La place d’Austerlitz à Strasbourg

Depuis des siècles, les voyageurs arrivant du sud de Strasbourg passent par la place d’Austerlitz. Longtemps, elle a été la porte principale du côté méridional des remparts. À sa gauche, le Finkwiller populaire et chaleureux. À sa droite, la Krutenau, industrieuse et militaire, jusqu’à la Citadelle. Soldats, marchands, souverains, touristes, croisiéristes s’y pressent et s’y croisent, sans trop la regarder, presser d’entrer dans la vieille ville… ou d’en sortir.

Antoine Wendling
Antoine Wendling, vers 1905

Pour celles et ceux qui ne me connaissent pas encore,
je suis Antoine Wendling, architecte strasbourgeois né en 1828.
Je raconte dans ces pages quelques souvenirs de ma vie professionnelle ou familiale dans la capitale alsacienne que j’ai tant aimée.
En suivant ces liens, vous pouvez mieux nous connaître, moi et ma petite famille.

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L’ancienne porte des Bouchers

J’ai beau être très vieux, je n’ai quand même pas connu la place d’Austerlitz dans cette configuration. Mais la gravure nous rend bien compte du système de défense de ce front sud de la ville. Mon époque en a conservé des parties. La grosse tour, l’ancien bastion, fermait la rue d’Austerlitz jusqu’en 1770. Elle ne s’appelait évidemment pas comme cela, mais rue des Bestiaux. Ce qui paraît moins glorieux. Donc le bastion occupait la majeure partie de la place actuelle.

À l’occasion de la venue de Marie-Antoinette à Strasbourg, en mai 1770, on abattit tout le bastion. Il correspondait aux anciennes fortifications, dont vous pouvez encore voir un bout derrière Sainte-Madeleine. Il n’avait donc plus d’utilité défensive.

On lui substitua un arc de triomphe dont l’époque avait le secret, sorte de décor en bois peint. Après ce mémorable passage, la place devint place Dauphine et la rue des Bestiaux, rue Dauphine. Ce qui, vous en conviendrez, sied mieux à un axe d’entrée dans Strasbourg.

Lorsqu’elle repartit de la ville pour gagner Versailles, Marie-Antoinette passa par Willgottheim, mon village natal ! Elle fait donc partie de la légende familiale. Sur la route de Paris, il y avait un relais de poste, au bas du village. Pendant la halte, la future reine s’assit sur un banc auquel elle laissa son nom. On dit même que mon grand-père, Jean Wendling, maréchal-ferrant comme papa à sa suite, était présent…

La caserne d’artillerie

Peu de temps avant l’auguste visite, on construisit contre le rempart une vaste caserne d’artillerie. En 1756, elle était prévue pour 720 hommes.

Sans cesse agrandie jusqu’à mon époque, elle abritait le 12e régiment d’artillerie à pied. Moi, de 1848 à 1850, je servais dans le 5e, cantonné à la caserne Saint-Nicolas, votre lycée Jean Rostand. Mais je venais souvent visiter des camarades du 12e et profiter des nombreux estaminets alentour. Plus tard, en 1870, la garde nationale sédentaire, dont je faisais partie comme artilleur, s’y rassembla avant les terribles combats du siège. Nous y reviendrons.

La Dauphine cède devant Austerlitz

Lorsque l’Empereur décida de réorienter la Grande Armée vers l’Allemagne, fin 1805, l’étape de Strasbourg resta dans les mémoires. Napoléon laissa l’Impératrice Joséphine à Strasbourg pour aller livrer les victorieuses batailles d’Ulm et d’Austerlitz.

Dans les rangs de la Grande Armée qui sort de la ville par la place des Canonniers (elle a changé moult fois de noms depuis la Révolution), un conscrit de Willgottheim, Joseph Wendling, sert comme maréchal-ferrant pour la cavalerie du Maréchal Ney. À son retour, il épousera Anne-Marie Kuhn, fille du forgeron du village, le 25 novembre 1806. Tous deux auront neuf enfants, cinq filles et quatre garçons, dont moi, le petit dernier, né en 1828.

Alors évidemment, l’Empereur faisait partie du panthéon de papa, tandis qu’il avait repris l’atelier de son père. Le récit de ses campagnes égayait nos veillées familiales.

Néanmoins, malgré le retour triomphal de Napoléon par notre place en 1806, il fallut attendre 1830 pour qu’on la rebaptise place d’Austerlitz.

Vous vous doutez bien qu’elle ne conserva pas ce nom pendant l’annexion allemande. À partir de 1871, on ne parla plus que de Metzger Strasse, Metzger Platz, Metzger Thor.

Mais il y eut encore des rebondissements et des péripéties entretemps. Avec un autre Napoléon !

La tentative de 1836

C’est à partir de la caserne d’Austerlitz, où se trouvait alors le 4e régiment d’artillerie, que Louis Napoléon Bonaparte, neveu exilé de Napoléon Ier, tenta de rétablir l’Empire en 1836. À la tête du régiment, rejoint par le 3e d’artillerie et les Pontonniers, il essaya maladroitement de rallier la caserne Finkmatt. Craignant un usurpateur, les fantassins mirent un coup d’arrêt à la tentative et Louis Napoléon se retrouva incarcéré rue du Fil.

A l’époque, j’avais 8 ans et j’étais bien inconscient de ces événements. Je n’ai aucun souvenir, à Willgottheim, d’avoir entendu papa en parler. Comme beaucoup d’Alsaciens, il était pourtant un fervent admirateur de l’Empereur, le vrai, et n’aurait pas refusé la restauration de l’Empire.

La place d’Austerlitz en 1850

Quand je l’ai connue, jeune artilleur — à vrai dire, j’étais deuxième conducteur d’une pièce —, la place d’Austerlitz ressemblait à cela :

La place d’Austerlitz vue du Sud sur le plan relief de 1863 et en 2022

Idem, mais vue du nord-est, avec le Quartier Suisse et la Bourse qui remplacent la caserne et les remparts

Une sorte d’entonnoir dirigé vers la ville, avec la caserne à sa base, de nombreux débits de boisson sur le bord occidental, l’un ou l’autre établissement plus bourgeois au nord. De tout cela, il ne reste plus grand chose de vos jours.

Juste à l’extérieur du rempart, c’était la campagne et la route qui menait au Neudorf. En tournant à gauche, on allait vers Kehl. Tout droit, on se dirigeait vers le Polygone d’artillerie, où nous effectuions de fréquents exercices de tir. Le rempart, très haut et planté d’ormes, constituait une promenade bucolique. On en oubliait presque sa vocation défensive.

En cas de conflit, toute la plaine devant le rempart pouvait être inondée grâce au barrage Vauban. La porte, construite vers 1400, se situait à peu près au niveau du numéro 2 de votre rue de la Brigade Alsace-Lorraine.

Strasbourg - Porte d'Austerlitz - Schweitzer
Des artilleurs en chemin vers le Polygone (Schweitzer)

Une place d’Austerlitz conviviale

Le siège des Messageries se trouvait à deux pas, sous la Mauresse, rue du Vieux-Marché-aux-Poissons. Les omnibus à cheval de la ligne vers Illkirch passaient par là. Les artilleurs se déversaient dans les cafés, débits de vin, brasseries qui bordaient alors le côté ouest de la place. Quelques hôtels fameux marquèrent de leur empreinte les environs, comme l’Ours Noir ou, plus tard, l’hôtel Türk.

Strasbourg - Hôtel Türk - 16 place d'Austerlitz
Publicité pour l’hôtel Türk, au 16 place d’Austerlitz

Le coup d’Etat de 1851

Et lorsque le “prince-président” parvint à ses fins en 1851, c’est encore sur la place d’Austerlitz que fut matée la manifestation de l’opposition républicaine. Le millier d’émeutiers, cherchant vainement à s’allier les artilleurs du 12e, furent rapidement réduits au silence.

La place d’Austerlitz en 1870

Nous l’avons déjà raconté, la principale offensive des Prussiens, en août 1870, vint du nord et se concentra rapidement sur le fameux bastion 12, celui de la porte de Pierres. Mes camarades et moi avons tenté de le défendre jusqu’au 9 septembre. Devant l’issue désespérée, on nous envoya au bastion de la porte de l’Hôpital. L’endroit était pilonné depuis le Neudorf. Mais une délégation suisse parvint à négocier l’évacuation de 2000 habitants par la porte d’Austerlitz détruite.

Curieusement, les Prussiens commencèrent par reconstruire cette vénérable porte à l’identique. Il est vrai que, dans un premier temps, ils ne touchèrent guère à l’architecture de défense du front sud, concentrant leurs efforts sur la nouvelle ceinture fortifiée de la future Neustadt, au nord.

Mais il fallait agrandir ce passage. D’autant que le creusement du nouveau canal de jonction entre le canal de la Marne au Rhin et celui du Rhône au Rhin, en 1882, rendait le rempart moins utile à cet endroit. Surtout, la voie de communication avec le futur port se devait d’être plus large.

Le réseau de tramway allait s’étendre et remplacer les omnibus à cheval. Alors on arasa la tour, on élargit la porte, et le tout fut pourvu d’un nouveau système de grilles.

Le 15e régiment d’Artillerie de campagne prit ses quartiers à la caserne d’Austerlitz, rebaptisée Metzger Kaserne, et la vie reprit son cours.

Une place d’Austerlitz contrastée

Son côté sympathique mis à part, il faut bien avouer que le place d’Austerlitz offrait alors un visage des plus disparates. En dehors de la caserne et des restes de la porte sur le côté sud, la tentative d’ordonnancement opérée à droite ne se produit pas à gauche.

Les numéros 16 et 1 place d’Austerlitz

Je dois l’avouer, j’ai toujours eu un faible pour le très bel immeuble d’angle de la rue et de la place d’Austerlitz, le numéro 16, construit juste avant 1870. Il offre à la place — mais aussi à la rue, puisqu’il a deux angles coupés identiques —, un fin cachet classique. J’aimais particulièrement cette délicate architecture des années 1860-70. Sans doute avons-nous eu tendance à trop « monumentaliser » par la suite.

Strasbourg - 16 place d'Austerlitz
Le numéro 16 place d’Austerlitz (AW)
Strasbourg - 16 place d'Austerlitz
Angle du 16, avec ses fenêtres en arc, finement ouvragées (AW)

Juste devant, à droite, c’était l’ancien hôtel « À la ville de Vienne », au numéro 1, bel immeuble à large pan coupé des alentours de 1770. Berninger et Krafft furent chargés, en 1897, de le surélever de deux étages. Et bien malin ceux qui le devineraient. Ils travaillaient pour le compte d’un boucher, alors propriétaire de l’immeuble, monsieur Siess. En 1899, un café restaurant « Zum blauen Kreuz » s’y installa aussi. La Croix-Bleue, c’était la ligue antialcoolique protestante. Une de ses devises était : « Avec Jésus et sans alcool ». Méchamment, le vieux ronchon que j’étais alors avait tendance à trouver que l’un n’empêchait pas l’autre.

Du coup, nonobstant les discrètes touches “Art nouveau” des ferronneries, les deux bâtiments se répondent et se complètent. On aurait aimé qu’ils inspirent l’autre côté, non ?

Le côté gauche de la place d’Austerlitz

Avec ses aspects conviviaux, l’autre côté montre un visage bien plus chaotique. Ce qui était naturel au milieu de mon siècle dépasse le pittoresque tandis que naît la Neustadt. Malgré tout, ces échoppes, auberges et estaminets survivent et se maintiendront au-delà de la destruction de la caserne d’artillerie en 1910. Y compris le petit pâté de maisons qui bouche la rue Sengenwald.

Les trois maisons que l’on voit à gauche de la rue d’Austerlitz (encadré vert) portaient les numéros 33 à 37 de la rue « Hinter den Mauern », que l’on appelait rue des Jardins avant 1870. De vos jours, ils ont cédé la place à une grande barre de béton qui, malgré le talent de ses architectes, manque cruellement d’âme. Je crois que je préférais même la caserne d’en face !

Les 9-10-11 place d’Austerlitz, construits entre 1955 et 1964, remplacent les numéros 31 à 37 de la rue des Jardins (AW)

Le numéro 37, avec ses toits mansardés à la Strasbourgeoise, au coin de la rue d’Austerlitz, abritait la pâtisserie Paris, fort réputée. Quant au grand pignon, après la petite maison en retrait, il se répétait un peu plus loin dans la rue pour constituer le grand hôtel « À la ville de Bâle ». L’établissement englobait le grand numéro 33 à trois corps et le petit 35 en retrait.

Il a longtemps appartenu au maître-restaurateur Philippe Arbogast, avant d’être repris par un monsieur Strohl, qui chargea Brion et Haug de quelques modifications.

Deux pâtés de maisons disparus

À gauche du grand pignon, de l’autre côté de la rue des Jardins, un gros pâté de maisons (encadré rouge), disparu de vos jours, se consacrait surtout à la restauration. Il dessinait un angle coupé répondant au numéro 1 en face. On trouvait la brasserie « À la ville de Vienne » au 14, puis le café « Francfort » au 13, devenu « Zum Komet » et l’auberge « Zum Metzgerplatz » au numéro 12. C’est ce 12 qui formait l’angle.

La brasserie « À la Ville de Vienne », propriété de la famille Knoederer, était célèbre à plus d’un titre. D’une part elle faisait office de cabaret, avec de nombreux spectacles proposés aux militaires notamment. D’autre part, par le truchement du mariage entre Mathilde Knoederer, fille des exploitants, avec Pierre Hoeffel (dont un descendant est devenu sénateur plus tard), elle est à l’origine de la fameuse brasserie de la Perle.

Après un interstice servant d’entrée arrière à la Ville de Vienne, quatre petites maisons (encadré bleu) venaient presque s’adosser au rempart, avant qu’il soit arasé. Toutes étaient des auberges ou des débits de vins. Quand j’étais artilleur, la plus petite, au numéro 8, portait l’enseigne « Au Chevalier Bayard ». Au 10, c’était le « Cor de Chasse », devenu plus tard café Adam.

Ce minuscule pâté de maisons présentait son autre face à la rue Sengenwald, qui s’appelait alors Artilleriewallstrasse.

Malgré cela, ces bicoques un peu disparates ont résisté bien après ma mort. Elles étaient encore debout au début de l’édification du futur « Quartier Suisse ».

Mais elles ne résistèrent ni aux bombardements de 1944 ni à la volonté d’élargir notre place d’Austerlitz, devenue entretemps un important nœud ferroviaire du réseau de tramways.

A l’aube du Quartier Suisse

Dans les premières années du nouveau siècle, si la place d’Austerlitz elle-même ne change pas, ses abords au sud vont considérablement se modifier.

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La place d’Austerlitz et le glacis au sud en 1900, 1909 et 1913.
Le glacis se libère , morceau par morceau, la caserne est abattue, le Quartier Suisse se dessine.

Les remparts s’effacent peu à peu, même si leur dessin reste visible par endroits. Les militaires relâchent petit à petit leurs exigences. Avec le percement du canal de jonction et la création du port d’Austerlitz (Metzgerhaffen), la nouvelle ligne de défense s’établit sur la voie ferrée vers Kehl. Alors le glacis se libère progressivement. L’hôpital civil, nous en reparlerons, pourra s’étendre. Et la dernière extension de la Neustadt allemande se fera donc au sud, avec la création du Quartier Suisse.

Mais c’est une autre histoire ! Peut-être mon fils Auguste vous la contera-t-il un jour ? Parce que, de mon vivant, un seul immeuble de ce nouveau quartier sort de terre : au coin de la place d’Austerlitz et de ce qui sera votre rue de la Brigade Alsace-Lorraine.

Comme une plume

Antoine Wendling, biographe rédacteur

Références pour la place d’Austerlitz à Strasbourg :
Toujours l’incontournable et précieux https://www.archi-wiki.org
Et celui des Archives de la Ville et de l’Eurométropole de Strasbourg : https://archives.strasbourg.eu/
Fischbach – Le Siège de Strasbourg en 1870
Adolphe Seyboth : Strasbourg historique et pittoresque
Foessel, Klein, Ludmann, Faure – Strasbourg, panorama monumental – Mémoire d’Alsace
Pierre et Astrid Feder – C’était hier à Strasbourg – Éditions Le Chardon

Une réponse à “La place d’Austerlitz à Strasbourg”

  1. […] enceinte. Sur le front sud, elle constituait la seule porte d’entrée dans la ville avec la porte d’Austerlitz dont nous avons récemment […]

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