrouvera aussi dans les boiseries de la salle de réunion, aquarellées tout comme les fauteuils, les chaises, les armoires…

La Caisse d’Épargne, Salomon et les alentours de Saint-Thomas

Peut-être trouvez-vous la Caisse d’Épargne un peu lourde néanmoins ? Parvient-elle à dialoguer avec son environnement ? Sans doute le grès choisi est-il un peu sombre et participe-t-il à une certaine pesanteur de l’ensemble ?

Et finalement, avec le recul de votre époque, que pensez-vous du sacrifice de tous ces hôtels canoniaux ? Auriez-vous porté un regard différent sur certaines de ces bâtisses qui apparaissaient alors comme de vieilles masures ?

Toujours est-il qu’une part importante des possessions du Chapitre autour de Saint-Thomas ont été modifiées, détruites, transformées, rebâties. Salomon a construit de beaux édifices et essayé de les inscrire dans leur environnement. Mais avec son langage architectural, celui de mon époque.

Le débouché de la rue des Cordonniers sur la place Saint-Thomas, avec l’oriel d’angle de la Caisse d’Epargne (AW)

Chaque époque s’interroge sur ses apports à la ville et sur la façon dont elle préserve son patrimoine. La mienne aussi. La ville-musée ne peut résister à des impératifs d’hygiène, de sécurité, de logement, de rentabilité aussi… Et bientôt, le bel hôtel de la Monnaie, comme l’hôtel du Dragon avant lui, cèdera sa place à une école moderne !

Comme une plume

Antoine Wendling, biographe rédacteur

Références pour les alentours de Saint-Thomas à Strasbourg :
Toujours l’incontournable et précieux https://www.archi-wiki.org
Et celui des Archives de la Ville et de l’Eurométropole de Strasbourg : https://archives.strasbourg.eu/
Adolphe Seyboth : Strasbourg historique et pittoresque
Véronique Umbrecht : Émile Salomon (1833-1913), Architecte de la reconstruction à Strasbourg après 1870 – Revue d’Alsace
Véronique Umbrecht : Les Salomon, une famille d’architectes alsaciens aux XIXe et XXe siècles – Metacult
Georges Foessel : Strasbourg, panorama monumental – Contades
Roger Forst : Il était une fois Strasbourg – Coprur

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