Juste avant la naissance de notre Auguste en 1863, elle avait pris le nom d’« allée des Pêcheurs ». Logique, puisqu’elle partait de la porte du même nom pour mener à l’Orangerie. Je vous ai déjà raconté notre amour de ce beau parc. Sortir des fortifications et emprunter l’allée des Pêcheurs pour s’y rendre faisait partie de la promenade, à pied ou en fiacre. C’était une longue ligne droite agréablement plantée d’arbres à l’ombre bienfaisante. Et… rien autour ! Voir sortir de terre de belles demeures, à partir de 1880, de riches villas notamment, tels des champignons magiques, a constitué une des joies de mes vieux jours.
Pour celles et ceux qui ne me connaissent pas encore,
je suis Antoine Wendling, architecte strasbourgeois né en 1828.
Je raconte dans ces pages quelques souvenirs de ma vie professionnelle ou familiale dans la capitale alsacienne que j’ai tant aimée.
En suivant ces liens, vous pouvez mieux nous connaître, moi et ma petite famille.
Au bas de la page, vous pourrez voter pour votre villa préférée dans l’allée de la Robertsau. Les perles arrivées en tête dans chaque quartier de la Neustadt s’affronteront pour désigner la plus belle villa de Strasbourg !
L’Allée la Robertsau
Nous avons évoqué ensemble la naissance de la Neustadt, à l’aube des années 1880. Sa charnière avec la vieille ville est assurée par la nouvelle Place impériale (votre place de la République). Elle définit un axe majeur avec la nouvelle Université, dont nous avons largement parlé ensemble.
Depuis l’Université, la promenade appelée désormais Allée de la Robertsau qui mène à l’Orangerie avait tout naturellement vocation à susciter les convoitises !
De beaux emplacements au coeur de la nouvelle ville, espoirs de solides profits pour les investisseurs… ou simplement d’une belle demeure pour quelques notables fortunés.
Au départ, il n’y a quasiment rien ! Vers le milieu du parcours se dresse une petite auberge bien sympathique, “Au Coin Frais”.
Et tout au bout, en face de l’entrée de l’Orangerie, les promeneurs aiment déjà se retrouver au Baeckehiesel, qui n’a pas encore le prestige et le luxe qui seront les siens à la fin du siècle.
L’offensive Eugène Dacheux
J’ai connu Eugène Dacheux lorsque nous étions tous les deux employés de la Ville, à la fin des années 1860. Il était tout jeune commis architecte tandis que j’occupais un poste de conducteur de travaux. Je n’ai jamais su comment il s’y est pris, mais il a été le premier à faire pousser une série d’immeubles le long du côté impair de l’Allée, du 15 au 25 !
Tout était très classique et ressemblait assez fort à ce que je faisais au même moment quai Kellermann. Mais au 25, je dois avouer que j’ai beaucoup apprécié l’audace de sa rotonde d’angle, surmontée de ce dôme effilé percé d’un œil de bœuf.
Plus tard, il construira le monumental Katolisches Verein, justement sur le quai Kellermann. Nous en reparlerons.
Mais dans l’immédiat, nous n’allons pas tarder à le retrouver architecte d’une villa qui m’était chère…
La villa Mayer, au n°74
Parce que, vous l’avez compris, mon intérêt et ma curiosité me portaient surtout vers ces nouvelles villas qui essaimaient aux abords des parcs et promenades de la nouvelle ville. Elles étaient l’antithèse de l’habitat, certes beau et vénérable, mais imbriqué et souvent insalubre, de la vieille ville.
La première à sortir de terre, la villa Mayer, fut construite en 1882, toujours par Dacheux. Pendant vingt ans, elle fut habitée par Otto Mayer, professeur de droit à l’Université.
Mais, à partir de 1901, c’est mon neveu Théodore Schauffler qui en devint propriétaire. Nous avions longtemps été voisins, place Gutenberg, où son père, Camille, mon cher et regretté beau-frère, tenait un grand magasin de confections.
J’aimais rendre visite à Théodore et à son épouse Jeanne. Nous évoquions nos chers disparus : sa maman Antoinette, partie en avril 1900, suivie de trop près par sa sœur Adélaïde, ma chère épouse, six mois plus tard. Et Camille, son papa et mon beau-frère, qui ne survécût qu’un an à sa femme Antoinette. Je restais le dernier ancêtre, pour de nombreuses années encore.
Nous profitions de la douceur du vaste jardin, luxe dont ma demeure de ville était évidemment privé. Ou de la grande véranda, lorsque le temps était plus frais. Nous allions déjeuner au Baeckehiesel, juste en face…
Les enfants de Jeanne et Théodore, Marthe et Pierre, y retrouvaient mes petits-enfants, Jeanne et René, ainsi que leur cousine Yvonne, nièce de Théodore. Yvonne et René ne se doutaient pas qu’ils habiteraient eux aussi dans les parages un jour.
La villa Bodani, au n°59
En face et un peu plus loin vers la ville, Louis Bodani se fit ensuite construire une très belle villa en 1882. Elle était très classique et de bon goût, mais avec une touche de Renaissance italienne très réussie dans sa véranda à galerie vitrée qui donne tout son cachet à la maison.
Louis Bodani et ses associés faisaient partie de ces investisseurs puissants par leurs acquisitions massives de terrains à bâtir dans la Neustadt. Vous imaginez ? 18 hectares en 37 parcelles ! Quelle assise financière il fallait posséder !
La villa Brion, au n°72
Juste à côté de la future demeure de mon beau-frère Camille, Philippe-Auguste Brion construisit pour lui-même une villa charmante, peu remarquable, mais qui aura plus tard, bien après ma mort, une belle importance familiale.
En effet, mon petit-fils René et sa femme Antoinette l’habiteront à partir de 1925, de même que leur fils Roger à leur suite.
René, lui-même architecte et assureur, s’associera avec mon fils Auguste dans la reprise de mon cabinet d’architecture du quai Kellermann.
Je crois qu’ils coulèrent des jours heureux dans cette belle “petite” bâtisse au style classique que j’admirais depuis le jardin de Théodore, sans me douter de sa destinée.
Le Baeckehiesel, au n°77
Le développement de l’allée, le goût de plus ne plus prononcé pour les promenades à l’Orangerie, ainsi que les nombreuses manifestations qui s’y tenaient, poussèrent la brasserie Gruber, propriétaire du vénérable Baeckehiesel, à l’agrandir considérablement. Le jeune architecte Schoop livra ainsi, en 1891, une grande salle de bal et de restauration, au riche décor intérieur.
Aussi riche et chargé que les menus qu’on y dégustaient ! Je crois que vous n’êtes plus trop coutumiers, à votre époque, de telles agapes…
Qu’il était loin, le temps de la petite auberge perdue au milieu de la campagne, ou presque… Toute la bonne société strasbourgeoise avait là son point fixe. Je ne veux pas faire le vieux ronchon… mais vous aimez vraiment ce que vous avez construit à la place ?
La villa Clog, au n°29
La même année, Brion et Berninger construisirent une élégante villa mêlant Renaissances française et italienne pour la veuve Clog. Ces décrochements de volumes montrant en façade la distribution des espaces intérieurs commençaient à se généraliser. Pour de petits édifices, ce n’était pas désagréable à voir…
On retrouvait toujours un peu le même principe : au rez-de-chaussée un grand vestibule autour duquel s’articule les espaces de réception, grand et petit salon, vaste salle à manger, Herrenzimmer réservée au travail, abritant bureau et bibliothèque : à l’étage le domaine privé de la famille avec les chambres à coucher et les salles d’eau.
Plus tard, un chirurgien racheta la villa, y fonda une clinique, rapidement trop petite. Et cette charmante demeure fut détruite pour laisser place à votre grande clinique de l’Orangerie…
La villa Levi, au n°20
Toujours en 1891/92, juste en face, Georg Levi se faisait construire une charmante villa classique par Ludwig Levy, le futur architecte de la Synagogue consistoriale.
La villa Schlief, au n°68
Jusque là, nous avions vu des choses assez fines, expressions du goût relativement sûr d’architectes strasbourgeois. Mais j’avoue avoir eu du mal à réprimer un ricanement lorsque s’est élevée (toujours plus haut), en 1895, la villa commandé par le professeur de droit Schlief aux architectes berlinois Blumberg et Schreiber.
Elle écrasait les alentours de sa masse inédite dans ce secteur de l’allée, avec son style un peu boursouflé, à mi-chemin entre néo-gothique et néo-renaissance…
Sur plan, on pouvait encore espérer une certaine finesse. Mais la réalisation m’a semblé terriblement lourde, presque comique. Les goûts et les couleurs…
La villa Schutzenberger, au n°76
La vraie nouveauté, celle qui eut tout de suite ma préférence et que je ne me lassai pas d’admirer depuis la demeure de Camille voisine, fut achevée en 1900. Le brasseur Oscar Schutzenberger l’avait commandée à Berninger et Krafft. Sous la toiture italianisante se déployaient tous les codes de cet Art Nouveau dont on commençait à parler de plus en plus. Il n’était plus question de néo quelque chose. Les motifs floraux animant la pierre de savonnière de la façade se retrouvaient à l’intérieur. Les courbes végétales se déclinaient du sol au plafond, dans une remarquable unité stylistique.
La villa Boehm, au n°63
La même année (quelle activité !), les mêmes Berninger et Krafft livrèrent la grande villa de Julius Boehm, un des dirigeants de la brasserie Gruber, qu’il s’était fait construire à quelques encablures du Baeckehiesel. Il manquait dans notre allée de la Robertsau une touche de Heimatstil, ce style régionaliste qui voulait réaffirmer la défense des particularismes alsaciens. Nous en avions parlé quand nous étions allés visiter ensemble le Zimmerhof. Krafft faisait partie, en tant que peintre, du Cercle Saint-Léonard. D’où les petites touches « Art Nouveau » qui se mêlent aux colombages.
Mais il est un peu dommage que les remaniements et transformations effectués par la suite privent quelque peu cette belle demeure de son cachet, notamment avec la suppression de la tourelle d’angle, ou encore du joli balcon d’angle avec sa marquise…
Je vous emmènerai bientôt découvrir d’autres villas fameuses de cette tendance Heimatschutz, non loin de celle-ci.
L’allée de la Robertsau des villas
Elle avait fière allure, notre allée de la Robertsau, surtout dans sa partie Nord, avec de faux airs de station balnéaire et son éclectisme de styles architecturaux. Et j’aurais pu ajouter bien d’autres demeures.
Mais il fallait un portail d’entrée à cette nouvelle artère prestigieuse de la Neustadt. C’est un peu le rôle joué par la grande villa double et le pavillon attenant, à l’angle de l’allée de la Robertsau et de l’avenue de la Forêt-Noire.
Armand Rischshoffer, architecte de la génération de mon fils Auguste, et qui a aussi débuté comme conducteur de travaux à la Ville, propose en 1904 un style à la française, avec ses toitures Marsart, ses oeils de boeuf, ses fenêtres avec carreaux à petits bois.
Ma petite-nièce Yvonne, fille de Maria Schauffler et Virgile Meyer, l’habite dès 1906 avec son mari Eugène Doirisse, riche entrepreneur et homme d’affaires originaire de Nancy. Tous deux ont hérité du grand immeuble situé à l’angle de la rue des Hallebardes et des Grandes Arcades. Et Eugène prendra un temps la direction des Magasins Modernes, vos actuelles Galeries Lafayette.
Les immeubles de l’allée de la Robertsau
Alors bien sûr, il y avait aussi et surtout des immeubles de rapport qui fleurirent tout le long de l’allée, dans ces années 1880 à 1910, surtout dans sa partie méridionale. Nous l’avions déjà vu avec Eugène Dacheux. Mais ils étaient dans l’ensemble moins caractéristiques, moins marquants, moins séduisants que les villas.
A quelques exceptions près tout de même, dont la production du même Richshoffer au n°11, dans un style mêlant curieusement le néo-baroque à des touches d’art nouveau. A l’opposé, Joseph Nuss propose une façade néo-gothique assez réussie au n°55. Même découpage de la façade, même symétrie, styles différents.
Enfin, il est difficile de faire l’impasse sur le curieux immeuble du n°56, construit par les prolifiques Lütke et Backes. Il semble exposer un catalogue “Art Nouveau”, mais avec une telle profusion monumentale qu’on peine à ressentir la poésie qui se dégage de la villa Schutzenberger…
Je vous promets que je n’ai pas fait exprès… mais je réalise que les deux seules constructions d’architectes “vieux-allemands” ont souffert de critiques plutôt négatives de ma part. Mais je retiens surtout que l’allée de la Robertsau a été investie par des financiers, des architectes et des notables alsaciens. Et ce qu’ils laissent en héritage, sur cette artère un peu à l’écart de la ville impériale, est plutôt réussi… Non ?
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