Je me suis laissé dire que l’opéra de Strasbourg allait bientôt fermer ses portes pendant quelques années. Il s’agirait de mettre cet édifice bicentenaire à vos normes de sécurité et de le transformer quelque peu. Bicentenaire… à peu près comme moi ! C’est donc l’occasion pour nous d’en évoquer la genèse et, plus largement, de parler un peu de cette si belle place Broglie dont il ferme l’extrémité Est.
Pour celles et ceux qui ne me connaissent pas encore,
je suis Antoine Wendling, architecte strasbourgeois né en 1828.
Je raconte dans ces pages quelques souvenirs de ma vie professionnelle ou familiale dans la capitale alsacienne que j’ai tant aimée.
En suivant ces liens, vous pouvez mieux nous connaître, moi et ma petite famille.
Aujourd’hui, nous nous concentrerons surtout sur l’environnement du nouveau théâtre de la Ville. Dans un prochain article, nous aurons l’occasion de parler du reste du Broglie, des beaux hôtels de sa partie Sud, des maisons plus modestes du côté Nord.
Le Marché-aux-Chevaux
Dès le début du XIIIe siècle, avec la deuxième extension de la ville, l’espace de l’actuelle place Broglie (dites, au passage, je n’ai pas besoin de vous rappeler qu’on devrait dire Breuil, n’est-ce pas ?) est consacré au commerce de chevaux. On le voit sur le plan Morant, c’est une vaste place toute en longueur, qui va du chevet des Dominicains jusqu’au canal du Faux-Rempart.
Dans sa partie Est, celle qui nous intéresse aujourd’hui, elle est alors délimitée par le couvent Sainte-Claire, qui deviendra l’Arsenal, la porte des Juifs et le grenier d’abondance.
Tournois et carrousels
Au XIVe siècle, de somptueux tournois y sont organisés, où la noblesse d’empire affronte la chevalerie alsacienne. Lors du tournoi du 12 septembre 1390, on reconnait ainsi les Andlau, les Boecklin ou encore les Zorn de Bulach, dont les descendants jouent encore, à mon époque, un grand rôle dans la vie politique locale.
De façon plus pacifique, mais non moins prestigieuse, les carrousels remplacent ensuite les tournois, sur cette place toujours dédiée au cheval. Piton relate notamment celui de 1632.
Promenade et fêtes
Plus tard, après la construction de l’hôtel de Hanau-Lichtenberg, on transforma la place en agréable promenade en 1740. Elle était plantée de quatre rangées d’arbres quand je l’ai connue. On avait partiellement couvert l’immonde Fossé-des-Tanneurs qui longeait toute la place avant de se jeter dans le canal. On le devine sur le plan Morant. Et vous pouvez toujours en voir la trace du débouché à côté du pont du Théâtre.
D’abord entourée d’un muret, la promenade fut ensuite délimitée par une grille basse. On la baptisa promenade Broglie, du nom de son commanditaire, le gouverneur d’alors. C’était charmant. Une trentaine d’année plus tard, on adopta le même principe pour la promenade de Contades un peu plus loin.
En 1848, le dimanche 16 avril, jour des Rameaux, j’ai pris part à la grande fête du bicentenaire du rattachement de l’Alsace à la France. N’en déplaise aux esprits ronchons, et malgré les excès de 1848, je me sentais pleinement républicain et heureux d’être français.
Dès 6 heures du matin, dans une ville pavoisée, les cloches sonnent à toute volée. À dix heures du matin, les tambours de la garde nationale battent le rappel, et les unités de la garde nationale prennent place aux emplacements qui leur sont réservés. Vers onze heures les corps de la garnison, précédés par leurs musiques, les rejoignent. Bientôt c’est le tour des enfants des écoles, des députations d’ouvriers, des sociétés démocratiques, des délégués des différentes communes du département. Tout le monde chante, crie : Vive la République !
Courrier du Bas-Rhin
Jeune commis-architecte, je m’apprêtais à donner deux ans de ma vie à cette jeune République, comme engagé volontaire au 5e régiment d’artillerie, sous les ordres de… Pierre Boudhors, commandant de la place de Strasbourg et fils de l’architecte dont nous parlerons tout à l’heure.
Naissance d’un théâtre
Nous avons récemment parlé ensemble du Poêle de la Mauresse, dans la rue du Vieux-Marché-aux-Poissons, dont la salle de spectacle du premier étage accueillait volontiers concerts et spectacles amateurs.
Pour les troupes professionnelles, la ville se divisait un peu en deux, reflet de sa double culture. Les troupes allemandes, appréciées par les strasbourgeois “de souche”, se produisaient habituellement rue des Drapiers. La corporation éponyme y avait fait bâtir une belle salle qui devint, après 1821, une synagogue.
Baraque de bois
Quant aux premières représentations des auteurs tels que Molière ou Racine, elles furent données par la troupe du Dauphin au Maurerhof, le Poêle des Maçons, qui se situait à l’emplacement de l’actuel hôtel du Préfet. Après son incendie, les maçons se replièrent au Munsterhof, rue des Juifs. Mais on obtint l’autorisation de construire une grande baraque en bois sur le Marché-aux-Chevaux, destinée au spectacle français dont les officiers et la noblesse étaient friands.
Le 21 novembre 1700, on y donna le Tartuffe ainsi qu’une comédie mêlée de musique, dans une salle dont on promettait qu’elle serait bien chauffée. “On ne la chauffa que trop, car elle devint la proie des flammes,” comme le narre Piton.
Magasin de fourrage
On transforma alors en salle de spectacle, dès 1701, le grand magasin de fourrage que l’on voit très bien sur le plan-relief de 1727, au-delà des arbres. On aperçoit aussi le Fossé-des-Tanneurs qui passe à sa droite, et que l’on pouvait enjamber grâce à quelques passerelles.
Mais cette transformation se voulait une solution de fortune. Le bâtiment était mal pratique, et surtout disgracieux devant le tout nouvel hôtel que le prêteur royal Gayot s’était fait construire par Massol en 1755.
Alors on projeta d’autres emplacements : à la place du grenier d’abondance…
Ou encore en face du café Bauzin, à gauche de l’Hôtel de Ville. Ou même au bout de la rue de la Mésange, après destruction de son dernier pâté de maisons.
En attendant, si provisoire qu’elle soit, la salle accueille des célébrités, comme Rousseau, venu assister à la générale de son Devin du Village en 1765. Ou encore la toute récente Dauphine Marie-Antoinette en mai 1770.
Son frère Joseph II, de passage incognito à Strasbourg, y entendra le Barbier de Séville de Beaumarchais et La Fausse Magie, un opéra de Grétry.
Incendie
Finalement, le 2 mai 1800, le sort se chargea de mettre fin aux tergiversations. A la suite d’une représentation du Petit Poucet, la grange aménagée s’embrasa.
La municipalité n’avait dès lors plus le choix : il fallait se résoudre à doter enfin Strasbourg d’un théâtre digne de ce nom.
Le nouveau théâtre
Projets
Au départ, on voulut s’inspirer des projets laissés par deux architectes plus ou moins fameux. D’abord le Nîmois Pierre Michel d’Ixnard, élève de Blondel, dont le chef-d’œuvre était la gigantesque basilique néo-classique de Saint-Blaise, en Forêt Noire. Vous ne connaissez pas ? Il faut aller la découvrir ! C’est monumental et tout à fait surprenant. Et tout près de Strasbourg.
Et le Strasbourgeois Valentin Boudhors, architecte de la Ville en 1800, dont nous avons déjà vu tant et tant de projets (non aboutis) au Contades, place Gutenberg, près de Saint-Pierre-le-Jeune…
La première pierre est posée en 1804. On a retenu comme emplacement le fond du Marché-aux-Chevaux, tout près du canal — la porte des Juifs ayant été détruite —, et confié les travaux à l’ingénieur Camille Robin. Mais celui-ci s’est visiblement mal débrouillé avec le budget prévisionnel qui gonfle tant que les autorités municipales décident de confier le projet à Valentin Boudhors, pourtant controversé.
Pierre Valentin Boudhors
Reprenant les travaux en 1808, Boudhors produit une série de plans encore plus coûteux que les précédents.
C’était ambitieux, très antique, on avait même les frises du Parthénon en prime ! Plus sérieusement, les quatre façades avaient le mérite de présenter un aspect très homogène et abouti. S’ensuivirent d’homériques querelles d’architectes qui ne firent que retarder l’avancement des travaux.
Nicolas Jean Villot
C’est finalement Nicolas Jean Villot, successeur de Boudhors en 1810, qui conduira le projet. Nous l’avons déjà croisé comme auteur de la très réussie Halle aux Blés du quai Kléber. Il est secondé par Camille Robin.
Il faut attendre 1818 pour que le projet définitif de façade soit réalisé. Outre le style néo-classique, le point commun entre les projets initiaux et le plan définitif est le monumental péristyle à colonnes. Villot en a retenu six, ioniques, et il commande six statues de muses à Landolin Ohmacht pour les coiffer. On lui devait déjà le monument Desaix, place de la Bourse.
Une des originalités du plan Villot réside dans cet avant-corps d’accueil du public. Il dessine deux toitures séparées, qui se confondent à une certaine distance idéale.
Par rapport au projet Boudhors, il ménage aussi une plus grande part à l’espace scénique. La scène est inclinée de la même façon, mais les cintres et les fosses sont plus vastes. Évidemment, c’est la salle à l’italienne qui est retenue : le spectacle est autant dans les loges que sur scène ! On ne parle pas encore, à cette époque, des conceptions révolutionnaires de Wagner…
Finalement, le 23 mai 1821, le « Théâtre Français » (et non plus « Théâtre Napoléon » comme prévu à l’origine) est inauguré avec, de nouveau, La Fausse Magie de Grétry. Après une première réfection en 1831, l’arrivée du gaz et un don généreux de Louis Apfel permettent, en 1854, un agrandissement et une transformation de la salle qui prend son apparence actuelle.
La nouvelle promenade du Broglie
La façade arrière du Théâtre – Lithographie de Sandmann, vers 1840 / Photo 2024 AW
La promenade du Broglie était désormais fermée et achevée par le nouvel édifice, entouré de l’Arsenal à sa gauche et du grenier d’abondance à sa droite. Il restait à couvrir puis à assécher le Fossé-des-Tanneurs, ce qui fut fait en 1840.
Un charmant kiosque ponctuait la perspective, installé là vers 1860. Il migra vers le Contades, où vous pouvez toujours l’admirer, pour faire place à une chose aquatique que nous évoquerons tout à l’heure.
Le désastre de 1870
Au cours du terrible siège de 1870, dont nous avons déjà si souvent parlé ensemble, les bombes prussiennes ravagèrent le théâtre. C’était le 10 septembre. Alors même que naissait notre petite Marie… Dix jours plus tard, la préfecture devait connaître le même sort. Comme vous le savez, j’étais ensuite intervenu dans la reconstruction de cette dernière, comme conducteur de travaux de la Ville. Nous en avions « profité » pour visiter les ruines du théâtre. Quelle tristesse…
La reconstruction du Théâtre
Soucieux d’effacer au plus vite les traces du conflit dans une ville qui leur appartenait désormais, les Allemands font reconstruire très rapidement l’édifice à l’identique. Jean-Geoffroy Conrath, un de mes patrons, était à la manœuvre. Le désormais « Théâtre impérial concédé à la Ville de Strasbourg » rouvre ses portes en 1873.
Heureusement, la municipalité reprend la main en 1888 et charge son nouvel architecte, Johann Karl Ott, de procéder à un agrandissement de l’institution.
À ce moment, les premiers édifices de la nouvelle place impériale, juste en face, commençaient à sortir de terre : le palais impérial, le Landesausschuss, la bibliothèque universitaire… Sans doute a-t-on trouvé la façade arrière de Villot un peu raide, austère, comme perspective Sud de cette vitrine de la puissance gouvernementale. Alors Ott imagina une semi-rotonde monumentale, assez réussie. Elle ne dénature pas le Théâtre quand on le regarde de la place Broglie ; elle se fond mieux avec les nouveaux bâtiments de la place impériale, votre place de la République.
Et on avait échappé au pire ! Est-ce dans les multiples projets d’aménagement des abords de la future place impériale ? Ou justement en vue de cet agrandissement du Théâtre en 1888 ? Toujours est-il qu’un collègue m’a montré ces planches qui ont manqué de me faire suffoquer !
Évidemment, avec de telles extensions et, visiblement, une cage de scène beaucoup plus haute, il est probable que les travaux à faire à votre époque auraient été moins lourds et moins coûteux…
En sortant de l’Opéra…
Louis Apfel avait légué sa fortune à la Ville pour y soutenir des œuvres artistiques, et notamment la rénovation du théâtre. Un autre avocat, Sigismund Reinhardt fit de même, mais à la condition que son legs serve à l’érection d’une fontaine.
L’œuvre était monumentale, le sculpteur, Hildenbrand, très talentueux et renommé. La faute à mon classicisme ? Je n’étais pas emballé par le déhanché curieux du « Père Rhin », sous les droites et dignes statues des muses…
Surtout, je vous laisse juge de ce que les spectateurs du Théâtre avaient sous leurs yeux en sortant du spectacle… Il y eut forcément des réactions de toutes sortes, teintées du légendaire humour alsacien, toujours prompt à railler les fautes de goût germaniques. Et cela faisait la joie de mes vieux jours !
Dans une structure de plus de 200 ans, et malgré les transformations, il est assez logique que les impératifs d’espace et de sécurité d’un opéra moderne soient questionnés.
À partir de 2026, et pour trois saisons (au moins), les activités de l’opéra seront donc délocalisées au Sängerhaus, votre Palais des Fêtes, ce très bel édifice dont j’ai vu la construction et que nous évoquerons très bientôt.
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Comme une plume
Antoine Wendling, biographe rédacteur
Faites de votre vie,
de leur vie, un livre !
Frédéric Piton : Strasbourg illustré, 1855
Strasbourg, panorama monumental – G. Foessel, J.-P. Klein, J.-D. Ludmann et J.-L. Faure – Mémoire d’Alsace
Le site de l’Opéra du Rhin : https://www.operanationaldurhin.eu/fr
Toujours l’incontournable et précieux https://www.archi-wiki.org d’où viennent certaines illustrations
Le site des Archives municipales : https://archives.strasbourg.eu/
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