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Sainte-Madeleine à Strasbourg

ou la prémonition de Kandersteg

Antoine Wendling
Antoine Wendling en 1904

Pour celles et ceux qui ne me connaissent pas encore,
je suis Antoine Wendling, architecte strasbourgeois né en 1828.
Je raconte dans ces pages quelques souvenirs de ma vie professionnelle dans la capitale alsacienne que j’ai tant aimée.
En suivant ces liens, vous pouvez mieux nous connaître, moi et ma petite famille.
L’histoire de Sainte-Madeleine, paroisse de la Krutenau, nous a touchés bien involontairement ma famille et moi…


Savez-vous que l’église Sainte-Madeleine était la dernière église gothique construite à Strasbourg ? Sa première pierre a été posée en 1475, en présence de Jean Geiler de Kaysersberg. À l’origine, il s’agissait d’un couvent de pénitentes, c’est-à-dire d’anciennes prostituées, initialement installé au Waseneck (entre la porte des Juifs et le Contades), déplacé à la Krutenau pour des raisons militaires. L’édifice ressemblait très fort à Saint-Jean. Et il est lié à l’histoire familiale pour des raisons que Marie vous expliquera.

Ancienne église Sainte-Madeleine - Strasbourg - Aquarelle de Cointet
Une procession des orphelins devant Sainte-Madeleine, aquarelle de Cointet
Le bâtiment tout à gauche existe toujours, de même que l’ancien grenier à grain, avec le toit pointu à gauche de l’église.

Le couvent Sainte-Madeleine

Donc, en 1225, cinq jeunes strasbourgeoises fondent un premier couvent Sainte-Madeleine, destiné à accueillir les « filles repenties ». Comme il est situé hors de l’enceinte fortifiée et que l’on craint la menace des troupes bourguignonnes de Charles le Téméraire, les autorités municipales demandent son démantèlement et son déplacement à l’intérieur des remparts. Le « nouveau » couvent vient donc se blottir tout contre le rempart sud, le long du fossé des Orphelins, comme on le voit sur le plan-relief ci-dessous.

L’église d’origine formait le côté nord du quadrilatère dessiné par les bâtiments conventuels. Des jardins bordaient l’ensemble et fournissaient à manger aux sœurs et aux orphelins. Comme à Saint-Jean, puisqu’il ne s’agit pas d’une église paroissiale, le clocher est remplacé par un petit clocheton. Le porche d’entrée vient un peu buter contre une grosse bâtisse, mais une large place s’ouvre ensuite devant l’orphelinat, jusqu’à la rue Sainte-Madeleine.

En 1533, l’église accueille le premier synode protestant de Strasbourg. Ensuite, la Révolution passe évidemment par là et les bâtiments conventuels sont transformés en magasins militaires.

En 1835, la Ville rachète les bâtiments et y installe l’Hospice des Orphelins et la Maison des Enfants trouvés. Les jardins du couvent disparaissent en grande partie lors du percement de la rue Schickelé qui part du quai des Bateliers et rejoint la rue du même nom en contournant le chevet de l’église.

L’intérieur était très beau, avec une nef toute simple, au plafond plat, comme à Saint-Jean, bordée de la galerie des sœurs, ajourée d’ouvertures ouvragées.
Un retable ornait le fond du chœur et la paroisse avait fait construire, en 1894, un grand orgue par le facteur Koulen, dans un majestueux buffet néo-gothique de Klem. Il remplaçait le Silbermann de 1713, vendu à Lampertheim à la Révolution, puis le Sauer de 1815.

Juste avant le siège de 1870, on inaugure l’école Sainte-Madeleine, à la place de la grosse bâtisse en face du porche d’entrée de l’église. C’est mon collègue Jean-Geoffroy Conrath qui la conçoit avec, chose originale pour l’époque, de larges baies vitrées en façade, apportant des flots de lumière dans toutes les salles de classe.

La prémonition de Kandersteg

Marie Muller-Wendling
Marie Muller-Wendling

Je m’appelle Marie Muller-Wendling. Je suis la fille d’Antoine.
Ce que je vais vous raconter va vous surprendre… et me surprend moi-même. Mais c’est ce que j’ai vécu.
En août 1904, nous étions en vacances, mon mari Jean et moi, avec nos enfants Jeanne et René, à Kandersteg, dans l’Oberland bernois. Mon père vous l’a dit dans son dernier article, le développement du chemin de fer nous faisait voyager de plus en plus. Et la Suisse était un petit havre de paix que nous fréquentions d’autant plus volontiers que Jean avait fait ses études de pharmacie à Zürich.
Cette année-là, la canicule était terrible, étouffante… Et vous savez combien Strasbourg peut être pénible par fortes chaleurs.

Alors, trouver des températures un peu plus respirables à 1200 m d’altitude n’était pas pour nous déplaire.
Nous étions descendus au Grand Hôtel et, dans la nuit du 5 au 6 août, il m’arriva une chose étrange : je sentis véritablement une main glacée me saisir le poignet, tandis qu’une voix me disait : « Il y a un terrible incendie à Strasbourg. Ton père sera chargé de l’expertise. Mais ce sera dangereux. Préviens-le. »

Était-ce un songe ? Une prémonition ? Ma défunte maman, disparue 4 ans plus tôt, qui s’adressait réellement à moi ? Au matin, je télégraphiais à Auguste de veiller sur papa.

L’incendie de Sainte-Madeleine

Auguste Wendling
Auguste Wendling

Je suis Auguste Wendling, fils d’Antoine et frère de Marie.
Je suis architecte, comme papa dont je reprends peu à peu le cabinet. La ville de Strasbourg me missionne régulièrement pour des expertises.
Pour être honnête, ce matin du 6 août 1904, la Ville m’a trouvé avant le télégramme de Marie. Il était de toute façon hors de question que papa s’occupe d’un tel chantier alors qu’il avait atteint 76 ans !

Je n’oublierai jamais cette impression de désolation qui m’a serré la poitrine à mon arrivée sur place. Des souvenirs d’enfance des destructions du siège de 1870 ont ressurgi dans ma tête. Je crois bien qu’on n’avait pas vu un tel incendie depuis celui du Temple Neuf.

Non seulement l’église avait entièrement brûlé, mais aussi tous les bâtiments de l’orpheli-nat. Dieu soit loué, les 140 enfants avaient pu être évacués à temps. Tout ce qui était en bois dans l’église était parti en fumée, y compris l’orgue presque neuf. Les vitraux du XVe siècle étaient perdus. On sauva heureusement le reliquaire de cristal contenant la main de Sainte Attale.

Il était fort probable que le feu soit parti des cuisines de l’orphelinat, attenantes à l’église. Notre travail consista à déterminer ce qui pourrait être reconstruit et ce qui était irrémédiablement perdu. Les bâtiments conventuels, hélas, semblaient trop ravagés pour espérer les relever.

Rebâtir Sainte-Madeleine

Un temps, on espéra pouvoir reconstruire l’église à l’identique. Le service d’architecture de la ville dessina des plans en conséquence.

Mais la solution n’était pas satisfaisante. Outre le fait qu’elle ne réglait pas le souci d’écartement entre l’église et la nouvelle école Sainte-Madeleine, la paroisse voulait profiter de la reconstruction pour obtenir davantage d’espace. Un concours fut alors organisé. « Comme souvent, dirait papa. Et remporté par un architecte allemand, comme toujours. »

Projet non identifié, vu de l’arrière
Projet Zimmerle, vers le quai des Bateliers
Projet Zimmerle, vers l’ancienne place
Projet Muller, de face
Projet Muller vu de côté
Projet Muller et Zimmerle de face
Projet Muller et Zimmerle de côté
Projet Oberthur
Projet Backes et Zache
Projet Fritz Beblo
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Strasbourg - Sainte-Madeleine - Projet 1
Strasbourg - Sainte-Madeleine - Projet Zimmerle
Strasbourg - Sainte-Madeleine - Projet Zimmerle
Strasbourg - Sainte-Madeleine - Projet Muller face
Strasbourg - Sainte-Madeleine - Projet Muller coté
Strasbourg - Sainte-Madeleine - Projet Muller et Zimmerle face
Strasbourg - Sainte-Madeleine - Projet Muller et Zimmerle
Strasbourg - Sainte-Madeleine - Projet Oberthur
Strasbourg - Sainte-Madeleine - Projet Backes
Strasbourg - Sainte-Madeleine - Projet Beblo
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C’était curieux et diversifié ! On n’hésitait pas à envisager une église néo-baroque à côté des restes d’un chœur gothique… Mais surtout, vous le voyez, la grande question concernait la disposition : fallait-il construire la nouvelle église à côté de la précédente, en conservant donc l’orientation de la façade principale vers la rue des Bateliers ? Ou au contraire bâtir le nouvel édifice perpendiculaire au chœur gothique, l’entrée principale face au quai des Bateliers ?

Finalement, c’est cette dernière option qui l’emporta, avec le projet d’un jeune architecte : Fritz Beblo.

Fritz Beblo

Beblo était tout jeune ! Élève, lui aussi, de Carl Schäfer à Karlsruhe, il venait de succéder à Karl Ott comme architecte en chef de la Ville. À 36 ans ! Vous connaissez forcément très bien une de ses premières réalisations à Strasbourg : les Bains municipaux. Qui étaient assez réussis, je dois avouer. Papa aimait moins.

Beblo était un adepte du Heimatschutz. Cette « défense de la patrie » revêtait, sous l’annexion, une dimension politique discutable puisqu’elle visait à souligner la germanité de l’Alsace, en utilisant tous les leviers artistiques et culturels, dont l’architecture. C’est ce qui nous valut la création du Musée Alsacien, par exemple. Mais ce courant impliquait aussi un refus de l’éclectisme qui avait tant marqué les bâtiments construits depuis 1870, avec du « néo » à toutes les sauces.

Les alentours de Sainte-Madeleine, c’est quelque chose ! Il y a de tout, dans un joyeux désordre. C’est particulièrement frappant lorsqu’on compare les quais de Strasbourg. Les quais Nord (quai Kléber, Sturm, Kellermann…) sont bien alignés, bien rangés. Au Sud, et particulièrement sur le quai des Bateliers, rien ne colle avec rien, ni en termes de style ni en matière d’alignement !

L’église Sainte-Madeleine de 1913

Donc, dans ce quartier où toutes les époques se rencontraient, Beblo prit le parti de ne pas surajouter un style et choisit ce qu’on appellera parfois un Passstück, qu’on aurait tort de traduire par « passe-partout ». Plutôt une architecture de liaison, sorte de trait d’union entre les composantes de l’environnement.

C’est effectivement sobre, disons, même si on est libre de ne pas trop aimer la toiture du clocher, qui me fera toujours penser à un casque allemand… Mais l’intégration du chœur gothique est assez réussie. Surtout, les alentours se dégagent largement et le nouvel édifice peut entrer en résonance avec tout ce qui l’entoure, aussi bien les maisons très anciennes que les réalisations plus récentes.

Cette sobriété extérieure est rehaussée de curiosités : le grand Christ de Marzolff au fronton du transept Ouest, auquel répondent les trois statues du transept Est, bientôt occultée par la construction de la nouvelle école municipale de commerce par le même Beblo.
Et puis ces trois céramiques polychromes qui ornent le portail latéral. Elles donnent brusquement une lecture un peu « Jugendstil » qui surprend et interpelle.

Portail Sainte-Madeleine
Portail latéral avec “Sainte-Madeleine” en haut, entourée de deux anges, céramiques d’Ernest Weber (photo AW)
Sainte-Madeleine - Nef de 1913
Nef de Sainte-Madeleine

Le traitement intérieur m’a beaucoup intéressé. Ce travail très abouti sur les courbes, celles des arcades des bas-côtés, avec leurs caissons répondant à ceux du chœur, la voûte finement nervurée, les fenêtres supérieures en œil-de-bœuf, l’ovale du chœur… Il y avait là une vraie recherche, originale et moderne.

Dessin de Beblo pour la nef
Dessin de Beblo pour la nef

Mais, frilosité du clergé catholique ? Le mobilier pourtant signé Beblo n’allait pas dans le même sens. Le maître-autel, finalement assez différent du projet initial, répond au style Art nouveau du grand orgue de Roethinger, un instrument important, le plus gros de la firme jusqu’alors. Mais la pureté des lignes de la nef et du chœur y perd en peu en lisibilité. Ce n’est qu’un avis !

Sainte-Madeleine mutilée

Qu’il est difficile, pour un architecte, de voir la même église partiellement détruite à deux reprises durant sa vie… Le 11 août 1944, des bombes anglo-américaines tombent sur la nef de Beblo.

Il ne restait plus rien du mobilier. L’orgue se réduisait à un tas de décombres. Il avait duré 30 ans… tragiquement plus durable que le précédent, parti en fumée au bout de 10 ans. Les murs étaient constellés d’éclats de bombes, entièrement à refaire. Mais je ne verrai pas Sainte-Madeleine une nouvelle fois reconstruite en 1961. J’aurai quitté ce monde bien avant. Je ne suis pas sûr que j’aurais apprécié ces murs tout blancs, débarrassés de tout l’appareillage de Beblo qui en faisait le charme…

Strasbourg - Sainte-Madeleine plan-relief
Strasbourg - Sainte Madeleine

Mais, au long des siècles, telle la pénitente de l’Évangile, Sainte-Madeleine se relève même après les pires vicissitudes, et demeure une des communautés paroissiales les plus actives de la Ville.

Comme une plume

Antoine Wendling, biographe rédacteur

Strasbourg, panorama monumental – G. Foessel, J.-P. Klein, J.-D. Ludmann et J.-L. Faure – Mémoire d’Alsace
Il était une fois… Strasbourg – Roger Forst – Coprur
Toujours l’incontournable et précieux https://www.archi-wiki.org
Et celui des Archives de l’Eurométropole : https://archives.strasbourg.eu/

6 réponses à “Sainte-Madeleine à Strasbourg”

  1. Avatar de Keller Clément
    Keller Clément

    Je vous adresse mes félicitations pour le très bel et complet article sur l’église Sainte Madeleine !
    Votre récit comme relaté par les architectes Wendling est passionnant !

  2. Avatar de Antoine Wendling

    Grand merci à vous !

  3. […] par les ouvriers travaillant aux fortifications de Vauban, la population catholique n’a que Sainte-Madeleine comme lieu de culte, hormis la cathédrale. Par un décret royal de 1683, le chœur inutilisé lui […]

  4. […] est alors assisté d’un jeune collègue, dont nous avons déjà souvent parlé (Sainte-Madeleine, Saint-Pierre-le-Vieux), Fritz Beblo, qui prendra sa succession en 1910. Beblo a fait ses études […]

  5. […] Saint-Étienne depuis la tour de Saint-Guillaume. À gauche de la Guldenthurm, on distingue Sainte-Madeleine. Tout à droite, le Zimmerhof. […]

  6. […] Krutenau, écoles et lycées sont transformés en Festungslazarette, à l’image des écoles Sainte-Madeleine et Saint-Louis, du collège Saint-Étienne, des futurs lycées Fustel de Coulanges ou des […]

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