Épisode 1 : “De l’ivresse…”
Nous en avons des « vieux marchés » à Strasbourg ! Après le « Vieux-Marché-aux-Poissons », après l‘évocation du « Vieux-Marché-aux-Grains » près des Grandes Arcades, du « Marché aux chevaux » du Broglie, il est bien normal que je vous fasse connaître « mon » Vieux-Marché-aux-Vins. Et puis cet axe important prend sa source sur la place Saint-Pierre-le-Vieux que nous avons visitée la semaine dernière. Enfin, nous y avons habité au numéro 17, de 1877 à 1880.
Pour celles et ceux qui ne me connaissent pas encore,
je suis Antoine Wendling, architecte strasbourgeois né en 1828.
Je raconte dans ces pages quelques souvenirs de ma vie professionnelle ou familiale dans la capitale alsacienne que j’ai tant aimée.
En suivant ces liens, vous pouvez mieux nous connaître, moi et ma petite famille.
Impossible, pour vous, de voir la maison dont nous habitions le 3e étage. Elle a été détruite, hélas. Celle qui est à sa droite sur la photo a disparu pour élargir la petite rue du Vieux-Marché-aux-Vins. Et la « nôtre » n’a pas survécu à votre 2e guerre mondiale. Elle est remplacée par un immeuble moderne très laid à mon goût.
Forum vini
Notre rue va de la place Saint-Pierre-le-Vieux à la rue du Noyer. Depuis au moins le XIVe siècle, elle est connue comme lieu de négoce du vin. Piton raconte que les vignerons de la région située entre Wissembourg et la Zorn vendaient leurs crus au niveau de la place du Vieux-Marché-aux-Vins. Ceux qui venaient des villages entre la Zorn et Sélestat stationnaient devant l’église. Les vins étaient alors goûtés par des officiers nommés par le Sénat, avant d’être livrés à leurs acquéreurs.
Au niveau de la petite rue du Vieux-Marché-aux-Vins, donc du pont de Saverne actuel, s’élevait la Speyerthor, porte de Spire. On l’appelait aussi Bischofsthor, porte épiscopale. Dédiée à l’évêque Conrad de Hunebourg qui fit bâtir ces remparts à la fin du XIIe siècle, c’est par elle que les évêques sortaient de la ville pour rejoindre leurs châteaux du Kochersberg ou du Haut-Barr. Elle jouissait même du droit d’asile.
De nombreuses demeures canoniales ou nobiliaires bordaient la rue. Ainsi la famille Hohenlohe habitait-elle son hôtel au niveau de l’actuel numéro 25, voisine de la belle maison du chapitre de Neuwiller, dont je vous raconterai la fin. On y trouvait aussi des hôtels pour voyageurs et quelques brasseries.
Notre rue du Vieux-Marché-aux-Vins
Mais je ne veux pas ici vous narrer toute l’histoire de cette rue. La page n’y suffirait pas. Mes connaissances non plus, d’ailleurs. Non, j’aimerais vous en montrer quelques aspects qui ont disparu de vos jours, vous plonger dans la rue qui s’ouvrait sous mes fenêtres, peu avant 1880.
Lithographie de David d’après A. Guesdon, célèbre pour ses vues aériennes.
L’original de 1855 a visiblement été corrigé autour de 1870
Et pour cela, quoi de mieux que cette représentation du quartier depuis une montgolfière ? Votre esprit affuté n’aura pas de mal à la situer vers 1868. En effet la nouvelle nef catholique de Saint-Pierre-le-Vieux est déjà construite. On distingue encore aisément la haute silhouette du Temple Neuf, pas encore détruit par les bombes prussiennes. Mais le pont du maire Kuss n’est pas encore construit, le quai Desaix pas encore percé.
Alors certes, l’auteur (ou le correcteur) y met un peu de fantaisie et d’imagination. Par exemple, la tour “catholique” de l’église qui n’existe pas encore et n’aura jamais cette apparence. Mais d’autres détails sont très fidèles, comme la toiture biscornue de la deuxième maison du quai Desaix en partant de la droite. Nous l’avions vue sur une photo de Saint-Pierre-le-Vieux vers 1890.
On y voit aussi que la maison que nous habitions, comme nombre de ses voisines, avait une double façade, la seconde donnant sur le quai Desaix. Ainsi, à droite de la nôtre se trouvaient, depuis des temps immémoriaux, les bains de Spire. La veuve Kuhn, notre voisine du 15, exploitait cet établissement bien agréable de “bains russes de vapeur”.
Les bains de Spire
La petite maison d’entrée donnant sur la rue du Vieux-Marché-aux-Vins, ainsi que sa voisine, dataient du XVIe siècle. Ce n’est qu’après notre déménagement vers mon nouvel immeuble du quai Kellermann qu’elles furent remplacées par l’édifice que vous voyez encore de vos jours.
Du côté de Saint-Pierre-le-Vieux
Mais revenons d’abord près de l’église et de sa nouvelle nef que j’avais contribué à construire. Même si les devantures visibles sur cette photo de 1900 ne lui rendent pas justice, un très bel immeuble fin XVIIIe marquait l’entrée de la rue sur la place Saint-Pierre-le-Vieux. Sur sa troisième face s’ouvrait la rue du Jeu-des-Enfants, vis-à-vis du presbytère et de l’école Saint-Pierre-le-Vieux. Il semblerait qu’un incendie ait ruiné cette belle demeure classique, mais… pourquoi l’avoir remplacée par une telle horreur ? (Vous pouvez voir un avant / après dans la rubrique “La place Saint-Pierre-le-Vieux” de l’article précédent)
C’est d’ailleurs une constante de la pauvre rue du Vieux-Marché-aux-Vins. L’avez-vous remarquée ? Elle est totalement hétéroclite, aussi bien dans les styles de ses bâtiments, que dans leurs hauteurs… et ne parlons pas des vitrines et devantures.
Les numéros 1 et 1a
Il y avait à cet emplace-ment, pendant la construction de l’église, des maisons et un jardin canoniaux. On les aperçoit sur nos gravures plus haut.
Juste avant le siège de 1870 démarra la construction d’un plus vaste immeuble qui subit beaucoup de mutation par la suite. Moi, j’ai connu la base néo-classique. Mais pas le curieux couronnement qui a été imaginé beaucoup plus tard.
Curieusement, l’immeuble précédent dans la rue porte le n°1a. Il occupe le reste du jardin et a été bâti beaucoup plus tard, en 1898. Comme le n°1, il offre deux façades pratiquement similaires sur la rue et sur le quai. Ici, Eugène Haug et Albert Brion explorent le néo-baroque de façon assez réussie. Les ferronneries et les devantures en fonte du commerce sont particulièrement remarquables.
Mais cette adresse est aussi tragiquement célèbre pour le rare accident de chantier qui s’y produisit. L’immeuble en construction s’effondra le 6 janvier 1898, tuant sept ouvriers.
La cour de Haslach
En face, au numéro 4, s’élevait de mon temps une curieuse petite bâtisse d’apparence modeste. L’entrée principale se trouvait rue du Jeu-des-Enfants. Sur la rue du Vieux-Marché-aux-Vins, les marchands de meubles Bloch et Bernheim se partageaient le rez-de-chaussée. Est-ce pour cette raison que d’aucuns appelaient la demeure “Judenhof” ? Je ne l’ai jamais su clairement. Le tout fut mis à terre à la fin du siècle.
L’hôtel Continental, au 4 rue du Vieux-Marché-aux-Vins
Il faut avouer que cette masure était curieusement basse dans son environnement. Alors on construisit à la fin de ma vie, en 1900, quelque chose de curieusement haut à la place : l’hôtel Continental.
Charles Stieffel, jeune architecte de Mulhouse, alla encore plus loin que Haug et Brion dans le néo-baroque. Et dans l’aspect aussi curieusement dissymétrique, soit-dit en passant… On peut penser aussi au grand immeuble bancaire de Salomon, rue du Dôme. A mon goût, c’était un peu “trop”, avec notamment ces colonnes de porphyre du corps central, qu’on retrouvait dans la salle de la brasserie-restaurant Walsheim, au rez-de-chaussée. Il faut noter que ce grand ensemble présente une façade aussi richement décorée du côté de la rue du Jeu-des-Enfants.
On qualifiait ce style de “Beaux-Arts”, en référence à l’école parisienne du Second Empire. Les exemples s’en inspirant poussaient comme des champignons dans la ville…
Nos vis-à-vis
En face de chez nous, de la cour de Haslach à la petite place, la succession de petits immeubles révélait bien la physionomie du Vieux-Marché-aux-Vins de l’époque. Il en reste quelques exemples.
Des maisons anciennes assez disparates, de deux ou trois étages, de qualités diverses, mais avec un certain charme dans leur authenticité.
C’était le domaine des négociants en meubles, dont Bloch qui s’était déplacé de quelques numéros. Jusqu’à la fin de ma vie, on a vendu des meubles dans ces petites boutiques. La seule exception était la boulangerie de monsieur Krencker, au numéro 16, dans une belle maison à deux portes cochères qui n’existe plus.
L’immeuble Stern, 16 rue du Vieux-Marché-aux-Vins
Elle fut remplacée en 1898 par un grand immeuble compliqué de Samuel Landshut, avec oriel, colonnes, volutes baroques et frontons Renaissance. Le fabricant de toiles Stern en était le donneur d’ordre. Le style pouvait se comparer à celui de l’édifice que le même architecte avait construit deux ans plus tôt un peu plus loin, en face. Nous en parlerons la semaine prochaine. Ce bâtiment n’a pas survécu pas jusqu’à vous.
Vous voyez, avec les numéros 1a, 4 et 16 la volonté monumentale qui animait les commanditaires, avec des styles éclectiques en eux-mêmes et sans rapport avec le bâti préexistant.
La place du Vieux-Marché-aux-Vins
Mais nous avions aussi une jolie vue sur la petite place du Vieux-Marché-aux-Vins. La fontaine et le monument Stoeber vinrent beaucoup plus tard, en 1898.
Mais l’endroit était agréable et nous permettait de bénéficier d’une vue dégagée depuis chez nous, jusqu’à la rue du Jeu-des-Enfants. Plus tard, avant la mort d’Adélaïde en 1900, nous aurions plaisir à manger une bonne matelote ou des écrevisses chez Kiefer Freddel., le restaurant à droite de l’image.
Le monument Stoeber
Au numéro 9, dans une maison modeste appelée Zu den Dreschen et qui n’existe plus, habitait Ehrenfried Stoeber, notaire de son état, et poète par passion. Lui et ses fils Auguste et Adolphe furent de grands promoteurs de la poésie en alsacien. Il exprimait son amour de la langue allemande et de la patrie française. Éternel déchirement alsacien…
« Meine Leier ist deutsch, sie klingt von deutschen Gesängen,
Liebend den gallischen Hahn, treu ist französisch mein Schwert,
Mag er über den Rhein und über den Wasgau ertönen :
Elsass heißt mein Land ! Elsass, dir pocht mein Herz ! »Ma lyre est allemande, elle résonne de chants allemands,
Ehrenfried Stoeber
Aimant le coq gaulois, mon épée est fidèle à la France,
Puisse ce cri résonner par-delà le Rhin et les Vosges :
Mon pays s’appelle Alsace ! Alsace, mon cœur bat pour toi !
Et donc, en 1898, grâce à une souscription dans toute la province, Berninger et Kraft érigèrent cette double fontaine ornée des médaillons des trois poètes.
Le Gimpelmarkt
Une fois par semaine, sous nos fenêtres, s’étalait le Gimpelmarkt. Certains disent que c’était un des plus vieux marchés de Strasbourg. Seyboth affirme qu’il s’est installé place du Vieux-Marché-aux-Vins dès le milieu du XVe siècle. C’était un aimable bric-à-brac, dont vous retrouvez un peu l’ambiance rue du Vieux-Marché-aux-Poissons le samedi matin. Sauf qu’à mon époque s’y mêlaient encore quelques charlatans et arracheurs de dents. Et ce malgré une réglementation assez précise qui imposait par exemple de savoir parler une de deux langues de la cité, d’y être domicilié et de fournir un certificat de bonne mœurs.
Avec l’aménagement de la place en square entourant la fontaine Stoeber, le marché aux guenilles émigra autour de l’ancienne gare. Nous en avions déjà parlé ensemble.
Je vous invite à revenir la semaine prochaine pour explorer le reste de la rue du Vieux-Marché-aux-Vins, de cette place jusqu’à la rue du Noyer. Et passer de l’ivresse … au Kàtzejàmmer !
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Comme une plume
Antoine Wendling, biographe rédacteur
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Strasbourg, panorama monumental – G. Foessel, J.-P. Klein, J.-D. Ludmann et J.-L. Faure – Mémoire d’Alsace
Strasbourg illustré – Frédéric Piton
Dictionnaire historique des rues de Strasbourg – Le Verger éditeur
Sept siècles de façades à Strasbourg – Elisabeth Loeb-Darcagne – I.D. l’Edition
Strasbourg 1878 à 1945 – Patrick Hamm – Editions du Signe
Merci à l’excellent site de Jean-Michel Wendling, une mine ! : https://maisons-de-strasbourg.fr.nf/
Toujours l’incontournable et précieux https://www.archi-wiki.org d’où viennent certaines illustrations
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