Nous reprenons notre promenade sur la place de la Gare, à Strasbourg, tandis qu’elle est en train de naître, dans les années 1870-80. Quelques immeubles dédiés à l’industrie ou au commerce s’en sont partagé les premiers emplacements avec les pionniers de l’hôtellerie. De plus ambitieux projets vont maintenant exploiter ce riche filon.

Pour celles et ceux qui ne me connaissent pas encore,
je suis Antoine Wendling, architecte strasbourgeois né en 1828.
Je raconte dans ces pages quelques souvenirs de ma vie professionnelle ou familiale dans la capitale alsacienne que j’ai tant aimée.
En suivant ces liens, vous pouvez mieux nous connaître, moi et ma petite famille.
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Les grands hôtels de la place de la Gare

Il faut bien avoir conscience que tout cet espace — donc du 7 au 14 place de la Gare — était encore à bâtir en 1882. À l’exception d’un immeuble de la rue Kuhn faisant le coin et dont nous reparlerons.
Alors, avec la mise en service de la gare en 1883, la fièvre hôtelière est subitement montée.
L’hôtel National – (actuel hôtel Ibis Budget) – 13 place de la Gare

C’est Oscar Fépoux, un entrepreneur des Vosges, qui demanda dès 1875 l’autorisation de construire sur cette belle parcelle un grand immeuble en pierre de taille.
Même si les travaux traînèrent au départ, cet édifice au classicisme haussmannien que j’appréciais s’éleva fièrement sur la place en 1883 et devint l’hôtel National, géré par monsieur Ostermann, puis par monsieur Heim qui le garda très longtemps.
Beaucoup plus tard, en 1906, on entendit à nouveau parler d’Oscar Fépoux. Mais il s’agissait cette fois du fils, né en 1873 à Strasbourg, qui avait tragiquement péri dans le naufrage du sous-marin qu’il commandait, le Lutin, au large de Bizerte.
Je ne suis pas sûr que le pauvre monsieur Fépoux père aurait été enchanté que son bel immeuble devienne de vos jours un établissement bon marché…

L’hôtel Pfeiffer – (actuel Grand Hôtel) – 12 et 11 place de la Gare

Celui-là allait devenir un des plus beaux établissements de la place de la Gare à Strasbourg.
Au départ, Julius Rauschert — toujours lui (voir épisode 1) — possède là un immeuble de rapport, au coin entre la rue Kuhn et la rue Militaire des Payens. Il l’a construit dès 1874. Il y loge son frère aubergiste, entre autres officiers et fonctionnaires.
Le dessin d’origine de Rauschert est très simple, presque minimaliste. Flairant, avec la mise en service de la gare, une bonne opération, l’entrepreneur revend son immeuble à un hôtelier, monsieur Pfeiffer. Pour compenser, Rauschert bâtit une extraordinaire maison au boulevard de Nancy, un peu plus loin.
Agrandissement et transformation
En 1886, Pfeiffer fit l’acquisition d’une étroite bande de terrain à droite de son hôtel. Elle servait jusque là de passage vers l’Eden-Theater de ce chenapan de Bruckmann. Nous l’évoquerons plus loin. Pfeiffer demanda alors à August Koch de prolonger son bâtiment sur cette partie.
Mais ce sont finalement Küder et Müller qui procédèrent, en 1893, à la transformation et à l’agrandissement de l’hôtel. Plus tard, ils construiront le Palais des Fêtes, le Sängerhaus, dont nous avons déjà parlé. La petite façade à deux fenêtres rajoutée à droite est plus démonstrative que prévu. Elle permet à l’hôtel Pfeiffer d’exister visuellement à côté du grand projet qui sort de terre juste à côté.
Les travaux prévoient aussi de rajouter une vaste salle à manger, construite dans la cour, mais en premier étage, sous une vaste véranda à verrière. L’ensemble est alors un des plus prestigieux de la place de la Gare à Strasbourg.

L’empire Brückmann
Georges Brûckmann était un entrepreneur talentueux et touche-à-tout. Il possédait alors un des principaux lieux de spectacle de la ville, l’Eden-Theater, situé sur un vaste terrain compris entre la rue Thiergarten et la place de la Gare.
Plus tard, il ouvrira aussi les Variétés de Strasbourg, rue du Jeu des Enfants, cabaret très apprécié des fêtards, mais beaucoup moins de l’auguste clergé de la paroisse Saint-Pierre-le-Vieux voisine ! En 1899, c’est lui qui fera construire le monumental hôtel Continental, au Vieux-Marché-aux-Vins, dont nous avons déjà parlé.
Le Rheinischer Hof – (actuel Arok Hôtel) – 7 et 8 place de la Gare

Nous avions déjà rencontré Auguste Brion (père). En 1886, il s’était bâti la joli villa du 72, allée de la Robertsau. Mon petit-fils René la racheta beaucoup plus tard et y coula des jours heureux, je crois.
Un peu plus tôt, en 1883, Brion construit pour lui-même un bel immeuble classique, assez richement orné, notamment avec ses pilastres colossaux qui encadrent les ouvertures doubles du milieu de la façade. Très rapidement, le bâtiment confié en gérance à un hôtelier, monsieur Herrmann, qui en fait le Rheinischer Hof.
En 1892, Georges Brückmann, propriétaire du terrain mitoyen, demande à Marcel Eissen la construction d’un grand immeuble de rapport dont le style s’apparente à celui de Brion : mêmes pilastres à chapiteaux corinthiens, ouvertures doubles, balcons filants au dernier étage…
A votre époque, un hôtel occupe les deux bâtiments.
L’hôtel Terminus-Gruber – (actuel hôtel Ibis)
Alors, évidemment, c’est la cerise sur le gâteau ! Le coup de maître de Georges Brückmann ! Face à la nouvelle gare, en plein centre de la place, construire un palace sur ce qui servait de jardin à l’Eden-Theater… Associé à une centaine d’actionnaires, avec la brasserie Gruber en location-gérance, il confie la conception de l’ensemble à Marcel Eissen, à nouveau.
Une centaine de chambres, un restaurant et une Bierhalle opérés par Gruber, sous une vaste rotonde à verrière, l’accès à l’Eden-Theater, l’avant-corps monumental couronné d’une noble toiture convexe, inhabituelle à Strasbourg… L’ensemble avait fière allure, soyons honnêtes.


Et juste derrière la rotonde du restaurant, vous imaginez la scène de l’Eden-Theater, temple de l’opérette allemande, éclairé par 2000 becs de gaz… Il faudra que nous en reparlions.
Cela peut sembler curieux de mêler hôtel et salle de spectacle, n’est-ce pas ? Mais il s’est produit la même chose à l’hôtel-théâtre de l’Union, quai Kellermann, que nous évoquerons bientôt.

l’hôtel National, le Pfeiffer et le Terminus (Hamm)
Hôtel St Gotthard – Central – Tandem – 2 place de la Gare

Sigmund Mayer est donc le dernier à acheter une parcelle constructible. Elle avait été occupée un temps par l’atelier d’un tailleur. Mais son potentiel, depuis la mise en service de la gare, était trop grand ! Mayer demande donc à l’architecte autrichien Andreas Ess la construction d’une Doppelhaus. Il avait déjà beaucoup travaillé rue Schwendi et construira ensuite, en 1897 je crois, l’hôtel Monopole rue Kuhn.
Il y a ici du classicisme et des références discrètes à la Renaissance italienne. Beaucoup plus fines, en tout cas, que dans l’immeuble que construisait en même temps son fils, Eduard Ess, pour les frères Lévy au numéro 14. Mais ils pouvaient se saluer d’un chantier à l’autre.
Très longtemps, l’emprise de l’hôtel ne fut que partielle. Mayer lui-même habitait le bâtiment, de même que d’autres locataires. Cette situation perdura au-delà du rachat et de la transformation par la banque Staehling-Valentin. Oui, rappelez-vous, la banque qui s’était installée dans son somptueux siège du Vieux-Marché-aux-Vins.


Ainsi, en 1893, dix ans après l’inauguration de la gare, son décor était mis en scène. Sur le front d’un quartier plutôt modeste s’élevaient de beaux édifices. L’ensemble, certes hétéroclite, avait quand même fière allure. Et l’offre hôtelière de la ville avait sans doute doublé ! Surtout si l’on tient compte des établissements qui s’ouvrirent aussi dans les rues Kuhn et du maire Kuss, nous en reparlerons.
Mais justement ! Si vous êtes attentifs et observateurs, vous avez repéré un bâtiment plus petit, en plein milieu de la carte postale, au coin de la rue du maire Kuss…
L’hôtel d’Alsace – actuel hôtel Vendôme – 9 place de la Gare
C’est l’hôtel d’Alsace, construit en 1887, une élégante petite adresse, très discrète. Trop, peut-être, face aux mastodontes qui l’entourent désormais…
Mais le parvis de la gare était bien joli, avec sa verdure et ses jets d’eau…

Dessiner la place de la Gare à Strasbourg
Parce que j’en vois déjà venir quelques-uns, les habitués du “c’était mieux avant”… Mais cette place verdoyante et arborée n’a pas résisté vingt ans au développement de la circulation automobile et à la multiplication des lignes de tramways.
Dès 1913, juste avant ma mort, on résolut de transformer le tout ! Les quelques dessins qui suivent se passent de commentaires, mais montrent à quel point l’organisation d’un espace d’échanges de modes de transports n’était pas chose aisée !
Propositions pour l’aménagement de la place de la Gare à Strasbourg en 1913 (AVES)
Et encore dix ans plus tard, on projeta de changer encore… Regardez la place laissée aux arbres !
Dans mes rêves les plus fous, je me disais qu’on arriverait à faire passer les tramways en sous-terrain… ou les voitures… Mais du coup, vous ne pouvez plus planter grand-chose au-dessus ! C’est un peu la quadrature du cercle : il faut bien amener les gens à leur train, à pied, à bicyclette, en voiture, en tramway, en autobus.
La place de la Gare bombardée

Je suis Nicole, l’arrière-petite-fille d’Antoine. Je ne l’ai jamais connu puisqu’il est mort en 1914, tandis que je suis née en 1927. Mais sa fille Marie, grand-maman, nous en a tant parlé…
Le 25 septembre 1944, deux mois avant notre libération, eut lieu un des plus terribles bombardements, parmi ceux qui se sont abattus sur Strasbourg durant cette période si détestable.
Il était à craindre que, en cherchant à détruire les installations ferroviaires de Bischheim, les bombes alliées se perdent aux alentours. La place de la Gare, à Strasbourg, paya son tribut.

Des victimes et de lourds dégâts
C’était un lundi matin, vers 10h30. Comme je venais d’avoir 17 ans, j’étais contrainte de travailler pour le RAD, le Reichsarbeitsdienst. Heureusement, mon amie Nicole Riegert m’avait trouvé une place dans une chemiserie du Neudorf, à l’écart des militaires et du parti. Ce jour-là, en revenant du travail, terrorisée à l’idée de l’état dans lequel j’allais trouver la maison, j’ai aperçu quelques cadavres dans les rues…
J’allais faire ma rentrée à la Friederiken Schule, comme les nazis nommaient le lycée des Pontonniers. Avant de pulvériser le beau gymnase du lycée dont Antoine vous a parlé récemment, les bombes se sont abattues sur les quais de la gare, fauchant beaucoup de voyageurs qui attendaient leurs trains. La pauvre dame qui tenait le kiosque à journaux de la place de la Gare y périt brûlée vive. Et les grands hôtels de la place, le Terminus, le Pfeiffer, le National furent éventrés et comptèrent de nombreuses victimes. L’Eden-Theater n’était plus que ruines.
Il y eut beaucoup plus de morts que lors du bombardement du 11 août. Pourtant, ce dernier m’avait nettement plus terrifiée tellement il était proche de la maison, laissant la rue du Noyer dévastée.
Une reconstruction discutable
On prit la décision de reconstruire l’hôtel National à l’identique. L’architecte René Haug s’en acquitta entre 1951 et 1954.
Par contre, pour tout l’espace compris entre la rue Kuhn et la rue du maire Kuss, soit les deux maisons de l’hôtel Pfeiffer et le monumental hôtel Terminus, on choisit la « modernité » : une vaste façade unique, légèrement incurvée, dans le style de ce qui est reconstruit aussi rue du Noyer, sobre et fonctionnel, monolithique.

Alors certes, des parements de grès donnent un peu de couleur à l’ensemble, évitant l’aspect grisâtre des immeubles de la rue du Noyer. Mais quand même… En fait, ce sont deux architectes différents qui opèrent pour les deux hôtels : René Haug pour le Pfeiffer, qui devient l’hôtel Star ; Oscar Burger et Charles Treiber pour l’hôtel Terminus, désormais propriété de la brasserie Gruber.

Et le chantier, débuté en 1950, va traîner en longueur jusqu’en 1954, notamment pour des différences de niveau entre les faitages de toitures, pourtant visibles sur les plans…

Cette photo est précieuse. Elle montre le gros œuvre achevé et la différence entre les deux bâtiments. On y voit aussi que les travaux de reconstruction de l’hôtel National n’ont pas encore débuté. Sur la droite, on se rend compte des trous béants encore présents dans la rue Déserte. À l’arrière, la carcasse de l’église Saint-Jean se dresse à côté de l’église provisoire qui servira encore près de 15 ans.
Quant à la verdure…
L’hôtel Vendôme
Mais on constate aussi que le joli petit hôtel d’Alsace a résisté aux bombardements. Il se dresse encore, plus petit que jamais, au coin de la rue du Maire Kuss, écrasé par la masse du nouvel immeuble.
Il ne fallut que quelques années pour que la tentation de la rentabilité remplace le petit établissement de trois étages par un immeuble moderne deux fois plus haut, l’hôtel Vendôme.
Avec des édifices si hauts à sa lisière, la rue du maire Kuss, qui paraissait déjà étroite — il faut se rappeler qu’elle n’était pas destinée à déboucher sur une gare à l’origine —, devient carrément étriquée.
Je laisse grand-papa Wendling conclure.
Cent-quarante ans que la nouvelle gare est entrée en service… Vous vous rendez compte de l’évolution de son parvis, cet espace qui, à l’origine était juste l’arrière d’un bastion ? La place de la Gare à Strasbourg a peut-être connu son apogée vers 1900, bordée de ses palaces, verdoyante et élégante. On peut regretter son évolution. Mais elle est aussi le reflet des drames de l’histoire, de l’évolution des transports et de la société. Néanmoins, la place reste le sas d’entrée dans la ville. On peut toujours améliorer son aspect, sa propreté, son agencement…
Au fait, les autres places de Strasbourg en amphithéâtre ? Oui, bien sûr ! La place de Haguenau et la place de Bordeaux, devant les portes de Pierre et de Schiltigheim, de vos jours disparues.
Comme une plume
Antoine Wendling, biographe rédacteur
Faites de votre vie,
de leur vie, un livre !
Références pour la place de la Gare de Strasbourg :
Toujours l’incontournable et précieux https://www.archi-wiki.org
Et celui des Archives de l’Eurométropole : https://archives.strasbourg.eu/
Richard Seiler : Objectif Strasbourg – La Nuée Bleue
Patrick Hamm : Strasbourg, mémoire d’une ville à travers ses cartes postales – Signe
Christian Lamboley : Strasbourg Tramway – Contades
L’hôtel des Vosges : https://hoteldesvosges-strasbourg.com/
Hôtel Le Bristol : https://www.hotel-strasbourg.com/
Le Mercure Centre Gare
L’hôtel Tandem : https://hotel-tandem.fr/
L’hôtel Vendôme : https://www.hotel-vendome.com/
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