Autour de Saint-Thomas à Strasbourg

Il y a de cela un an, j’avais écrit deux articles intitulés « Le Temple de Salomon » qui racontaient la reconstruction du Temple Neuf et de son quartier. Après le désastre de 1870, Émile Salomon, l’architecte de la Fondation Saint-Thomas, avait magistralement rebâti non seulement l’église, mais aussi tout le pâté de maisons, jusqu’à la rue du Dôme. On sait moins que, parallèlement, il menait une opération d’une ambition comparable autour de Saint-Thomas à Strasbourg, pour le compte des mêmes commanditaires.

Antoine Wendling
Antoine Wendling

Pour celles et ceux qui ne me connaissent pas encore,
je suis Antoine Wendling, architecte strasbourgeois né en 1828.
Je raconte dans ces pages quelques souvenirs de ma vie professionnelle ou familiale dans la capitale alsacienne que j’ai tant aimée.
En suivant ces liens, vous pouvez mieux nous connaître, moi et ma petite famille.

Et pour ne pas manquer les prochains articles, inscrivez-vous à la newsletter (ni publicité, ni partage de vos données personnelles) !

Emile Salomon, architecte du Chapitre

En une petite trentaine d’années, de 1872 à 1900, Salomon répara les dommages causés au Gymnase Jean Sturm par les bombardements, construisit des immeubles pour les enseignants et les pasteurs sur la rue du Temple Neuf, édifia le Temple Neuf lui-même, dans un style néo-roman fidèle au goût protestant français alors en vogue. Et il couronna l’ensemble, sur la rue du Dôme, du monumental immeuble de banque et de rapport, investissement magistral de la Fondation Saint-Thomas.

Pour mémoire, le Chapitre de Saint-Thomas est une survivance de l’ancien chapitre séculier issu de la fondation de Saint-Thomas par des moines irlandais au VIIe siècle. Passé tout entier à la Réforme, il a conservé son patrimoine, notamment à la Révolution. Il est chargé d’administrer les fondations qui lui sont rattachées. Parmi elles, la Fondation Saint-Thomas gère l’important patrimoine immobilier du Chapitre, dont l’église Saint-Thomas elle-même.

Destins d’architectes

Je me suis passionné pour la carrière d’Émile Salomon. D’abord, il était difficile d’ignorer son travail, ne serait-ce qu’avec la reconstruction du Temple Neuf. La naissance d’une nouvelle église dans la vieille ville, après les ruines de 1870, ne pouvait laisser personne indifférent. Ensuite, nous étions presque exactement contemporains. Plus jeune que moi de cinq ans, il a quitté ce monde un an avant moi, en 1913. Enfin, il me forçait à l’humilité. Nous partagions certes le même titre. Mais le fossé était immense entre moi, ancien élève des cours de dessin à l’école professionnelle, conducteur de travaux devenu architecte sur le tas, et lui. Après une année à Munich, il acquiert sa solide formation académique aux Beaux-Arts de Paris pendant quatre années, aux cours de Gilbert et Questel. Il ne s’installera ensuite comme architecte à Strasbourg qu’après avoir parcouru la France et l’Europe, à la manière du fameux « Grand Tour » des jeunes érudits.

Émile Salomon
Émile Salomon

Prémices à la maison Lauth

Je n’ai pas connu personnellement Émile Salomon. Mais la grande culture artistique et historique qu’il a acquise dans ses études l’a certainement aidé à lire sa ville. Il en a détecté les styles, les époques architecturales. Il a su distinguer les influences, françaises et germaniques notamment, et a appris à isoler les caractéristiques spécifiquement alsaciennes.

Strasbourg - 1-3 rue de la Douane - Élévation Salomon
Salomon – Élévation pour le 1-3 rue de la Douane

Salomon en fit la démonstration lors de la transformation, en 1870, de la maison occupée alors par le négociant Ernest Lauth, futur maire de Strasbourg, au 3 rue de la Douane. Il en conserva l’apparence et reproduisit, sur la façade ouest, le spectaculaire pignon à volutes ornées d’obélisques à refends (retenez ce motif !) Son engagement dans la Société des amis des arts de Strasbourg, puis à la Société pour la conservation des monuments historiques d’Alsace, est la preuve de cet attachement et de cet enracinement.

Saint-Thomas, au coeur du protestantisme de Strasbourg

Autant la reconstruction du Temple Neuf, du Gymnase et de leurs abords, si lourdement bombardés, était une évidence, autant la frénésie immobilière qui atteignit parallèlement les alentours de Saint-Thomas fut pour moi un mystère.

Contrairement aux Dominicains, la majestueuse église romano-gothique, « cathédrale des protestants », avait été épargnée par les bombardements. De même que le merveilleux séminaire protestant, le « Stift », un des plus beaux bâtiments de Strasbourg, selon moi.

Bien sûr, comme le montre cette photographie d’Eckert, quelques bâtiments adjacents, surtout des maisons d’enseignants, portaient les stigmates des obus prussiens. Mais rien n’était irrémédiablement détruit, ni même sérieusement endommagé.

Il faut néanmoins le reconnaître, le bâti environnant se montrait très composite. Certaines demeures médiévales, qui avaient abrité tant d’hôtes illustres, étaient vétustes.

Mais il semble bien que les dommages de guerre perçus par le Chapitre aient attisé une soif de constructions, de modernisation, d’investissements aussi, dont Salomon fut le maître d’œuvre attitré.

Je serais bien en peine de vous dire exactement toutes les étapes dans l’évolution du groupe de bâtiments situés en face des entrées de Saint-Thomas et du Séminaire protestant. Quand j’étais jeune, voilà à quoi cela ressemblait :

Tout à gauche, vous voyez un petit bout du grand hôtel de la Monnaie, avec son petit oriel. Nous en reparlerons bientôt. L’ancienne intendance de Saint-Thomas lui est accolée. Elle est alors habitée par le professeur Fritz, qui enseignait l’hébreu au séminaire protestant. On dit que ses cours étaient un peu ennuyeux, mais il avait un grand souci de l’éducation des nécessiteux. Derrière le long mur se cache le grand jardin de Saint-Thomas. Et on voit, en son milieu, les latrines qui donnent directement dans l’Ill — heureusement en aval du lavoir ! Toutes les maisons autour du jardin appartiennent au Chapitre, mais dans un fouillis inextricable entre le jardin et l’église, comme on le voit bien sur le plan ci-dessus.

Le projet Albert Haas de 1859…

En 1858, le Consistoire décide de faire le ménage. Un projet de trois maisons est proposé en 1859 par Albert Haas, qui a construit plusieurs églises protestantes dans l’Alsace du Nord. Je ne sais pas si c’est finalement Haas ou Salomon qui construisit le numéro 1, assez différent du projet. Il sera alors habité par le professeur Bruch, inspecteur à Saint-Thomas et président du Directoire de l’Église de la Confession d’Augsbourg. C’est lui qui fonda, en 1832, la Société des amis des arts à laquelle adhère Salomon.

… repris et modifié par Émile Salomon

L’incendie du Gymnase en 1860 interrompt les travaux. Or c’est bien Salomon qui reconstruit ce dernier. C’est aussi Salomon qui est chargé de construire, en 1862, le mur de soutènement entre la maison du docteur Fritz et l’hôtel de la Monnaie. En tout cas, Haas décède en 1864.

En février 1870, Salomon propose le plan d’un grand bâtiment à la place des deux que le projet de Haas prévoyait vers le nord. Mais il reste fidèle au style défini par son prédécesseur. L’édifice sera partagé entre le presbytère et une maison de professeur.

Retardé par la guerre, le 3 rue Martin Luther sort de terre en 1871, en même temps que Salomon reconstruit (encore) le Gymnase fortement endommagé par les bombardements.

Et la construction du presbytère permettra à Salomon de dégager la chapelle Saint-Blaise, au chevet de Saint-Thomas, en 1887.

Dans cette véritable réurbanisation du secteur, il fallut aussi percer une nouvelle rue. Derrière le chevet de l’église, la place Saint-Thomas bifurquait vers la rue de l’Ail, sans rejoindre le quai. Ce fut le rôle dévolu à la nouvelle rue Jean Sturm. Salomon y construisit deux immeubles, parfaits témoins de ses volontés d’intégration à l’environnement.

Le 4, rue Jean Sturm

Grâce à un dessin de Salomon lui-même, vous pouvez encore vous figurer le très bel hôtel du numéro 4 de la rue de l’Ail. Agrémenté d’un vaste jardin sur le quai, face à l’hôtel du Dragon, il avait abrité Georges Obrecht, juge au tribunal de la ville, jusqu’à sa mort en 1672. Plus proche de moi, il fut également la demeure du théologien Isaac Haffner, prédicateur à Saint-Nicolas. Adepte des idées de la Révolution, il en avait contesté la vague de déchristianisation initiée par les jacobins. Son courage face à son incarcération au Grand Séminaire lui vaudra de terminer sa vie comme doyen de la faculté de théologie protestante.

Malgré cela, la Fondation estima, en 1875, que ce vaste terrain serait plus rentable si on y construisait deux immeubles de rapport. Le premier vint s’adosser au numéro 6 de la rue de l’Ail et faire le coin avec la nouvelle rue.

Le nouvel immeuble donnant sur le chevet de Saint-Thomas, Salomon choisit un style assez austère. Certains y virent des références néo-gothiques. Les frises à denticules en sont l’unique ornement, si l’on excepte les originales colonnettes d’angle.

Le 1c, quai Saint-Thomas

Le parti-pris de Salomon s’avère tout différent pour le grand immeuble qu’il achève en 1877 sur la parcelle occupée jusque là par le grand jardin de l’ancien hôtel. Ici, il s’agit de s’intégrer aux beaux hôtels fin XVIIIe siècle du quai et au voisinage du plus prestigieux d’entre eux, le bâtiment du Chapitre Saint-Thomas, construit par Samuel Werner, architecte de la Ville, en 1772.

Sans chercher à copier le style de Werner, l’immeuble de Salomon s’appuie plutôt sur le style néo-classique à la Louis XIII que je choisirai aussi, trois ans plus tard, pour ma maison du quai Kellermann.

Sauf qu’évidemment, j’ai fait plus modeste ! Mais ce dialogue entre la pierre de taille et la brique rouge, décidément, je l’aimais beaucoup. Pour mieux s’accorder aux hôtels voisins, le toit est mansardé, mais ses ferronneries rappellent l’église voisine.

C’est dans ces murs disparus de vos jours que vécut Martin Bucer, un des principaux réformateurs strasbourgeois.

Le bonhomme n’avait pas l’air drôle… mais il fit beaucoup pour l’implantation du protestantisme. Il devint pasteur à Saint-Thomas en 1530 et habita ce lieu, dit-on, en 1536. Il sera doyen du Chapitre en 1544.

Malgré le prestige que la présence de Bucer devait conférer à cette bâtisse, elle ne trouva pas grâce — comme d’autres, nous le verrons — aux yeux de la Fondation. Elle demanda à Émile Salomon, en 1882, de la remplacer par un petit immeuble plus moderne.

Tâche dont il s’acquitta, respectant la disposition antérieure de la demeure, en équerre tournée vers l’église.

A nouveau, Salomon adopte un style plus en harmonie avec Saint-Thomas, avec des lignes très simples, plus simples encore qu’au numéro 4 de la rue Jean Sturm. Mais on y retrouve aussi des références discrètes à une sobre Renaissance, ce marquage prononcé de l’horizontalité, un aspect que j’avais tendance à qualifier de “presbytéral”.

En 1893, toujours à la demande de la Fondation Saint-Thomas, Salomon remplace deux hôtels canoniaux situés en face de la Monnaie (en face de votre actuelle école Saint-Thomas) par une série de trois maisons similaires.

L’ancien numéro 1 s’appelait Zu dem Kusholt, du nom d’un chanoine du XVIe siècle. Quant à l’ancien numéro 3, Zu dem alten Schulmeister, c’était la maison de l’écolâtre du Chapitre. Elle abrita helléniste Jean Schweighaeuser, de même que son fils archéologue, Jean-Geoffroy. Encore de puissantes figures intellectuelles de la Ville, dont la mémoire n’a pas suffi à épargner ces lieux. Dont je n’ai, par ailleurs, pu retrouver aucune trace iconographique.

En une trentaine d’années, déjà, les alentours de l’église Saint-Thomas à Strasbourg sont métamorphosés. Émile Salomon a « purifié » l’église elle-même des bâtiments qui s’y adossaient. Il exprimait ainsi son intérêt et sa connaissance des monuments historiques. Mais le Chapitre a souhaité détruire et rentabiliser d’autres témoins du passé médiéval et renaissant du cœur protestant de Strasbourg. Des immeubles « modernes » de Salomon fournissent désormais confort et espace aux pasteurs de la paroisse et aux professeurs du séminaire. Toutefois, l’opération la plus spectaculaire restait à venir : la construction de la nouvelle Caisse d’Épargne, place Saint-Thomas. Nous en parlerons la semaine prochaine !

Comme une plume

Antoine Wendling, biographe rédacteur

Références pour les alentours de Saint-Thomas à Strasbourg :
Toujours l’incontournable et précieux https://www.archi-wiki.org
Et celui des Archives de la Ville et de l’Eurométropole de Strasbourg : https://archives.strasbourg.eu/
Adolphe Seyboth : Strasbourg historique et pittoresque
Véronique Umbrecht : Émile Salomon (1833-1913), Architecte de la reconstruction à Strasbourg après 1870 – Revue d’Alsace
Véronique Umbrecht : Les Salomon, une famille d’architectes alsaciens aux XIXe et XXe siècles – Metacult
Georges Foessel : Strasbourg, panorama monumental – Contades
Roger Forst : Il était une fois Strasbourg – Coprur

Une réponse à “Autour de Saint-Thomas à Strasbourg”

  1. […] vous laisse consulter le précédent article pour vous remémorer les travaux d’Émile Salomon autour de Saint-Thomas entre 1860 et 1893. Il a […]

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *