Le 10 septembre 1870… Cette date est le point culminant d’une des périodes les plus paradoxales de ma longue vie. Le 10 septembre 1870, nous étions au milieu de l’interminable bombardement que Strasbourg et ses habitants subirent pendant le siège des armées allemandes. C’est aussi ce jour-là que brûla de fond en comble le si beau théâtre de la ville. Mais, parce que la vie est toujours présente au milieu des décombres, de la douleur et des deuils, notre petite Marie choisit ce même jour pour venir au monde. Comme un symbole de notre Alsace meurtrie et déchirée, sa vie débutait sous les bombes prussiennes et s’achèverait, trois guerres plus tard, peu de temps après la libération de Strasbourg. Née Française, quarante-sept ans Allemande, vingt-neuf ans à nouveau Française…
Pour celles et ceux qui ne me connaissent pas encore,
je suis Antoine Wendling, architecte strasbourgeois né en 1828.
Je raconte dans ces pages quelques souvenirs de ma vie professionnelle ou familiale dans la capitale alsacienne que j’ai tant aimée.
En suivant ces liens, vous pouvez mieux nous connaître, moi et ma petite famille.
Les prémices du désastre
À l’époque, nous habitions au 25 du Fossé des Tanneurs, une rue assez modeste et populaire, en plein centre. L’appartement n’était pas très grand, mais situé dans un joli petit immeuble du XVIIIe. J’étais conducteur de travaux pour la Ville de Strasbourg, une bonne situation pour un fils de maréchal-ferrant de Willgotheim. Nous coulions des jours heureux et Adélaïde était enfin enceinte de notre deuxième enfant.
Bien sûr, nous suivions les développements des tensions diplomatiques entre la France et la Prusse, entre Napoléon III et ce diable de Bismarck. Les dernières années étaient lourdes de nuages annonciateurs de guerre. Les Badois glosaient sur notre prétendue impatience à être enfin délivrés du joug des Welsches. Mais nous étions juste assoiffés de paix, trop certains que notre belle province, éternellement coincée entre les puissances rivales, paierait encore une fois le prix des haines. Allemands, Français… nous l’avions été tour à tour. On parlait alsacien dans nos familles, on m’appelait Franz, ou Anton, aussi bien qu’Antoine. Mais j’étais né Français et je ne voulais ni qu’on m’impose autre chose, ni surtout par une guerre.
Strasbourg, place forte
En 1866, le haut commandement français avait décidé de maintenir à Strasbourg le statut de place forte, au même titre que Metz ou Belfort. Seulement, les fortifications du XVIIe siècle, oeuvres de Specklin puis Vauban enserraient toujours la ville. L’armement de tous ces bastions était disparate et peu performant. Mais on se rassurait en se disant que, si l’ennemi assiégeait, les défenses rempliraient leur rôle et encaisseraient les tirs d’artillerie. C’était s’aveugler devant les progrès de cette dernière…
Même les casernements étaient incapables d’abriter efficacement la garnison cantonnée dans la ville, environ 7000 hommes de l’armée régulière, épaulés par 4000 hommes de la garde mobile.
Le 19 juillet 1870, folie devenue inévitable, la France déclare la guerre à l’Allemagne. Nous savions bien, nous, à quel point nos voisins étaient mieux préparés que nous, plus nombreux, mieux équipés et armés. Pourtant, nous l’aimions notre armée française. Je me rappelle que, le dimanche 24 juillet, le tout Strasbourg se pressait au Polygone, pour admirer le camp des Turcos et leur témoigner de nos sentiments patriotiques. J’y avais emmené Auguste, laissant Adélaïde se reposer. Il était aux anges !
Qu’ils étaient beaux dans leurs uniformes chamarrés ! Désormais, le général Uhrich, nouveau gouverneur de Strasbourg, avait pris le commandement… il n’allait pas tarder à déchanter devant l’impréparation de la “forteresse”.
Le siège de Strasbourg
La terrible défaite de Froeschwiller marque le début du mois d’août. Les badois circulent aux alentours de Strasbourg. L’étau semble se resserrer peu à peu. Le 12, les Allemands s’installent à Schiltigheim, à 2 km de la porte de Pierres…
Le 13, les premiers obus tombent entre le Faubourg de Saverne et le quai Saint-Jean. Un ouvrier de 47 ans, Ulrich, qui transportait des sacs de grains, est blessé à mort. C’est la première victime civile.
Le 15 août était jour de fête de l’empereur. Comme chaque année, mais dans l’angoisse, on pavoise les édifices publics. On défile et on va chanter le Te Deum à la Cathédrale. Mais il n’y aura pas le traditionnel feu d’artifice sur la place Le Nôtre (où se trouve votre Conseil de l’Europe), dans la perspective du pavillon Joséphine. Les badois ont fait sauter le pont de la Robertsau, juste à côté. Et en guise de feu d’artifice en l’honneur de Napoléon III, c’est le début de l’effroyable bombardement qui ne va plus cesser pendant 45 jours.
Strasbourg bombardée
Le général von Werder a pris le commandement du siège. Plus de 60 000 hommes, 400 canons modernes dont nous n’allons pas tarder à connaitre la portée… Et en cadeau de bienvenue, en cette nuit du 15 août, le premier bombardement d’ampleur, bref mais terrifiant. Plus tard, nous apprendrons que les assiégeants voulaient juste “inquiéter” la ville. Tout près, rue du Jeu-des-Enfants, une pauvre femme a les deux jambes coupées en n’en réchappe pas. Nous comprenons rapidement que les canons allemands ne visent pas seulement nos fortifications. Ils tirent délibérément sur la ville et ses habitants. Et ce n’est que le début. Dans la nuit du 18 au 19 août, une bonne partie du quartier de la Cathédrale est touchée. Six jeunes filles du pensionnat de la rue de l’Arc-en-Ciel trouvent la mort.
De 1848 à 1850, j’avais servi comme 2e conducteur à la 2e batterie du 5e régiment d’artillerie, basé à Strasbourg.
C’est donc tout naturellement que je me suis proposé pour rejoindre les rangs de l’artillerie de la garde nationale sédentaire. Nous sommes équipés un peu n’importe comment, mais au moins on a le sentiment de prendre part à la défense de la Ville.
Il y a des batteries allemandes tout autour de Strasbourg. De Kehl à Oberhausbergen, elles dessinent un demi-cercle passant par Schiltigheim, Nieder et Mittelhausbergen. La plupart sont hors de portée de canons français. À partir du 23 août, le cauchemar s’intensifie, ciblant à l’évidence la partie civile de la ville. Nos nerfs sont à vif. Le matin, à l’ultimatum lancé par l’ennemi, succéde une folle rumeur d’arrivée prochaine de l’armée française de Bazaine.
Mais la nuit remet vite les choses à leur vraie place. Le déluge de feu, partout, non seulement dans les faubourgs de Pierre, National, de Saverne, mais aussi place Kléber, au Finkwiller, Grand’Rue… Saint-Pierre-le-Vieux, tout proche, Saint-Thomas, le Temple-Neuf… la ville est en feu. La nuit suivante est encore pire. La Cathédrale est atteinte, ainsi que l’Aubette, la bibliothèque flambe, le Gymnase protestant voisin est en ruines.
Le 24 août, nous sommes affectés au service du bastion 12, devant la Porte de Pierres.
Les aquarelles de la page sont de E. Schweitzer
Pour la chronologie des faits, se reporter à l’excellente page : https://www.fort-frere.eu/la-place-forte-de-strasbourg/son-histoire/siege/
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