On a donc défini la taille et l’orientation de la scène. Il reste maintenant à planter le décor de la nouvelle place Impériale, votre actuelle place de la République à Strasbourg. Le plan Conrath a défini les grands axes de la future Neustadt dont celui, structurant et fondamental, qui mène vers l’université déjà en construction.
Avant même de penser à l’aménagement de la place, il faut lancer le chantier du palais impérial.
Le Palais impérial
Nous étions passé en un éclair (et quelques terribles bombardements) de Napoléon III à Guillaume Ier. Et le tout nouveau Deutscher Kaiser souhaitait être hébergé convenablement lors de ses visites à Strasbourg. On dit que, dès 1873, il avait des vues sur le palais Rohan, bientôt libéré de son usage provisoire de bibliothèque universitaire. Mais la ville s’y opposa. Donc, lors de sa première visite, en 1877, puis de nouveau en 1879 et 1886, il logea à la Préfecture que j’avais contribué à rebâtir.
Il fallait bâtir du neuf. Après quelques tergiversations, c’est le projet d’Hermann Eggert, architecte au ministère des travaux publics, qui a été retenu en 1883. On lui devait déjà le nouvel Observatoire ou l’institut de Physique de la nouvelle université.
Preuve de l’aspect complètement politique du “geste architectural”, le Reichstag s’est ému avant même la pose de la première pierre, avec ces mots d’un député : “Le bâtiment doit être un Palais d’un Empereur allemand, il doit symboliser à Strasbourg l’esprit allemand, le génie de l’art allemand […] Il doit montrer à la France que l’Alsace est devenue allemande […] Or l’ensemble du palais n’a rien d’allemand.” Quand on pense que, soixante-dix ans plus tard, on a failli le détruire en le jugeant “trop germanique”…
Eggert revendiquait une inspiration florentine, avec ces pierres de grès jaune à bossages. Mais l’avant-corps central se réclame clairement de l’Antiquité… surmonté d’une coupole néo-baroque berlinoise, le tout couvert de tuiles grecques ! Avant même son achèvement, l’empereur trouva que cela ressemblait à une gare. Puis il mourut. De même que son fils Frederic III, trois mois plus tard. Et c’est finalement son petit-fils Guillaume II qui l’inaugura en 1889.
Nous aurons l’occasion de revenir sur l’intérieur de ce bâtiment qui semblait si mal né. Mais Eggert est allé loin dans l’utilisation des techniques modernes, avec l’utilisation de charpentes et de poutres métalliques, des plafonds en béton… A la même époque, j’étais encore très bois, briques, plâtre ! Et le comble, ganz wildromantisch, c’est l’escalier monumental avec ses cascades d’eau courante. Ces Allemands…
La place Impériale – La place de la République
Le palais encore inachevé, il a fallu déjà réfléchir au centre de la scène, la place en elle-même. Deux premiers projets, ceux d’Eggert et de Frentzen, brisaient sans doute un peu trop le futur axe impérial.
Avec le projet de Conrath, les axes sont préservés (normal, ce sont les siens), mais les quatre jardins ainsi dessinés sont séparés par des voies de circulation qui se coupent autour d’un groupe sculpté. C’est finalement le projet Orth qui sera retenu. Ce dernier préserve aussi les axes mais les transforme en promenades arborées. La circulation se fait sur le pourtour de la place.
Le Landesausschuss ou Délégation régionale
Alors ça, ce fut drôle ! Nous avions voté pour l’élection de l’assemblée régionale en 1874, puis en 1879, et ses 58 membres campaient à droite et à gauche. Comme solution provisoire, on leur construisit d’abord une espèce de… gare de village tout à fait indigne et laide, au Nord de la place. Lors de l’inauguration du Kaiserpalast, il fallut la cacher de l’impérial regard par des des palissades ornées de tresses de fleurs.
De façon moins comique, un concours fut organisé en 1886 pour un bâtiment définitif. Sans trop d’illusions, Auguste – qui m’avait rejoint dans mon cabinet d’architecte – et moi avons décidé d’y participer. Sur plus de trois-cents candidatures, dont la moitié émanant de Prussiens, nous n’avions guère de chances. Et, comme je le craignais, ce schéma se répéta ensuite bien trop souvent dans la construction de la Neustadt.
C’est donc le cabinet Hartel et Neckelmann de Leipzig qui l’a emporté. Achevé en 1892, l’édifice a des proportions plaisantes, même si je trouve le style du corps central un peu lourd, pour une inspiration se réclamant de la Renaissance italienne. La salle de séance se situe à l’arrière, dans une partie que votre époque n’a pas connue.
La Bibliothèque universitaire
Les Allemands avaient bombardé et détruit la bibliothèque universitaire au Temple Neuf. Mais la solidarité internationale reconstitua rapidement un fonds important. Il fallut attendre que le Landesausschuss s’installe sur son emplacement définitif pour que la nouvelle bibliothèque, à la mesure de la vitrine universitaire germanique que devait devenir Strasbourg, trouve sa place.
Fort logiquement, le même cabinet d’architecte leipzigois obtint le marché et le chantier s’acheva en 1895. Sans être identiques, les deux édifices partagent la même inspiration, le même nombre de travées, et déclenchent une perspective plutôt heureuse vers la nouvelle université. La théâtralité de la Neustadt impériale commence à prendre tournure.
Le corps arrière, beaucoup plus massif que dans le Parlement voisin, abrite les magasins de livres.
Un programme sculpté très développé entoure le bâtiment, exaltant la littérature et la science allemandes, mais aussi européennes (on a droit à Molière), de même que quelques grands noms alsaciens comme Herrade de Landsberg (c’était la moindre des choses, après avoir incinéré son Hortus deliciarum) ou Jean Sturm.
La majestueuse salle de lecture puise sa lumière à la spectaculaire verrière qui la surplombe.
Les Ministères Ouest et Est
Etait-ce mon grand âge ? Ou bien ces chantiers qui s’étiraient dans le temps ? Mais j’avoue que la construction des deux ministères qui ferment le Nord de la place m’a moins passionné. Et je trouve cette perspective vers la porte de Schiltigheim plus quelconque que celle vers l’Est.
C’est à Ludwig Levy, l’architecte de la Grande Synagogue, qu’on a octroyé la conception de ces bâtiments. Ils sont plutôt réussis, en rupture avec les précédents, néo-baroque pour le Ministère Ouest (votre actuel Hôtel des Impôts), tirant vers le néo-classique pour le Ministère Est (votre Préfecture). Mais il fallut attendre 1902 et 1911 pour qu’ils soient achevés !
Peut-être à cause de ce qu’ils accueillaient, pas forcément très attirant, mon vieux regard fatigué n’a pas été séduit par ces édifices. Il étaient beaux mais avec un je-ne-sais-quoi d’austère. Sauf… qu’on a bien ri quand les autorités se sont mis en tête de les relier par une espèce de pont des soupirs. Face aux lazzis, elles tentèrent de nous convaincre de la beauté du concept en installant une maquette en bois. Je vous laisse juges !
La statue impériale
Enfin, cerise sur la Schwarzwäldertorte, il a fallu compléter l’ensemble par une statue équestre de Guillaume Ier, l’empereur défunt. On installa cette composition pleine de fougue et de légèreté non pas au centre de la place, mais curieusement à l’extrémité de son axe Est, regardant vers l’Université.
Le Kaiser Guillaume II l’inaugura en mai 1911. On le voit sur la photo en conversation avec le Grand Duc de Bade. Derrière eux se tient le conseiller municipal Zorn von Bulach, et à leur gauche le Statthalter Comte von Wedel et le chancelier du Reich von Bethmann Hollweg.
Vous l’avez compris, dans ces lignes, je ne me suis pas étendu sur les bâtiments eux-mêmes, ni surtout sur leurs intérieurs. Nous aurons sûrement l’occasion d’y revenir. Ce qui m’intéressait était ce gigantesque décor destiné à ancrer Strasbourg dans le Reich allemand. Ainsi donc, il avait fallu 33 ans pour qu’il soit achevé. Et sept ans plus tard, son ambition était déjà caduque, Strasbourg revenant à la France. Vanité des vanités… Mais je n’étais plus de ce monde. C’est mon fils Auguste qui vous en parlera un jour.
Toujours l’excellent site de l’Inventaire du Grand Est
La Neustadt de Strasbourg, un laboratoire urbain, aux éditions Lieux Dits
Strasbourg, panorama monumental – G. Foessel, J.-P. Klein, J.-D. Ludmann et J.-L. Faure – Mémoire d’Alsace
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