Bien des bâtiments, à Strasbourg, ont vu leur importance ou leur destination se modifier entre mon époque et la vôtre. Le Palais impérial de la place de la République, par exemple, ou encore le Landesausschuss… La gare de Strasbourg est la première et la plus vaste construction du temps allemand. Elle revêtait et revêt toujours un caractère stratégique, politique et culturel. De mon temps comme du vôtre, elle relie des territoires et des pays, promet des vacances, célèbre des retrouvailles et pleure des séparations.

Pour celles et ceux qui ne me connaissent pas encore,
je suis Antoine Wendling, architecte strasbourgeois né en 1828.
Je raconte dans ces pages quelques souvenirs de ma vie professionnelle ou familiale dans la capitale alsacienne que j’ai tant aimée.
En suivant ces liens, vous pouvez mieux nous connaître, moi et ma petite famille.
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L’ancienne gare du Marais Vert

Je vous l’ai dit dans un précédent billet, j’aimais beaucoup notre gare, dont le bâtiment sobre et classique avait été achevé en 1854. Il était l’œuvre de Jean-André Weyer, comme la Manufacture de tabac, à la Krutenau.
Mais il suffit de regarder le plan de l’époque pour comprendre. Témoin d’un chemin de fer encore embryonnaire, l’édifice n’accueille que quelques voies. Trop peu pour les voyageurs, trop peu pour les marchandises. Surtout, c’est une gare terminus, en cul-de-sac, laborieusement pensée pour les lignes Strasbourg-Paris et Strasbourg-Bâle.
Si les bombardements de 1870 endommagent gravement les installations ferroviaires, le bâtiment est moins gravement touché. Les Allemands rebâtissent le tout, surtout pour des raisons militaires. Au passage, ils exhaussent le pavillon central, ce que j’ai toujours regretté. Mais la gare a servi jusqu’en 1883. Et, convertie ensuite en marché couvert, formait un horizon que j’aimais admirer depuis mes fenêtres…

Un quartier à reconstruire

D : l’ancienne caserne du Marais Kageneck – E : le bastion des Payens
Dès 1871, la municipalité, encore dirigée par des maires strasbourgeois — Jules Klein puis Ernest Lauth, les successeurs d’Emile Kuss —, veut reconstruire les faubourgs. Ils ont été presque entièrement anéantis par les bombardements prussiens. Ils abritaient principalement des maraichers, dans de petites maisons à deux niveaux, desservies par une voirie peu pratique. On profite alors de cette reconstruction pour assainir l’ensemble.

le dessin de l’ancienne caserne le long de la rue du Marais-Kageneck est délimité en traits pointillés, 1871 (AVES)
Ici, on veut être efficace, tracer des voies orthonormées, les lotir d’immeubles simples et fonctionnels, à mille lieues des démonstrations qui orneront la Neustadt allemande au nord-est. La nouvelle voirie implique de détruire la caserne du Marais Kageneck, long bâtiment de 200 m qui venait obstruer la rue Kuhn. On décide, dans un premier temps, de la remplacer par une nouvelle caserne au droit du bastion des Payens. Devant la nouvelle caserne, on prévoit une place et, peut-être, un marché couvert.
Nous reparlerons bientôt de ce quartier Kageneck. J’y ai construit l’une ou l’autre chose.
Le bastion des Payens
Mais, face à l’impossibilité d’agrandir la gare du Marais Vert faute de terrains disponibles, il faut se résoudre à en déplacer la localisation. Le choix se porte sur le bastion des Payens. Qu’il faut négocier âprement avec les militaires.
Le dessin du quartier Kageneck, des boulevards à naître, des nouvelles fortifications allemandes — dont nous avons parlé récemment —, tout dépend de longs palabres menés jusqu’en 1878 !
La gare de Strasbourg, capitale du Reichsland
La nouvelle gare, premier édifice de la Neustadt construit par les Allemands, serait donc la partie « publique » d’un complexe ferroviaire incomparablement plus grand que le précédent. Imaginez : 37 ha, presque la moitié de la surface de la Grande Île !

La toute nouvelle Kaiserliche Generaldirektion der Eisenbahnen in Elsaß-Lothringen, créée dès décembre 1871 — preuve de l’importance stratégique accordée par l’empereur aux liaisons ferroviaires — affine son projet. Et, en juin 1873, une loi impériale alloue une première enveloppe de 2 880 000 marks au projet. Je ne sais pas si vous imaginez ! Finalement, l’ensemble coutera 14 millions de marks, dix fois plus que les Bains Municipaux, pour vous donner un ordre de grandeur.
C’est l’architecte des chemins de fer allemands Beemelmans qui est en charge de la conception d’ensemble des installations ferroviaires. Il en détermine l’orientation et l’ampleur.
Les militaires cèdent gracieusement l’immense terrain à la Direction générale des chemins de fer. En contrepartie, ils obtiennent des voies réservées et exigent que la gare soit fortifiée. Comme il s’agira d’une gare de passage intra muros, il faudra que les voies traversent les nouvelles fortifications par des tunnels munis de portes blindées.
Johann Eduard Jacobstahl
Après l’inévitable concours – réservé à des candidats de langue allemande -, on confie la création des nouveaux bâtiments de la gare à un architecte berlinois, Johann Eduard Jacobstahl. Il avait fait ses études à l’Académie d’architecture de Berlin et était auréolé du titre d’architecte national depuis 1872.
Dans l’Empire allemand, les gares avaient, à juste titre, une importance capitale. On n’allait pas attribuer le chantier de la gare de la nouvelle capitale du Reichsland à un architecte alsacien quand même. On était là dans le registre des édifices officiels, au même rang que les nouvelles fortifications ou la future Poste impériale.
Jacobsthal est un habitué des gares, si l’on peut dire. Il venait tout juste d’achever la seconde gare de Metz, à mon sens plus réussie que la grosse chose construite vers la fin de ma vie.

Il devait travailler aussi à la Stadtbahn de Berlin avec, notamment, la réalisation de la gare de l’Alexanderplatz. Gardez ses rotondes à coupoles dans un coin de votre mémoire…

La nouvelle gare voyageurs
Tandis que le front ouest des nouvelles fortifications s’achève, on commence, en mai 1878, la démolition des anciens bastions situés entre la porte Blanche et la porte de Cronenbourg.

Le style proposé par Jacobstahl est, disons, sans surprise. Moins original que le Rundbogenstil exploré à Metz en 1878, il oscille entre néoroman, néogothique et références classiques. Mais je ne pouvais m’empêcher de voir quelque chose de religieux dans ces grandes gares allemandes. Ces immenses vitraux, ces tours, ces frontons… Les gares et les postes étaient sacrées pour les Prussiens.
Donc, un bâtiment large et étroit, en grès bigarré, avec un avant-corps imposant, correspondant au hall de départ, percé de trois larges vitraux à quatre baies ascendantes, surmontées de petites baies rondes. Les façades sont richement ornées de sculptures d’Otto Geyer.
Les trains au-dessus
Non, ce que j’ai trouvé architecturalement original dans la conception de cette gare est ailleurs : ce sont les trains qui enjambent les voyageurs et non l’inverse. Tout le réseau imaginé par Beemelmans est surélevé. Il passe aussi bien au-dessus de la circulation hippomobile ou automobile que des flux de voyageurs.

De part et d’autre du bâtiment central, de simples façades cachent les quais.
Les voyageurs et les voitures en-dessous
Cette conception implique la création d’audacieux ponts-rails pour franchir les faubourgs en amont des nouvelles portes fortifiées.
Non seulement les voitures ne franchissent jamais les rails, ce qui occasionnerait des arrêts du trafic, mais le haut remblai constitué par les voies procure une autre ligne de défense.
Jacobstahl sépare la circulation des voyageurs en partance, de ceux qui arrivent, la desserte du courrier, dans trois tunnels différents passant sous les voies, et auxquels s’ajoutent des tunnels de services.

Les voyageurs montent ou descendent des quais par des escaliers ou des ascenseurs, sans jamais avoir à enjamber ou traverser des voies.

10. laverie. 11. colis postaux. (Strassburg und seine Bauten, 1894)
Toutes les grandes gares allemandes construites dans cette période adopteront ce principe de fonctionnement. Le grand bâtiment devant les voies abrite les halls de départ et d’arrivée, des buffets et salles d’attente, le service de billetterie, les services de bagages entièrement séparés de la circulation des voyageurs. Efficacité et organisation germaniques !
Une riche décoration impériale
Derrière ses vastes verrières réalisées par Ott, le hall de départ est paré de deux grands tableaux d’un peintre prussien nommé Hermann Knackfus (cela ne s’invente pas) qui soulignent et illustrent avec une finesse rare le retour de l’Alsace à l’Empire. Ce garnement de Hansi a dû bien s’en amuser…

remettant les joyaux de la couronne à la ville de Haguenau

Au premier étage, Jacobstahl aménage un riche salon pour l’Empereur, donnant directement sur le quai. Les mauvaises langues diront qu’il n’y mit jamais les pieds.
Pourtant, on avait vu large, avec aussi un salon pour l’Impératrice, une pièce pour les domestiques, un cabinet d’aisance et une antichambre. Le tout soigneusement décoré par Jacobstahl lui-même, ornemaniste autant qu’architecte.

Ce qui ne découragea pas Hermann Eggert, l’architecte dont nous avons déjà tant parlé à propos de l’Université, d’y adjoindre plus tard, en 1901, un escalier privé, au détriment de la symétrie générale de l’édifice.

Mais, soyons juste, le soin ornemental n’est pas réservé aux augustes voyageurs. Même les salles d’attente de troisième classe sont traitées avec les égards que mérite un édifice destiné à accueillir l’Europe entière dans une capitale désormais allemande.

Les marquises
Au risque de surprendre, de tout le grand édifice ferroviaire de Jacobstahl, ce sont les marquises qui m’ont le plus agréablement impressionné.
L’ornementation de ces éléments plus « industriels » et leur raccord avec l’architecture traditionnelle du bâtiment en pierre me semblaient très réussis.
Par contre, faire entrer la lumière du jour supposerait un système de nettoyage… Les marquises de gares sont toujours si sales.
Mettre en scène la gare de Strasbourg
Cela n’a pas échappé à votre regard aiguisé, la place en amphithéâtre dessinée primitivement par le contournement du bastion des Payens ne correspond pas à l’axe choisi pour les voies. C’est krumm, comme le raccordement de la place Broglie à la nouvelle place impériale. Alors Jacobstahl s’emploie – efficacement – à dissimuler cette distorsion. D’abord par une profusion de verdure.

On distingue les deux grands candélabres entre les arbres et la gare
Deux gigantesques candélabres éclairent, à l’électricité s’il vous plait, le parvis de la gare. Ils portent à 22 m de hauteur la couronne impérial surmontant l’aigle. Et peuvent servir de porte-drapeaux dans les grandes occasions.
Ensuite, aux extrémités de la place, Jacobstahl construit, en même temps que la gare, deux grands édifices administratifs.
L’administration de la gare de Strasbourg

Ces grands pavillons en L viennent fermer les angles de la longue façade de la gare. Pensés dès l’origine par Jacobsthal, ils en sont constitutifs et jouent un rôle dans notre histoire d’axe.
En effet, s’ils sont symétriques, ils n’ont pas la même profondeur. Ce qui permet à leurs façades principales d’être dans l’axe des nouveaux boulevards, et non dans celui de la gare.
Leurs imposantes rotondes d’angle à coupoles aplaties — oui, comme à la gare de l’Alexanderplatz à Berlin — attirent l’œil, le distraient de la distorsion d’axe et préservent la symétrie de l’ensemble. Astuce !
L’édifice de droite abrite la Kaiserliche Generaldirektion der Eisenbahnen in Elsaß-Lothringen, avec les appartement du directeur dans la rotonde. Celui de gauche, plus modeste, est réservé à la direction de la gare.

Les ailes supplémentaires
Même si elle a été mise en service en 1883, la gare n’a cessé d’évoluer jusqu’à la fin de mon existence. Vous l’avez remarqué, entre le bâtiment central et les grands pavillons administratifs, de simples façades occultent au départ les voies et les quais.

C’est encore Jacobstahl qui dessine en 1900 les plans d’un nouveau bâtiment placé à droite de la gare. Il est destiné à recevoir un bureau de poste et un centre de tri.
On construira l’identique à gauche, en 1906, pour agrandir le service de tri des bagages. Tout reste ainsi symétrique et dans un style architectural homogène. Si vous parcourez l’ensemble construit par Jacobstahl d’un bout à l’autre, vous aurez fait pas moins de 450 m !

Celles et ceux qui commencent à me connaître à travers ces lignes le savent : je n’ai jamais été un fervent défenseur de l’architecture officielle germano-prussienne. Mais la gare de Jacobstahl, malgré son immensité pour l’époque, a eu le mérite d’éviter la surenchère démonstrative. On aurait évidemment pu se passer de toutes les références à l’Empire, notamment les fines fresques du professeur Knackfuss. Mais les Allemands nous ont laissé un solide réseau ferroviaire et près de 350 gares en Alsace !
Dans mon sommeil éternel, il m’est arrivé un rêve étrange : quelqu’un avait recouvert la grande façade de Jacobsthal d’une sorte de grosse larve en verre… Les rêves sont si déroutants parfois !
Comme une plume
Antoine Wendling, biographe rédacteur
Faites de votre vie,
de leur vie, un livre !
Sophie Eberhardt – Les enjeux urbains et patrimoniaux de la reconstruction après la guerre franco-prussienne à Strasbourg – Revue d’Alsace 2016
Strassburg und seine Bauten
La Neustadt de Strasbourg, un laboratoire urbain, aux éditions Lieux Dits
Toujours l’incontournable et précieux https://www.archi-wiki.org
Et celui des Archives de l’Eurométropole : https://archives.strasbourg.eu/
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