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Compte à rebours

C’est une chose bien curieuse que le temps… Nous ne cessons de nous y confronter, cherchant tantôt à l’accélérer, tantôt à le ralentir, parfois même à l’arrêter. S’il est une période où la vanité de cette lutte nous saute aux yeux, c’est bien celle qui sépare Noël de l’Épiphanie. Je crois que vous n’en parlez plus tellement à votre époque, sans doute pour de multiples raisons, mais le cycle des douze jours avait une réelle consistance dans ma jeunesse. Du 26 décembre au 6 janvier, de la Saint-Étienne à l’Épiphanie, tout invitait à méditer sur le temps, aussi bien le temps passé que le temps à venir, et même le temps qu’il fera.

Renouveau

Inutile d’enfoncer les portes ouvertes du solstice d’hiver : oui, depuis des temps immémoriaux, la fin de notre mois de décembre signale un nouveau départ. La nuit recule, la lumière revient peu à peu, l’espoir d’un nouveau printemps renaît. Évidemment, le choix de la date de commémoration de la naissance du Christ n’est pas un hasard. Mais le nombre de traditions de toutes sortes qui se concentrent dans la dernière semaine de décembre et la première de janvier m’a toujours surpris et fasciné.

Le cycle des Douze jours

Je me souviens que, pour mes grands-parents, Noël était le Kleinneujahr (petite nouvelle année) et l’Épiphanie le Grossneujahr (grande nouvelle année). Dans les fermes de Willgottheim, on était particulièrement attentif aux conditions climatiques de s’kleine Johr, de cette petite année. Chacun des douze jours symbolisait les caractéristiques d’ensoleillement, d’humidité, de chaleur et de froid des douze mois à venir. Le 26 décembre prédisait le mois de janvier, le 27 le mois de février, etc.

Le 26 décembre, la Saint-Étienne, était le début d’une nouvelle année économique. Les contrats concernant la domesticité prenaient fin ce jour-là. Garçons et filles de fermes faisaient leur baluchon et s’en allaient se faire embaucher par un nouveau maître. Dans certains villages, il y avait même une foire aux domestiques. Le 26 était donc forcément chômé… et s’achevait par des festivités chez le nouveau patron.

Fin… début… une histoire de temps.

Le 27 décembre, jour de la Saint-Jean, Papepa sortait le Johannistrunk, sorte de vin de noix qui devait conférer une bonne santé à tous les membres de la famille. Il faisait mémoire d’un breuvage empoisonné proposé à Saint Jean l’évangéliste par Aristodème, prêtre des idole, et auquel le disciple préféré de Jésus, aurait miraculeusement survécu après l’avoir béni. Pour la santé dans l’année, le Johannistrunk était plus ou moins efficace, mais plutôt bon !

C’était en tout cas un gage sur l’avenir… une histoire de temps.

Wilhelm Stetter, Saint Jean l'Evangéliste bénissant la coupe de poison censée l'empoisonner
Wilhelm Stetter, Saint Jean l’Evangéliste bénissant la coupe de poison censée l’empoisonner

Les Saints-Innocents étaient (et sont toujours) commémorés le 28 décembre. On raconte que, dans certains villages, les jeunes gens touchaient d’un rameau les jeunes filles qu’ils rencontraient afin de favoriser leur fertilité à venir. Ou encore, à l’adolescence, on recevait ce jour-là de sa marraine une poupée du sexe opposé, destinée à préparer la jeune personne à sa prochaine vie conjugale.

Miser sur la vie future… une histoire de temps.

Vitrail cathédrale de Strasbourg - Massacre des Innocents
Le massacre des Innocents
Vitrail de la Cathédrale de Strasbourg

La glissade

Autant la nuit du 24 était un Nouvel-An religieux, autant celle du 31 décembre représentait son pendant profane. Toutes sortes de rites existaient, exprimant la fin et le commencement, comme le mannequin des conscrits, habillé de vieilles loques et pendu à un arbre (c’est fou comme les jeunes veulent toujours se débarrasser des vieux) ; ou bien l’arbre que le jeune fiancé allait planter devant chez sa promise ; ou encore la fameuse divination de l’oignon…

Bretzel de Nouvel An
Le bretzel de Nouvel An de Simone Morgenthaler

Comme petit garçon, c’est la coutume du bretzel qui me plaisait le plus ! Voir les grands du village rivaliser sur la taille de celui qu’ils apportaient à leur promise, c’était savoureux. Là encore, il était question d’une promesse de fertilité et de fécondité.

Solder le passé… annoncer l’avenir… encore une histoire de temps.

L’horloge

Cathédrale de Strasbourg - Horloge astronomique
L’horloge astronomique de la Cathédrale de Strasbourg

Quand j’étais jeune, le temps n’était, je crois, ni un ennemi ni un allié. Le temps était. Je ne me posais pas trop de question à son sujet. Je crois que mes premières interrogations survinrent avec la découverte, à la fin de mon adolescence, de la nouvelle horloge astronomique de Schwilgué, à la cathédrale de Strasbourg. Jusque là, le temps, c’était l’alternance des saisons, l’angélus de l’église du village, matin, midi et soir, les fêtes religieuses… Mais la vie se déroulait finalement dans une sorte de permanence rassurante et immobile. Papa était maréchal-ferrant, comme son père et son grand-père avant lui, comme son beau-père aussi. Fondamentalement, la vie de mes parents ne semblait pas très différente de celle de leurs parents. Certes, je savais bien que les choses et les gens passaient, mais je ne l’avais pas expérimenté personnellement.

Et là, sous mes yeux, le temps qui passe se “montrait”. Il s’incarnait et se spatialisait. Les jours, symbolisés par leurs divinités romaines montées sur des chars, défilaient. Tout comme les douze apôtres devant le Christ. Le temps se déployait dans sa dimension lunaire, planétaire, astronomique ! Et les âges de la vie passaient devant la mort immobile. On pouvait bien, au travers de tous les rituels pratiqués entre Noël et l’Épiphanie, brûler le passé et diviniser l’avenir… le temps passait, inexorablement englouti par la mort.

Accélération

Premier train en gare de Koenigshoffen

Alors, le temps, nous le prenions. Langsam kummt au wit, lentement va aussi loin. Mais, à bien y réfléchir, je crois que tout a commencé à s’accélérer à mon époque. Nous avons déjà évoqué ensemble l’arrivée du train à Strasbourg. Grâce à lui, onze heures suffisaient pour rallier Paris depuis Strasbourg, alors qu’il fallait trois jours de diligence jusque là. Déjà, avant ma naissance, l’invention du télégraphe Chappe permettait, par temps clair, de transmettre un message de Paris à Strasbourg en deux heures !

TGV en gare de Strasbourg

Avec votre TGV, vous trouvez désormais normal d’arriver au cœur de la capitale en 1h40. Quand nous sommes allés à Paris visiter l’Exposition Universelle en 1900, Adélaïde et moi – je vous raconterai bientôt -, le trajet durait encore plus de 8h. Et je ne parle même pas de l’aviation dont j’ai suivi les balbutiements.

Les presque 200 ans qui séparent ma naissance de votre époque sont une constante abolition du temps. Parce que nous avons compris que le temps, c’est de l’argent ? Parce que vous ne savez plus et ne voulez plus attendre ? Songez pourtant aux inestimables fruits de l’attente… A l’heure où tout est instantané, qui sait encore attendre et désirer ? Et éventuellement, être frustré…

Mais n’avons-nous donc pas compris qu’à la fin, quelle que soit l’accélération de l’histoire, le temps emporte toute œuvre humaine ? Moi, je l’ai compris – et accepté douloureusement – au départ de ma chère Adélaïde, qui n’avait pourtant que 67 ans… et m’a laissé encore quatorze longues années à vivre sans elle.

Alors, avant de vous souhaiter toutes sortes de bonnes choses pour la nouvelle année, savourez et rendez grâce pour tout ce que l’actuelle vous a apporté.

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