Je me suis laissé dire qu’elle a été — qu’elle est toujours — un phare pour des générations d’étudiants. Mais ce n’était pas du tout le cas à mon époque ! D’ailleurs elle ne s’appelait même pas comme cela. Lorsqu’elle est sortie de terre en 1885, la Gallia de Strasbourg s’appelait Germania. Très peu de temps après l’Université, elle a constitué un apport majeur pour la Neustadt à naître. Le signal d’une orientation architecturale, aussi, qui ne me réjouissait guère…

Pour celles et ceux qui ne me connaissent pas encore,
je suis Antoine Wendling, architecte strasbourgeois né en 1828.
Je raconte dans ces pages quelques souvenirs de ma vie professionnelle ou familiale dans la capitale alsacienne que j’ai tant aimée.
En suivant ces liens, vous pouvez mieux nous connaître, moi et ma petite famille.
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La porte des Pêcheurs
La nouvelle ville ou Neustadt, la ville allemande, se construit sur et au-delà des fortifications dessinées par Specklin et reprises par Vauban.
Lorsque vous fortifiez Strasbourg, vous avez beau faire, il y a deux points faibles : l’entrée de l’Ill dans la ville et sa sortie. À l’entrée, les Ponts couverts puis le barrage Vauban jouèrent leur rôle de sentinelle. La sortie était gardée par de puissantes tours et tout un système de portes. À gauche, dans le sens du courant, la Tour dans le Sac, grosse tour ronde, s’élevait à peu près à l’angle du quai Koch et de l’avenue de la Marseillaise.

Histoires de fortifications

Cette gravure montre une vue d’oiseau depuis l’Île Sainte-Hélène. Tout à droite, c’est la Tour dans le Sac. La rivière est simplement barrée d’obstacles en bois. Au départ, la porte des Pêcheurs, de l’autre côté de l’eau, est un simple passage dans le mur d’enceinte. En 1476, on construit la haute tour à toiture pentue. Et en 1541, on surmonte la porte d’une deuxième tour, moins haute, qui sera pourvue d’une herse. Plus loin, on aperçoit le couvent Saint-Nicolas-aux-Ondes, situé sur la place qui garde son nom.

Les Portes des Pêcheurs


Au fil du temps et des modifications apportées aux défenses de la ville, il fallait en fait franchir plusieurs portes des Pêcheurs lorsqu’on venait de l’extérieur de la ville. La porte extérieure, datant de l’époque napoléonienne et surmontée des aigles, était située devant le bastion que l’on aperçoit sur le plan-relief ci-dessous, à peu près en face du pont de l’Université actuel. On tombait ensuite sur la porte moyenne, établie par Vauban, ornée d’un fronton armorié. Vous pouvez l’imaginer au coin formé par le quai du Maire Dietrich et la place de l’Université.


Enfin, on arrivait aux anciennes tours qui avaient perdu leurs toitures avant 1840. Le haut de la grosse tour carrée, dont vous apercevez encore les fondations dans le mur de soutènement du quai du Maire Dietrich, avait été transformé en observatoire. Il fut assez utile en 1870.
La transformation des fortifications en quai du Maire Dietrich
En moins poétique — mais vous remarquerez que l’allumeur de réverbère est à son poste —, cela ressemblait plutôt à cela :

A gauche, le rempart filait jusqu’à l’Esplanade et à la Citadelle. Avec un petit redressement et force alignement, le nouveau Nikolaus Ring, qui deviendra boulevard de la Victoire, suivra la direction générale de cet ancien rempart.
Nouvelles frontières
Nous l’avons déjà évoqué ensemble, la majeure partie du plan d’extension de la ville, ce que l’on appellera la Neustadt, s’étendra vers le nord-est, à la place des anciens remparts, de leur glacis, et bien au-delà. Sur le plan de Jean Geoffroy Conrath, les terrains en rouge appartiennent à la Ville. Une des premières constructions à émerger, vous le savez, c’est le nouveau Palais Universitaire.


Construit à partir de 1878, c’est l’oeuvre d’Otto Warth, navire amiral du nouveau campus imaginé par Hermann Eggert.

Genèse de la Germania / Gallia
Évidemment, toutes sortes d’investisseurs – vieux-allemands comme alsaciens – se doutent du prestige des terrains libérés par la Ville et qui entourent le nouveau complexe universitaire.
Dans un paysage encore en friche, la société d’assurances sur la vie Germania de Stettin jette son dévolu sur l’emprise qu’occupait notre porte des Pêcheurs, ses octrois, dépendances et remparts.
Vue Germania

Collège Saint-Etienne
Bâtiments du collège Saint-Étienne construits en 1860
Chapelle Saint-Etienne
Chapelle du collège Saint-Etienne dont la nef a été privée de sa tour-porche
Magasin de bois
Magasin de stockage de bois à l’emplacement de l’actuel ESCA
Caserne des Pêcheurs
Caserne des Pêcheurs, emplacement des futurs Bains municipaux
Caserne Saint-Nicolas
Grande caserne Saint-Nicolas, actuel lycée Jean-Rostand
1 avenue de la Forêt-Noire
1 avenue de la Forêt-Noire, construit en 1881 par Kuder
3 avenue de la Forêt-Noire
3 avenue de la Forêt-Noire, construit en 1882 par Otto Back
Palais Universitaire

Palais Universitaire, construit par Otto Warth de 1879 à 1884
Institut de Chimie

Institut de Chimie, construit par Hermann Eggert de 1878 à 1882
Institut de Physique

Institut de Physique, construit par Hermann Eggert de 1878 à 1881
Institut de Botanique

Institut de Botanique, construit par Hermann Eggert de 1880 à 1882
Chantier de la Germania
Chantier de la Germania
2-3-4 place de l’Université

2-3-4 place de l’Université, construits de 1882 à 1884 par Kirschenbauer et Seufert
1 et 3 rue Grandidier

1 et 3 rue Grandidier, construits en 1882 par Gustave Petiti
Vue aérienne sur l’ancienne Porte des Pêcheurs
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Sur cette extraordinaire photo qui doit dater de 1883 ou 1884, vous voyez les échafaudages du chantier du nouveau bâtiment. Vous situez Stettin ? C’est une ville de Poméranie prussienne, revenue de vos jours à la Pologne sous le nom de Szczecin. On est tout de même à plus de 900km de Strasbourg, distance considérable en 1880 ! Comme on pouvait s’y attendre, cette société d’assurances sur la vie, qui devait gérer de gros capitaux, fait appel à des architectes prussiens, associés dans un cabinet berlinois, Karl von Grossheim et Heinrich Josef Kayser.

Les architectes de la Germania / Gallia

Avant la guerre, Kayser et von Grossheim ont travaillé pour August Orth, auteur d’un des plans d’extension de la Neustadt de Strasbourg. Ils se font surtout connaître en obtenant un deuxième prix au concours pour le nouveau Reichstag de Berlin en 1872. Au départ, leur style s’inspire plutôt de la Renaissance italienne. Le succès aidant, ils ouvrent des succursales à Düsseldorf et à Bonn notamment.


A partir des années 1880, ils s’engouffrent dans la mode “Renaissance germanique” qui commence à faire fureur dans le Reich. Ils puisent leur inspiration dans des châteaux de Silésie et de Saxe. On l’a déjà dit, il s’agit d’exalter les racines germaniques d’une architecture qu’on imagine commune de l’est à l’ouest du nouveau Reich.


Dans leur production, “notre” Germania s’intercale entre la gare de Berlin-Westend et la Bourse de Libraires de Leipzig. Plus tard, leur manière s’infléchira vers le néo-classique et le néo-baroque.

Les plans de la Germania / Gallia
Tandis que la nouvelle Université puise ses racines architecturales dans la Renaissance italienne, comme une bonne partie de la future Kayserplatz, alors que le quai des Pêcheurs tout proche aligne des maisons souvent anciennes et alsaciennes, Grossheim et Kayser optent, les premiers, pour cette néo-Renaissance germanique totalement étrangère à la ville.

En face, les façades sagement classiques du quai Koch offrent, là encore, un contraste saisissant… La société d’assurances veut visiblement marquer les esprits avec ce grand bâtiment qui, outre ses bureaux strasbourgeois, comportera des commerces, un restaurant et de vastes appartements prestigieux de six à huit pièces !
Plans et coupe de la Germania / Gallia – Kayser et von Grossheim
La distribution des appartements autour de petites cours intérieures assure un éclairage de toutes les pièces, mêmes les plus reculées. Chaque appartement est équipé d’une cuisine, d’une salle de bain et parfois d’une douche, de toilettes séparées. Cela n’allait pas de soi à l’époque, nous en avons déjà parlé. Le système des cours secondaires permet de desservir les logements par un escalier principal et par un escalier de service.
Le chantier de la Germania / Gallia
Le chantier démarra en 1883, avec des moyens colossaux. Les immenses échafaudages supportaient des rails permettant la translation de quatre chariots élévateurs. Ils laissaient aussi entrevoir la hauteur importante qu’atteindrait l’édifice.
Le soubassement en grès jaune des Vosges, avec ses bossages pseudo-rustiques que je n’appréciais guère, dialogue avec des briques de Siegersdorf.

Tout fut achevé en 1885 et, rapidement, les espaces trouvèrent preneurs.

Outre le restaurant et la brasserie donnant sur la place de l’Université, des commerces très divers s’y établirent : un marchand de produit coloniaux, une boulangerie, un coiffeur, un tabac… Sur le Nikolausring, votre boulevard de la Victoire, on trouvait encore une pharmacie-droguerie ainsi qu’un médecin. Quant aux dix-huit appartements, ils firent essentiellement le bonheur d’officiers supérieurs, de hauts-fonctionnaires ou de professeurs d’université.
Le style de la Germania / Gallia
Je sais bien que les goûts et les couleurs… Mais on avait vraiment l’impression qu’une folie des bords de la Baltique s’était échouée sur les rives de l’Ill. Un record d’oriels, sans doute, de toutes les sortes, des tourelles, des échauguettes, des flèches, des lancettes, des ferronneries… Il n’aura pas échappé à votre regard finement acéré que la Gallia, de vos jours, est privée de nombre de ses ornements, parmi lesquels son fronton central, disparu lors des bombardements de 1944.
Au risque de vous surprendre, je le regrette ! C’est un peu comme si notre ancien professeur Louis Pasteur avait appliqué ses travaux sur l’asepsie à cet édifice un peu délirant. Mais du coup, il perd de son sens ! Sans doute aurait-il fallu le restaurer à l’identique de sa conception, par respect pour le travail de ses architectes d’abord. Mais aussi pour assumer ce style néo-Renaissance germanique qui fait partie de l’histoire de la ville et de la Neustadt.

On pourrait passer du temps à détailler tous les ornements de ces orgueilleuses façades, sans perdre de vue qu’ils étaient bien plus nombreux encore. L’immeuble de la Germania était certes un investissement, une opération immobilière de prestige, mais aussi une affirmation de la puissance d’une société d’assurances prussienne.


Le 3, boulevard de la Victoire
Conjointement à la construction de la Germania, Kayser et von Grossheim érigent l’immeuble voisin, dans le même style, en 1885. C’est toujours la société Germania qui est propriétaire. J’avoue ne pas avoir compris les raisons de la séparation de cette entité du grand complexe voisin. Les deux communiquent par leur cour commune.


Si l’inspiration néo-Renaissance germanique est comparable, elle est ici déclinée de façon moins ostentatoire. Le rez-de-chaussée et le premier étage, assez massifs, presque militaires, utilisent du grès rose, tandis que les étages supérieurs, parés d’un gros oriel, alternent deux couleurs de briques.

Dans la cour, une vaste dépendance accueille des écuries. Et Max Issleiber, l’architecte en charge de la construction de l’Institut de Géologie tout proche, loge pendant le chantier au quatrième étage.
Rayonner à partir de la Gallia / Germania
Je vous propose, pour terminer, une courte promenade de trois-cents mètres, un arc de cercle dont l’épicentre serait la Gallia / Germania. Elle vous prendra cinq minutes, en flânant.

L’axe impérial
Notre point de départ se situe sur le Universitätbrücke, votre pont d’Auvergne. C’est un pont d’une ambition folle, une des plus belles réussites de Johann Karl Ott. Il l’a achevé en 1892. Nous sommes face à l’emblématique église Saint-Paul, de style néo-gothique, construite de 1892 à 1897 par Louis Muller. Un quart de tour sur notre droite nous ouvre la perspective vers la nouvelle Université, inspirée de la Renaissance italienne, et les grands immeubles éclectiques qui l’entourent.


Demi-tour et c’est tout l’axe impérial qui se découvre, avec le Kayserpalast de Eggert au fond, dont les travaux se sont déroulés entre 1883 et 1888 et qui dit s’inspirer “librement” de la Renaissance italienne. A droite, la fière silhouette de l’immeuble néo-gothique de Gottlieb Braun, achevé en 1898, fait face à la villa Lücke, néo-palladienne, et aux majestueux immeubles néo-classiques de Lender, déjà achevés en 1882 et qui bordent le quai Koch.

la villa Lücke à gauche et l’immeuble néo-gothique de Braun à droite.
En empruntant ce dernier, notre regard est désormais attiré par l’orgueilleuse Germania / Gallia et son imposant rappel de la Renaissance germanique.
Face à la Gallia / Germania

En arrivant à hauteur du Pont Royal, nous apercevons les pignons Renaissance alsacienne de la villa Marzolff et les colombages de la maison directoriale de la Höhere Mädchenschule, le lycée des Pontonniers, que Ott et Oberthür ont achevées en 1903. Un coup d’œil sur notre droite et nous retrouvons le style néo-gothique du massif Hôtel des Postes, terminé par Bettcher en 1899.


Achevons notre déambulation au milieu du Pont Royal, d’où nous découvrons la rotonde des Bains Municipaux imaginés par Fritz Beblo en 1905. Il y revendique, comme à l’école Saint-Thomas, la fin des historicismes et les principes architecturaux du Heimatschütz.

Vous vous rendez compte ? En quelques mètres, tout le programme architectural de la Neustadt défile sous vos yeux au travers de quelques édifices majeurs. Les Strasbourgeois de l’époque ont parfois adoré, souvent détesté… Mais pour l’architecte que j’étais, quel extraordinaire terrain d’expérimentations ! Et mon fils Auguste vous racontera bientôt la construction, une vingtaine d’années après ma mort, du dernier mastodonte du secteur : le palais de l’ESCA.
Comme une plume
Antoine Wendling, biographe rédacteur
Faites de votre vie,
de leur vie, un livre !
Références pour les alentours de Saint-Thomas à Strasbourg :
Toujours l’incontournable et précieux https://www.archi-wiki.org
Et celui des Archives de la Ville et de l’Eurométropole de Strasbourg : https://archives.strasbourg.eu/Foessel, Klein, Ludmann et Faure : Strasbourg, panorama monumental – Mémoire d’Alsace
Roger Forst – Il était une fois Strasbourg – Coprur
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