Je ne suis pas sûr que vous situiez ce quai d’emblée. Il va de l’église catholique Saint-Pierre-le-Jeune au Palais du Rhin, que je connaissais comme Kaiserpalast. C’est un quai intéressant en tant que lisière de la Neustadt. Et il m’est cher pour une autre raison : j’y ai construit un petit hôtel dont j’étais assez fier. De temps à autre, il faut savoir laisser sa modestie au vestiaire (du Civil-Casino tout proche). Allons assister à la naissance, en cinq ans à peu près, du quai Jacques Sturm à Strasbourg.

Pour celles et ceux qui ne me connaissent pas encore,
je suis Antoine Wendling, architecte strasbourgeois né en 1828.
Je raconte dans ces pages quelques souvenirs de ma vie professionnelle ou familiale dans la capitale alsacienne que j’ai tant aimée.
En suivant ces liens, vous pouvez mieux nous connaître, moi et ma petite famille.
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Repousser les remparts
Rappelez-vous le plan des fortifications de Strasbourg jusqu’en 1870. Juste après la Porte de Pierres, le rempart revenait à angle droit jusqu’au canal, pour suivre ce dernier jusqu’à la porte des Pêcheurs. En avant, le gros bastion du Finkmatt, avec sa demi-lune, devait pallier la faiblesse de cet angle rentrant du rempart.


Auparavant, le rempart longeait l’interminable caserne Finkmatt, dont les austères façades bordaient la rue de la Soupe à l’Eau (désolé, je ne peux pas m’empêcher de la citer). Puis il déclinait ses bastions et redoutes vers l’est.
En face, ce sont les bâtiments de la Fonderie et leurs cheminées aux noires fumées, ceux de l’École d’Artillerie, puis le Théâtre.
Au-delà des remparts, la campagne est ponctuée de rares constructions isolées, autour du Contades par exemple. Plus loin c’est le Tivoli, le Wacken, des lieux de promenades bucoliques et que nous aimions parcourir, jeunes mariés, Adélaïde et moi.
Les plans d’extension de la Neustadt de Strasbourg
C’est ce “terrain de jeu”, au nord-est du canal, qui est confié aux architectes chargés de penser la Neustadt. Orth, par exemple, voulait construire à cet endroit une nouvelle grande synagogue.
Le plan Conrath (mon ex-patron), finalement retenu, ne prévoyait rien de particulier pour cette parcelle 48 qui précède les édifices de la nouvelle place impériale.


Le plan de Conrath esquisse l’articulation des futurs grands axes. On y voit le tracé des anciennes fortifications qu’on arase à partir de 1880. En face de la nouvelle école Schoepflin que Conrath vient justement de construire, point encore de grande mise en scène urbaine avec tribunal et église. Mais un bout de quai à lotir jusqu’aux jardins impériaux.
La naissance du quai Jacques Sturm
Une fois les travaux de déblaiement achevés, on se retrouvait avec sept parcelles ouvertes à l’acquisition. La nouvelle voie, vous vous en doutez, ne s’appelait pas encore quai Jacques Sturm, mais Sturmeckstaden. En fait de sept lots, seuls cinq furent proposés au public. Nous allons voir pourquoi. Mais il faut au préalable dire quelques mots de ce Sturm là.
Jakob Sturm von Sturmeck

Nous l’avons déjà rencontré en statue aux Petites Boucheries. On lui a donné là-bas un tour plus conquérant que sur son portrait ! Ce personnage, né en 1489, reste un des acteurs politiques et diplomatiques les plus fameux de Strasbourg. Destiné à devenir clerc, il abandonne sa formation pour entrer au conseil de la ville. Il en devient Stettmeister en 1526, après avoir épousé la fille du précédent maire et la Réforme. Il assurera toutes sortes de missions diplomatiques, notamment auprès de Charles Quint.

Très impliqué dans les affaires scolaires, c’est lui qui appelle à Strasbourg Jean Sturm, homonyme sans lien de parenté. Il lui demande de devenir le recteur d’une nouvelle Haute École, l’actuel Gymnase.
Qu’on se représente bien : l’endroit est une friche ! La limite de construction se situe à la caserne Finkmatt, sévèrement bombardée en 1870 et dont il subsiste la portion la plus méridionale. Le pont de la Fonderie, en face de l’école Schoepflin, ne sera construit qu’en 1893 !
La ville garde la première parcelle pour le compte de la Strassburger Casino Gesellschaft. Monsieur Rohmer et les dames Warnod acquièrent les des suivantes.
Le Civil-Casino, au 1 quai Jacques Sturm
Les Prussiens ont transformé les locaux de l’ancienne École d’Artillerie, place Broglie, en Offizierkasino, cercle des officiers en bon français. Guillaume II y a diné en 1879. Alors il était normal que les nombreux fonctionnaires civils puissent se retrouver dans un cercle équivalent et, finalement, tout proche.
Le passage éclair de Hermann Lender à Strasbourg

Son implantation se fera donc sur le nouveau quai, encore nommé « neue Finkmattstrasse », avec un large espace pour une terrasse donnant sur la « Platz vor der Finkmatt-Kaserne », et un grand jardin. Plus tard, les magnifiques rosiers qu’on y plantera donneront son nom à la nouvelle rue, « Am Roseneck », que vous appelez moins poétiquement rue du Général de Castelnau.
Les autorités confient le chantier à un un architecte de Karlsruhe, Hermann Lender. Au cours de son bref passage à Strasbourg, il construisit aussi les beaux immeubles du quai Koch, au même moment, en 1882.

On lui doit également deux somptueuses villas néo-Renaissance, rue Oberlin, bâties en 1883/84 et disparues de vos jours. Nous en reparlerons bientôt.
Ensuite, Lender quitte Strasbourg et devient recteur de la Gewerbeschule municipale de Heidelberg. Il gagnera le concours pour la reconstruction de l’hôtel de ville de Wolfach, en Forêt-Noire, mais perdra celui du Tribunal du Reich à Leipzig.


L’architecture du Civil-Casino

Visiblement à l’aise dans des styles divers, Lender choisit ici la Renaissance italienne. Aux frontons triangulaires très écrasés répond la toiture à faible pente, élégante, mais très rare à Strasbourg. Les parements sont en grès blanc des Vosges et en brique jaune. Sans doute Lender n’avait-il pas prévu que la future église voisine serait en grès rose et le tribunal grisâtre…
Les grandes baies vitrées sont traitées en serlienne. Vous savez, cette grande ouverture en plein cintre cantonnées de deux fenêtres rectangulaires dont les linteaux forment l’imposte de l’arc. Un peu monumental et pompeux, à la mesure des colonnes à chapiteaux doriques et ioniques.
Comme dans les villas palladiennes, les espaces s’organisent autour d’un vestibule central, ici octogonal : salles à manger, salon de lecture, salon pour les dames… Mais au traditionnel plan carré vient se greffer un rectangle, éclairé par ses serliennes latérales, qui abrite une salle de réunion et une salle de billard au rez-de-chaussée donnant sur la terrasse, et une grande salle des fêtes de 175 mètres carrés à l’étage. Avec une capacité de 300 personnes, elle pourra accueillir manifestations et concerts.


La Strassburger Kasino Gesellschaft ne réussit jamais à s’imposer dans le paysage strasbourgeois. Elle ne s’adressait qu’aux fonctionnaires “vieux-allemands”. Les autochtones, dont j’étais, avaient leurs propres cercles en ville, comme le cercle Broglie par exemple.
Les 2 et 3 quai Jacques Sturm
Sur les deux parcelles suivantes, pendant les mêmes années 1881-82, mon jeune collègue Théodore Wagner construit deux immeubles de style classique. Le premier, de trois étages, est destiné à monsieur Rohmer. Le second, beaucoup plus bas, avec un seul étage sur rez-de-chaussée, revient aux dames Warmod, rentières de leur état, pour leur propre usage. Mais comme il paraissait bas, ce numéro 3, à côté du numéro 2 voisin ! Fidèle à ses habitudes, Wagner se contente d’un simple croquis de profil sur sa demande de permis de construire.



Je m’entendais bien avec le jeune Wagner. Je dis “jeune” parce qu’il n’avait que 40 ans tandis que je dépassais la cinquantaine. Plus tard, je lui confierai la réfection des enduits de mon 4 quai Kellermann. Et lui et son frère Edouard feront prospérer leur entreprise de longues années.

À droite, le quai Kellermann (coll. part.)
J’aime bien le cliché ci-dessus. Parce qu’on y voit l’immeuble familial au coin du quai Kellermann et de la rue Marbach, bien sûr. Mais aussi parce qu’on y aperçoit l’état d’avancement du quai Jacques Sturm en 1882. Le Civil-Casino, démonstratif, prend le pas sur les numéros 2 et 3 bien plus modestes. On aperçoit encore, à gauche, le bout préservé de la caserne Finkmatt. L’emplacement de mon numéro 4 est encore vierge…


Les immeubles Wittmer
Ce nom vous dit quelque chose ? Il s’agit de Josef Wittmer, un des fondateurs de la firme Voltz & Wittmer, installée 7 quai Kellermann et qui fabriquait des tuyaux et des sanitaires.


Il a fait l’acquisition de deux parcelles sur le nouveau quai, pour y construire deux immeubles de rapport.
Le 6 quai Jacques Sturm
Jacques Klein, mon collègue et contemporain, construit le numéro 6 pour Wittmer en 1884. La façade un peu tarabiscotée, qui hésite un peu entre plusieurs styles, cache de très vastes appartements, tout en profondeur, avec bains et WC. Le luxe pour 1884 ! Josef Wittmer habite le rez-de-chaussée. Peut-être est-ce son visage sur le mascaron qui veille au-dessus de la fenêtre à meneaux ?





Le 5 quai Jacques Sturm
Quatre ans plus tard, Wittmer demande cette fois à un architecte allemand, Gustav Hagenbüchle, de lotir sa seconde parcelle. Pourquoi n’a-t-il pas gardé Klein ? Toujours est-il que la configuration générale est la même, un immeuble très profond, avec cette fois trois étages et une façade plus sage.



L’alternance de briques de deux couleurs est intéressante. Sinon, l’ensemble a peu de cachet. Et vous le voyez, la partie arrière de ces bâtiments profonds est rarement aussi soignée que la façade sur rue. Moi, je ronchonnais en constatant la vue que perdaient les pièces de mon immeuble situées vers le nord. Parce que, entretemps, j’avais construit !

Le 4 quai Jacques Sturm
En juin 1886, j’ai déposé un permis de construire au nom de mon commanditaire, Charles Grasser, rentier. Il souhaitait un hôtel particulier en ville, avec un rez-de-chaussée et deux étages, dont un mansardé, vaste mais pas trop ostentatoire. Nous sommes tombés d’accord sur un compromis entre mon style habituellement classique et quelques références à la Renaissance alsacienne.


Pour l’avant-corps de gauche, j’avoue m’être inspiré des ailes pavillonnées du très bel hôtel construit en 1855 par Destors sur le quai Kléber. Il abritait, après 1870 le secrétaire d’état d’Alsace-Lorraine. De vos jours, c’est l’hôtel du recteur, je crois. Bien sûr, l’alignement m’empêchait d’avancer aussi franchement. Alors je me rattrapais sur l’oriel. Mais la couverture mansardée, les pilastres et les chapiteaux, ioniques chez moi, le balcon, montrent une certaine parenté.

Une villa de ville

Vous me direz que ça fait beaucoup d’éléments sur peu de surface en façade. Mais je revendique ! J’aimais cette villa-immeuble et son discret oriel en trapèze, aux angles duquel j’avais repris les pilastres de l’avant-corps. Je déplore, d’ailleurs, qu’on l’ait privé de sa flèche néo-gothique, qui n’était pas exagérée et permettait de gommer une part de la différence de hauteur avec l’immeuble de droite.
On était très surpris, en pénétrant dans l’hôtel, par la générosité des espaces intérieurs, qui ne se devine pas de l’extérieur. Mais nous avions décidé d’une hauteur sous plafond particulièrement importante. Deux niveaux du numéro 4 valent presque la hauteur de trois étage du 5.
Sur un soubassement en grès rose, le grès blanc domine, avec un jeu varié de bossages à refends, et des parements — rares — de briques roses. À l’arrière, un vaste jardin permettra plus tard l’adjonction d’une véranda.

Monsieur Grasser loua brièvement l’ensemble à un avocat, avant de l’habiter lui-même, et après lui, sa fille, rentière elle aussi.
Puis, au début des années 1920, c’est l’industriel Guillaume Lauth qui en fit l’acquisition. D’où les initiales du médaillon de l’oriel.


Ensuite, mon immeuble devint vers 1935 et pour très longtemps le siège de diverses sociétés d’avocats, avant d’être repris par des hôteliers qui lui ont rendu tout son charme
La résidence hôtelière Le Moon
Ces derniers ont osé des couleurs auxquelles mon époque n’aurait jamais pensé. Mais c’est une réussite ! Une dizaine de suites et de chambres exploitent au mieux les espaces, sans les dénaturer. Elles prolongent cette impression d’ampleur, de luxe et de calme voulue dès le départ, à peine soupçonnée de l’extérieur.





Quand vous songez que, quelques années avant la construction, on était sur des remparts à cet endroit-là…

On distingue la couverture d’origine de l’oriel du numéro 4.
Le Dienstgebäude der Fortifikation
C’était donc le lieu tout trouvé pour bâtir l’immeuble du service des fortifications. Alors, vous vous souvenez ? Nous en avons déjà parlé ensemble. Fortifications = grès rose et sobriété. À côté des fantaisies de mes petits camarades et moi, le numéro 7 du quai Jacques Sturm introduit une touche d’austérité quelque peu martiale.


Construit entre 1886 et 1888, l’édifice n’est pas laid. Mais il ne pousse pas à la gaudriole. Par contre, la parenté d’ambiance avec les nouvelles fortifications qui avaient émergé tout autour de la ville était flagrante !


Et donc, à la fin de mon existence, le nouveau quai Jacques Sturm ressemblait à cela :

Le 10 quai Jacques Sturm
Je ne peux pas résister au plaisir de vous parler encore d’une belle maison. Je ne l’ai pas connue puisqu’elle a été construite en 1928, quatorze ans après ma mort. Mais là d’où je suis, j’ai apprécié son style et j’aurais aimé en être l’auteur.


Mon fils Auguste devra vous parler un jour d’Ernest Misbach, l’architecte de cette maison. Il a constellé la ville de belles villas dans les années 1930. Ici, il construit pour monsieur Horning, marchand de chaussures. Au départ, l’angle avec la rue du Maréchal Pétain — si, si, elle s’appelait comme ça — devait présenter un pan coupé. Mais la ville a imposé un arrondi. D’un effet plutôt réussi !
Voilà donc la naissance d’un quai de la Neustadt. En six ans, de 1882 à 1888, la plupart des styles qui caractériseront la ville allemande sont ici esquissés. Les Renaissances italienne et germanique, le classicisme français, l’austérité militaire… Le tout est un peu désordonné, sans unité de couleurs, de hauteurs ou de styles, mais ne manque pas d’un certain charme et, paradoxalement, d’une certaine cohérence.
Mais alors pourquoi, quatre-vingts ans plus tard a-t-on autorisé la construction d’une chose en béton dans un tel environnement ?

Comme une plume
Antoine Wendling, biographe rédacteur
Faites de votre vie,
de leur vie, un livre !
Références pour le quai Jacques Sturm à Strasbourg :
Toujours l’incontournable et précieux https://www.archi-wiki.org
Et celui des Archives de la Ville et de l’Eurométropole de Strasbourg : https://archives.strasbourg.eu/
Un remerciement tout particulier à la direction de la résidence Le Moon et à son équipe pour son accueil chaleureux : https://www.lemoon-strasbourg.com/
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