Ou le fantôme de la Pfalz
Pendant quelques années, Adélaïde et moi avons habité au 9 place Gutenberg, l’appartement du 3e étage, là où vous voyez la flèche rouge. C’est là que notre petit Auguste est né, en 1863.
Mais ce n’est pas la seule raison qui m’a fait aimer cette place. Elle était agréable, pleine de verdure, si proche de notre Cathédrale et environnée de belles constructions. Surtout, je ne me lassais pas d’imaginer, depuis ma fenêtre, les fantômes du cœur administratif et politique de Strasbourg.
Pour celles et ceux qui ne me connaissent pas encore,
je suis Antoine Wendling, architecte strasbourgeois né en 1828.
Je raconte dans ces pages quelques souvenirs de ma vie professionnelle ou familiale dans la capitale alsacienne que j’ai tant aimée.
En suivant ces liens, vous pouvez mieux nous connaître, moi et ma petite famille.
La place Gutenberg
Elle en a porté des noms, cette place centrale, à la croisée de la vénérable Strata superior — la Grand’Rue — et de l’axe menant de l’ancien port et de sa Douane à la Pfenningsthurm, sur l’actuelle place Kléber.
À l’époque où j’y habitais, j’étais conducteur de travaux pour la Ville et j’aimais me plonger dans les plans anciens qui me fascinaient.
Il y avait eu là une ancienne église Saint-Martin avec son cimetière. Puis ce fut le Marché-aux-Herbes pendant longtemps. Il fut question de l’appeler Place Royale, avant qu’elle ne se nomme plus modestement place de l’Hôtel de Ville en 1786. Que la Révolution transforma évidemment en place de la Maison Commune, puis en place de la Révolution. On la baptisa même, de façon cocasse, place Martin en 1796 ! L’Empire lui rendit son nom de Marché-aux-Herbes. Enfin, en 1840, on décida d’y rendre hommage à Gutenberg, à l’occasion du 400e anniversaire de sa venue.
Pendant trois jours, les festivités se succédèrent. Mes parents m’y avaient emmené, de Willgottheim, puisque papa participait à un des innombrables défilés… Mais j’étais loin de me douter que j’habiterais une de ces maisons quelques années plus tard.
Toujours est-il que, dans mes fouilles de futur architecte curieux, les traces de bâtiments disparus trouvées sur les vieux plans me titillaient…
La Pfalz
Elle aurait dû se trouver devant mes fenêtres, me boucher la vue vers les Grandes Arcades… Mais elle avait été rasée 80 ans plus tôt. Je l’ai manquée de peu finalement !
À sa place se trouve désormais… rien en fait. Si, l’entrée compliquée et laide de votre parking sous-terrain, en face de la banque CCF. Un silo à automobiles à la place du bâtiment civil le plus prestigieux que Strasbourg ait connu…
Construite en 1321, c’était le siège administratif de la ville impériale libre de Strasbourg.
Cet impressionnant bâtiment gothique abritait le Magistrat, c’est-à-dire les institutions exerçant le pouvoir exécutif, législatif et judiciaire de la Ville : conseil des XIII, conseil des XV et conseil des XXI.
On dit que les deux escaliers extérieurs desservant l’édifice permettaient aux deux familles les plus puissantes de la ville, les Zorn et les Mullenheim, de ne pas se croiser.
On a dit aussi que le petit bâtiment accolé à la grande Pfalz était en fait l’ancienne chapelle du cimetière Saint-Martin situé juste à côté, et rehaussée d’un étage.
En tout cas, ces frontons à créneaux, ces tourelles d’angles, les fenêtres à meneaux donnaient fière allure à l’ensemble.
Quand l’architecte Blondel fut chargé, vers 1760, d’« embellir » et d’aligner les façades de Strasbourg, on se rappela que « gothique » avait un sens primitif de barbare. Et on abattit la vénérable Pfalz. Un bon siècle plus tard, sous prétexte de Heimatschutz, on reconstruisait du néo-gothique ou des pignons à redents. Vanité des vanités…
La Chancellerie et la Monnaie
Autour de la Pfalz, c’est une véritable centre administratif de gouvernement qui s’est peu à peu construit.
La Chancellerie
Derrière la Pfalz, entre la rue des Serruriers et l’actuelle rue Gutenberg, se dressait le bâtiment de la chancellerie. On n’en sait pas grand-chose, sinon qu’il a été construit après 1460 pour désengorger un peu la Pfalz. Il abritait la salle d’audience de l’Ammeister, les archives judiciaires, l’État civil et le secrétariat de la Ville. Des galeries reliaient les bâtiments.
On dit que le sculpteur Nicolas van der Leyde en avait conçu le portail, paraît-il remarquable. Mais seules deux têtes, et peut-être un buste, ont été conservés.
Agrandie en 1569, la Chancellerie subit un grave incendie en 1686 et ne sera jamais complètement réparée. Beaucoup d’archives de la Ville disparurent à cette occasion.
Au moment de la destruction de la Pfalz, en 1780, les restes de l’édifice abritent encore de nombreux services municipaux, surtout dans le domaine financier. Mais les révolutionnaires sonneront l’hallali en 1789, en même temps qu’ils saccageront le Neue Bau voisin.
La Monnaie
C’était un petit édifice de deux étages, construit en 1508. Il adoptait le style de la Pfalz voisine, avec son pignon à redents et son clocheton central rappelant les tourelles d’angle de sa grande sœur.
L’Hôtel de la Monnaie venait s’insérer dans l’espace entre les Grandes et les Petites Arcades. Vous connaissez encore les Grandes. Mais les Petites ont disparu au fur et à mesure que les maisons se réalignèrent, à la suite de la reconstruction de la pharmacie de la Vierge en 1812. Je n’imaginais pas, alors, que mon gendre Jean Muller la reprendrait un jour !
La façade principale, donnant vers la place, s’ornait d’une horloge parée de deux statues d’environ 1m50. Le chevalier en armure sonnait les quarts d’heure, tandis que la mort faisait de même pour les heures à l’aide d’un os. Charmant. On a pu longtemps admirer ces œuvres conservées à la Bibliothèque, jusqu’à la destruction de celle-ci lors des bombardements de 1870.
Le Neue Bau
Il a été mon voisin bien des années, puisque nos fenêtres donnaient juste dessus. Commencée en 1582 comme annexe de la Pfalz, sa construction n’a pu être envisagée qu’après la destruction de l’église Saint-Martin qui se trouvait là jusqu’en 1529. « Notre » maison elle-même, qui devait dater de 1550, n’a pu être bâtie qu’après que l’espace a été dégagé.
Le Neue Bau rompt complètement avec les bâtiments administratifs gothiques qui l’entourent. C’est la Renaissance florentine qui s’invite dans le gouvernement de la Ville, et avec brio ! De chez moi, je pouvais détailler toutes les sculptures, tous les décors, et apprendre à mon petit Paul la différence entre les ordres antiques. Il avait appris par cœur, de haut en bas, dorique, ionique, corinthien !
Un pont, enjambant la rue des Serruriers, reliait le Neue Bau à la Pfalz et à la Chancellerie. Un vrai complexe gouvernemental !
J’aimais rêver depuis la fenêtre de notre Stub, en lisant le livre de Piton, au tableau de la place d’antan :
C’étaient nos graves sénateurs, portant la chaîne d’or et le médaillon aux armes de la ville sur leurs poitrines, enveloppés de leurs amples manteaux noirs, tous ayant la large épée au côté et allant siéger à la Pfaltz ; les avocats, plaideurs, hommes d’affaire, relégués des parvis de la cathédrale par une ordonnance du sénat, qui se disputaient les causes judiciaires ; les soldats de la ville, lansquenets indisciplinés se battant pour toute cause, bien différents des troupes de nos jours ; la bourgeoisie portant casque et cuirasse, hallebarde, glaive et massue d’armes, toujours prête à voler au combat quand le beffroi retentissait du haut de la cathédrale. A tout ce peuple, dont le costume était si pittoresque par la variété des couleurs et des étoffes brillantes, par la richesse du luxe, se mêlaient des Chartreux, des Dominicains, des Antonites, des Augustins, des Clarisses, des Béguines et tous les ordres monastiques vêtus de bure blanche, noire et grise.
Frédéric Piton, Strasbourg illustré, 1855
À la destruction de la Pfalz, le Neue Bau devint Hôtel de Ville… pour quelques années seulement. Là comme à la Chancellerie, les révolutionnaires saccagèrent l’ensemble. Qui fut vendu en 1795.
Restauration et agrandissement
Heureusement, la Chambre de Commerce et d’Industrie racheta l’ensemble en 1808 et effectua les grosses réparations nécessaires.
Et j’ai eu le privilège d’assister à l’agrandissement de l’édifice, en 1868, avec l’ajout de quatre travées le long de « ma » maison et surtout d’une aile complète donnant sur la rue de l’Arbre Vert. Allez voir : vous aurez du mal à repérer la suture, pourtant évidente sur la photo ci-contre.
Projets fous pour Gutenberg
Au cours de ses tribulations, et particulièrement entre 1760 et 1810, la place échappa encore à toutes sortes de projets visant à « moderniser », aligner et rationaliser… Heureusement ils ne virent pas le jour.
On sait que l’architecte Blondel avait eu pour mission, dans les années 1760, d’embellir Strasbourg. Dans la perspective de la destruction de la Pfalz, il avait proposé un nouvel Hôtel de Ville qui devait trôner sur une nouvelle Place Royale, soit dans l’axe nord-sud, soit perpendiculairement, en détruisant le Neue Bau.
De même que son gigantesque projet d’aménagement de la place d’Armes (place Kléber) se réduisit finalement à la seule Aubette faute de moyens, ce projet resta sans suite.
Plus tard, en 1802, Boudhors y alla de sa proposition, avec un projet à l’esthétique… colossale ?
Enfin, on imagina l’implantation d’une salle de spectacle exactement sur l’emplacement de la Chancellerie et de la Pfalz, donc très enclavée dans un espace qu’on s’était ingénié à dégager jusque là.
Si, par bonheur, aucun de ces projets tellement étrangers à l’environnement ne sortit de terre, le vénérable Fischbrunnen qui ornait depuis des siècles l’angle entre la place et la rue du Vieux-Marché-aux-Poissons ne résista pas à la mode normative. Elle dépassait, perturbait la circulation. Donc on la supprima.
Une place Gutenberg du commerce
Il faisait bon vivre sur cette place verdoyante, bordée de commerces de toutes sortes, à deux pas de tous les marchés imaginables de denrées alimentaires. Et puis mon cher ami et beau-frère Camille Schauffler y tenait une belle maison de négoce de tissus. Il avait épousé une sœur d’Adélaïde, Marie-Antoinette, et la petite famille logeait au-dessus de leur commerce, au 5 place Gutenberg. Nous étions voisins. Adélaïde et sa sœur se retrouvaient au pied de nos immeubles, chez les marchandes de fleurs, et laissaient gambader les petits, notre Auguste et ses cousins, Théodore né en 1864 et Maria en 1866.
Il fallut hélas la quitter un jour, la famille devant s’agrandir ! Lors du désastre de 1870, nous avions déménagé au Fossé des Tanneurs. Mais miraculeusement, la place Gutenberg fut très peu touchée par les bombes prussiennes qui tombèrent pourtant tout autour !
C’est peut-être pour cela que la place eut l’insigne honneur, que dis-je, la joie et le privilège de recevoir la visite de sa majesté impériale Guillaume II en 1891. Je n’y habitais plus, donc ce n’est pas moi qui ai pavoisé mes anciennes fenêtres. Et je ne suis pas sûr que la liesse de la foule représentée par Max Lieber ait été aussi spontanée et exubérante…
Par contre, 74 ans plus tard, les bombes américaines n’eurent pas la même mansuétude… Mais c’est ma petite-fille Jeanne qui vous en parle maintenant.
La place Gutenberg bombardée
Je suis Jeanne Muller-Wendling, née en 1891, petite-fille d’Antoine, et déjà veuve de René Siebert. Mon mari nous a quitté brutalement en 1937, me laissant élever seule nos trois chères filles.
Le 11 août 1944, tandis que nous étions annexés pour la seconde fois de ma vie, un bombardement américain fit de très gros dégâts tout près de chez nous, dans la rue du Noyer. Comme nous avons
eu peur ce jour-là, tandis que, depuis notre cave, nous entendions le fracas des bombes à cinquante mètres… En ressortant de nos abris, nous avons pu constater que le cataclysme s’était aussi largement abattu sur le secteur de la place Gutenberg, de la rue des Hallebardes ou de la rue Mercière.
Si la Chambre de Commerce avait été miraculeusement épargnée, il n’en allait pas de même pour l’immeuble de 1810 du CCF, tellement ruiné qu’il faudra entièrement le rebâtir.
De l’autre côté de la place, les abords de la rue des Hallebardes avaient terriblement souffert, surtout du côté droit. La Quincaillerie centrale, notre Schwovelade, n’était plus que décombres. L’ancien magasin du grand-oncle Schauffler était endommagé mais tenait toujours debout.
Au travers de son histoire riche et mouvementée, la place Gutenberg a subi bien des vicissitudes, s’est toujours relevée, plus ou moins renouvelée… mais elle n’a jamais retrouvé le prestige qui était le sien comme centre gouvernemental de la cité.
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