Ou le rescapé de la noyade…
Si l’on met de côté les nouvelles artères créées par la Grande Percée, la rue du Noyer à Strasbourg est sans doute l’une des moins “authentiques” de la Grande Île. Il n’y subsiste qu’un petit bout de bâtiment ancien, sorte de résistant pathétique à la folie des hommes, à celle des promoteurs et à la soif perpétuelle de “modernité”.
Pour décrire son évolution, exceptionnellement, nous parlerons à quatre voix, avec ma fille Marie, ma petite-fille Jeanne et mon arrière petite-fille Nicole. Depuis la naissance de la voie, en 1833, près de deux siècles ont transformé cette artère si importante.
Pour celles et ceux qui ne me connaissent pas encore,
je suis Antoine Wendling, architecte strasbourgeois né en 1828.
Je raconte dans ces pages quelques souvenirs de ma vie professionnelle ou familiale dans la capitale alsacienne que j’ai tant aimée.
En suivant ces liens, vous pouvez mieux nous connaître, moi et ma petite famille.
Comme une plume
Antoine Wendling, biographe rédacteur
Faites de votre vie,
de leur vie, un livre !
La ruelle du Noyer
A l’origine, il y avait là un réseau de petites ruelles s’enfonçant depuis la rue de la Haute-Montée ou la rue Thomann vers le canal du Faux-Rempart. Mais sans l’atteindre, celui-ci étant bordé de maisons, sans quai. De l’Ouest vers l’Est, donc en regardant le canal, se succédaient la ruelle de l’Ours, celle du Noyer, celle du Roitelet et enfin la ruelle Marbach. En 1833, il fallait ouvrir une voie de communication entre la nouvelle Halle aux Blés du Marais Vert et la place d’Armes (actuelle place Kléber). La Ville racheta donc les ilots d’étroites bâtisses situées entre les ruelles de l’Ours et du Noyer, les fit détruire, et la nouvelle rue du Noyer vit le jour. Mais… il vous reste un petit souvenir de la ruelle de l’Ours. Levez la tête !
La rue du Noyer côté pair
C’est dans le même élan d’urbanisme que les quais furent construits, entre 1831 et 1832, depuis les Ponts Couverts jusqu’au théâtre. A l’angle du nouveau quai de Paris et de la nouvelle rue du Noyer, on a rapidement bâti le très bel Hôtel de la ville de Vienne. Les numéros 2, 4 et 6 sortirent de terre dans la même décennie. S’y succédaient un marchand d’œufs, la boucherie Rebstock et la droguerie Jost. Et au bout, au-delà de la rue Thomann, faisant le coin avec la rue du Vieux-Marché-aux-Vins, la pharmacie du Cygne. Curieusement, les traces iconographiques de ce côté pair sont inexistantes…
La rue du Noyer côté impair
Au tout début de la rue, faisant le coin avec le nouveau quai Kellermann, les fabricants de pipes Hurel et Greyenbiehl firent construire, en 1836, leurs ateliers et magasins, dans un grand bâtiment néo-classique. Il faut essayer de l’imaginer dans un ensemble formé par la nouvelle Halle aux Blés et la gare qui sortira bientôt de terre en face du canal. Le tout avait une certaine cohérence.
Hélas, assez rapidement, la partie basse gagna un étage et s’aligna avec les deux pavillons latéraux. Ce qui, à mon sens, détruisait quelque peu l’harmonie d’ensemble.
La maison suivante était plus ancienne, adresse vénérable et aimable s’il en est, puisqu’il s’agissait de l’hôtel-restaurant Au Rocher de Sapin, notre cher Tannenfels, où je venais souvent depuis la maison toute proche boire un Stamm avec mes amis du quartier. Il faisait le coin entre la rue du Noyer et la rue Thomann, en face de la droguerie Jost. C’était un bel immeuble XVIIIe, avec son toit mansardé et ses encadrements de fenêtres travaillés. La ruelle du Roitelet filait alors juste à droite du restaurant.
Mais à l’origine, le vrai Rocher de Sapin, c’était la dernière maison de la rue, au-delà de la rue Thomann. Cette très ancienne maison, avec un oriel rajouté en 1694, abritait de mon temps un commerce de textiles, chez Schwab et Lévy. Mais l’auberge y était resté jusqu’à la guerre de 1870. Et juste de l’autre côté de la rue du Noyer, on aperçoit le coin de la pharmacie du Cygne.
Le Louvre, grand magasin
Je suis Marie Muller, la fille d’Antoine. Je prends la suite de papa pour évoquer la naissance d’un de ces grands magasins typiques du XXe siècle naissant. Le premier fut Le Louvre, au coin de la rue du Noyer et de la rue de la Haute-Montée. Ouvert en 1906, il utilisait au départ deux maisons. Celle construite en 1899, primitivement pour Eugène Robert, dans un style particulier ; et l’immeuble construit l’année précédente par le dentiste Wisner, elle aussi très typée Jugendstil, cet art nouveau qui commençait à infuser la Neustadt allemande. Ce principe de grand magasin où l’on vendait de tout m’amusait : on y trouvait aussi bien des brouettes que de la corseterie, des charrettes ou des vêtements pour hommes… Tenez, la robe que je porte sur la photo ci-contre venait du Louvre. Jeanne et René adoraient que je les y emmène. Leurs yeux pétillaient !
A côté, au 3 de la rue de la Haute-Montée, le fabricant de linge de lit Erlenbach avait bâti un immeuble encore plus furieusement “Art Nouveau”. Il était spectaculaire, vraiment. On y trouvait beaucoup plus que du linge de lit : des vêtements de toutes sortes, des dessous, du linge de maison, des articles de sport, et même les tenues nécessaires à cette activité naissante qu’était le ski. Nous avions adopté la petite station suisse de Kandersteg pour nous y essayer.
Finalement, les grands magasins du Louvre grignotèrent progressivement les immeubles mitoyens pour étendre toujours davantage leur surface de vente.
Côté rue du Noyer, une petite révolution avait eu lieu, qui avait rendu papa furieux. Son cher Rocher de Sapin avait décidé de se moderniser en faisant construire un bâtiment tout neuf. Alors certes, il était plus dans l’air du temps (et assez réussi avec son angle coupé rappelant la maison familiale). Mais papa a dû se passer de Tannenfels pendant les deux années du chantier… Heureusement qu’il n’a pas eu à vivre la destinée future de cette pauvre institution.
Les Grandes Galeries
Je suis Jeanne, la fille de Marie Muller.
Ce que maman ne dit pas, c’est que grand-papa Wendling devait ravaler un peu de rancœur. Tous les immeubles dont elle vous a parlé avaient les mêmes architectes, les jeunes Berninger et Krafft. Peut-être se sentait-il un peu dépassé par le style audacieux de la nouvelle génération ?
Ceci dit, leurs œuvres eurent une durée de vie limitée ! Vingt-cinq ans… quel gâchis.
En 1925, le jeune et audacieux Théo Berst détruisit les 1, 1bis et 3 rue de la Haute-Montée et remplaça l’ensemble par un édifice d’un genre tout nouveau, d’un modernisme qui nous ébouriffa quelque peu. On parlait beaucoup de futurisme dans ces années-là. On n’en était pas loin. Mais, au-delà des surfaces de vente de ces nouvelles Grandes Galeries, beaucoup plus aérées et lumineuses, j’ai toujours apprécié, à l’angle de la façade, ce discret rappel de l’oriel du Tannenfels originel…
Vous qui passez encore à cet endroit, savez-vous que cette construction est toujours présente ?
En-dehors de cela, la rue du Noyer n’avait pas subi trop de changements à cette période.
Mais ensuite, ce fut le grand cataclysme. Pendant la guerre, tandis que nous étions annexés pour la seconde fois de ma vie, les Grandes Galeries devinrent “Elka”, pour Elssäsische Kaufhaus.
Dans cette période de restrictions sévères, on n’y trouvait de toutes façons pas grand chose !
Le 11 août 1944, un bombardement américain fit de très gros dégâts dans la rue du Noyer. Comme nous avons eu peur ce jour-là, tandis que, depuis notre cave, nous entendions le fracas des bombes à cinquante mètres…
Il fallut alors commencer à reconstruire… Les gérants du Rocher de Sapin obtinrent le droit d’exploiter ce qu’il restait de l’établissement, c’est-à-dire juste le Rez-de-Chaussée, en attendant mieux.
Et le “mieux” sortit de terre de l’autre côté de la rue, avec ce grand immeuble de béton grisâtre, que je n’ai jamais aimé. Il est un peu dans l’esprit de la reconstruction du Havre, mais sans rapport avec l’esprit du lieu. La rue du Noyer avait gagné quelques mètres en largeur. On était en 1957. Pour la première fois en trois siècles, le Rocher de Sapin traversait la rue pour s’installer au n°6.
Le Printemps
Je suis Nicole, la troisième fille de Jeanne. A la Libération, j’avais 17 ans. L’entrée des chars de Leclerc dans la ville reste un des plus beaux souvenirs de ma vie.
J’ai vécu la suite de la mutation de cette rue du Noyer si proche.
Très longtemps a subsisté le reste de la fameuse fabrique de pipes, côté impair. En partant du quai, on y trouvait les pompes funèbres Erb, l’excellente pâtisserie Kautzmann, puis Gaertner, notre chausseur pendant des décennies. Il y eut un temps, à l’emplacement du rideau de fer sur la photo, le rayon fruits et légumes des Grandes Galeries. C’était bien pratique. Et enfin un petit bout du grand magasin en rez-de-chaussée. Mais la grande surface s’était considérablement agrandi, notamment en construisant, en 1960,
une grosse extension à l’emplacement du pavillon droit de la fabrique de pipe, et surtout du Rocher de Sapin. Ce nouveau bâtiment très massif enjambait désormais la rue Thomann. La surface commerciale était immense. J’appréciais particulièrement l’alimentation au 4e étage, si pratique à deux pas de la maison. Ou encore le salon de thé panoramique au 8e étage. Il y avait des saisons comme la “Fête alsacienne” au automne, ou Noël, ou la saison du Blanc. C’était à la fois immense en familial.
J’aimais un peu moins l’immense silo à voitures construit sur le quai, le premier du genre à Strasbourg. Mais il était parfois bien pratique pour se garer. En 1979, les Grandes Galeries sont devenues le Printemps. Un peu plus luxueux. L’alimentation s’était transformée en “Printemps Gourmet”, beaucoup moins abordable. C’était déjà moins familial.
En 2013, avec les fonds d’investissement devenus propriétaires du magasin, ce virage vers le luxe se transforma en épingle à cheveux. Doublée d’un rhabillage total du bâtiment de Berst par Christian Biecher, un architecte parisien originaire de Strasbourg. Disons que cela n’a laissé personne indifférent… Et je me demanderai toujours ce que l’arrière grand-père en aurait pensé.
Le Plaza et Primark
L’extension des années 60 fut récupérée et intégrée dans un programme immobilier de résidence, le Plaza, qui grignota encore un peu plus la fabrique de pipe de 1836. Aux commandes, le cabinet d’architectes Denu et Paradon.
Il ne restait plus qu’à l’attaquer par l’autre côté avec le programme de remplacement du silo à voitures. Sa démolition nous a fait friser la folie. Après de multiples et interminables atermoiements, et plusieurs changements de projets, c’est finalement un immense commerce pas très “développement durable” qui s’est installé dans un gros immeuble peu gracieux, lui aussi dû à Denu et Paradon.
Huit travées… c’est tout ce qu’il subsiste des vingt-sept travées du bâtiment d’origine. Résistance dérisoire et éphémère à notre folie de modernité et de consommation ? Un des commerces s’appelle “Passage du désir”… Je formule le vœu que votre époque sache retrouver un peu de désir visuel et esthétique. Ah oui ! Ultime avanie : le Rocher de Sapin, multi-séculaire, a cédé sa place à un établissement de restauration rapide…
Merci à l’excellent site de Jean-Michel Wendling : https://maisons-de-strasbourg.fr.nf/
Toujours l’incontournable et précieux https://www.archi-wiki.org d’où viennent beaucoup de photos, notamment celles de Roland Burckel et de Fabien Romary
Le site des Archives municipales : https://archives.strasbourg.eu/
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