Vous avez remarqué ? Hormis la Cathédrale et Saint-Thomas, l’église protestante Saint-Pierre-le-Jeune est la seule église intacte du centre de Strasbourg. Sainte-Madeleine a brûlé en 1904 (j’y reviendrai), Saint-Pierre-le-Vieux a perdu son chœur, le Temple Neuf a été détruit en 1870 et Saint-Jean en 1944. De la chapelle Saint-Étienne, il ne subsiste que le chœur.
C’est aussi une des plus anciennes et des plus cohérentes sur le plan architectural, même si son histoire l’a bien tourmentée au cours des siècles.
Et pourtant, Saint-Pierre-le-Jeune est environnée d’une place qui ne la met pas en valeur, entre voitures et immeubles à la modernité discutable. La place que j’ai connue avait plus de charme…
Pour celles et ceux qui ne me connaissent pas encore,
je suis Antoine Wendling, architecte strasbourgeois né en 1828.
Je raconte dans ces pages quelques souvenirs de ma vie professionnelle ou familiale dans la capitale alsacienne que j’ai tant aimée.
En suivant ces liens, vous pouvez mieux nous connaître, moi et ma petite famille.
Ma paroisse Saint-Pierre-le-Jeune
Quand nous habitions place Gutenberg, jusqu’à la naissance d’Auguste, c’était facile, nous allions à la Cathédrale. Ensuite, au Fossé-des-Tanneurs et rue du Vieux-Marché-aux-Vins, ce fut Saint-Pierre-le-Vieux. Sauf que, à partir de 1866, les travaux de construction de la nouvelle église catholique commencèrent et nous chassèrent vers d’autres cieux. Oh, pas bien loin : il suffisait de traverser l’eau pour se rendre à Saint-Jean. Vous savez qu’à l’époque, c’était la plus vaste église catholique
de Strasbourg ? Si l’on excepte la Cathédrale, bien sûr. Mais son intérieur n’avait pas grand chose à voir avec sa sobriété actuelle. Et puis, quand nous nous sommes installés dans la nouvelle maison familiale quai Kellermann en 1880, nous avons décidé de fréquenter notre nouvelle paroisse, Saint-Pierre-le Jeune.
Protestants et catholiques séparés
C’était une paroisse bien agréable, à deux pas de la maison. Les hautes sociétés protestantes et catholiques s’y croisaient, puisque nous nous partagions l’église. Ils étaient dans la nef, séparés du chœur catholique par un mur. Le seul problème, justement, était le manque d’espace. Malgré le nombre importants d’offices chaque dimanche, on était un peu entassé… Du coup, nous avions suggéré à nos frères protestants de pratiquer le simultaneum, fréquent dans de nombreuses églises d’Alsace. Mais ils ne voulaient pas en entendre parler.
A l’époque, vous le voyez, pas de flèches sur la toiture… Juste une espèce de tour un peu anachronique, qui avait été posée en 1785. Elle avait même contenu un temps un relais pour le télégraphe Chappe ! Mais j’aimais particulièrement le cloître et son enchevêtrement de vieux bâtiments qui abritaient, dans le temps, vicaires et autres chapelains.
Ma place Saint-Pierre-le-Jeune
La place était vaste devant l’église, bordée d’immeubles parfois anciens, demeures des chanoines, tantôt plus récents, comme celui de la banque Nebel, devenu hôtel de France.
La place rénovée
Plus tard, vers la fin du siècle, on réaménagea la place, avec l’installation d’un garde-corps dessinant un demi-ovale et délimitant deux niveaux. Ils communiquent par deux beaux escaliers. Une fontaine à deux faces assez originale vient compléter l’ensemble en grès rose. Sur le côté inférieur, on y voit un dauphin, assez classique, mais son équivalent au niveau supérieur est un hippopotame !
L’envers du décor
Mais je dois avouer que, ce qui me fascinait encore davantage, c’était ce qu’on ne voyait pas, ou plus. Tout ce qui se situait derrière l’église, au-delà du cloître en vers le canal. J’étais allé consulter l’antique plan Blondel, du milieu du XVIIIe siècle. On y constatait combien les maisons canoniales étaient nombreuses.
Sans parler des vastes étendues du jardins…
Je vous montre une portion du plan qui va approximativement de la rue du Noyer à gauche jusqu’à la rue de la Nuée Bleue à droite. Derrière les jardins de gauche, c’était le Marbacher Hof où, dit-on, se réunissait une des plus puissantes loges maçonniques de la ville.
Et tout en haut à droite, au coin du futur quai et de la rue de la Nuée Bleue, c’est l’hôtel du prévôt des chanoines du chapitre. On dit qu’il a abrité Euloge Schneider, le tristement célèbre prêtre révolutionnaire. Heureusement suivi du compositeur Georges Kastner, plus pacifique !
Saint-Pierre-“la”-Jeune
On dit que Saint Colomban, moine irlandais, évangélisa l’Alsace au VIe siècle. Et que ses compagnons édifièrent ici une chapelle en son honneur à la fin du VIIe siècle. Jusqu’au XIIIe siècle, le site était hors des murailles de la ville. Il abritait un cimetière au milieu duquel la chapelle servit d’oratoire aux artisans du Faubourg de Pierre, la grande voie romaine reliant Strasbourg à Trèves.
Sur l’autre grande voie romaine, l’actuelle Grand’Rue, on dit aussi que Saint Amand célébrait dès le IVe siècle à l’emplacement où s’élèvera la première église Saint-Pierre de la ville, celle qu’on appellera donc “le Vieux”.
Notre “jeune” Saint-Pierre prend appui sur une première église romane, dont subsistent les traces à la base du clocher. Celui-ci date du XIIe siècle, la nef et le chœur du début du XIIIe.
L’église est dirigée par un Chapitre d’une quinzaine de chanoines,
auxquels s’ajoutent autant de vicaires et une vingtaine de chapelains. On était loin de la crise des vocations ! Mais il fallait loger tout ce petit monde. Toutes les maisons environnantes appartenaient donc au Chapitre et étaient enserrées dans une muraille dont l’église formait le côté Nord.
Un plan curieux
De ce fait, l’entrée est bizarrement sur le côté et le transept très reculé pour préserver le cloître, bien loin de sa position habituelle de jonction entre la nef et le chœur. Ajoutez à cela toutes sortes de petites chapelles ajoutées au fil des décennies, et vous obtenez un plan assez curieux.
Lorsque les murailles de la ville s’étendirent jusqu’au canal des Faux-Remparts, les terrains de l’ancien cimetière se muèrent en agréables jardins entourant le cloître, avec quelques bâtisses canoniales, l’une ou l’autre chapelle… On se souvient que le canal était bordé d’un rempart crénelé, doublé d’un autre rempart au milieu de son lit. Il n’y avait pas de quai. Ils furent construits à partir de 1830.
La Réforme et la Révolution
Lorsque la Réforme touche Strasbourg, le Chapitre se réfugie à Molsheim. Il revient à l’occasion du rattachement de Strasbourg au royaume de France. En 1683, on l’a dit, un mur sépare la nef du chœur. Ce dernier est attribué au culte catholique, la nef aux protestants. Ce qui sauva certainement le magnifique jubé.
A la Révolution, il y eut un projet d’installation d’une Halle aux Grains juste à côté de l’église ou dans la cour Marbach. Tous les biens du chapitre étaient devenus biens nationaux, ce qui facilitait les choses…
Finalement, le projet ne se concrétisa pas (heureusement pour la future maison familiale !) et le grain fut entreposé… à l’église. Ou plus exactement du foin. Qui laissa même place à un magasin de viande pour l’armée…
Ce n’est qu’ensuite, après 1830, qu’on construisit les quais, rendant possible le lotissement de tout l’espace compris entre l’église et le canal, jusque là encore très médiéval.
Mais les malheurs de ce vénérable édifice n’étaient pas terminés pour autant. Lors du siège de 1870, les nombreux blessés et sans-abri du Faubourg de Pierre vinrent s’y réfugier. Les bombardements eurent raison des vitraux et d’une bonne partie de la toiture.
La restauration de Saint-Pierre-Jeune
Comme je vous le disais plus haut, nous nous sentions un peu à l’étroit dans le chœur catholique. Les protestants refusant l’alternance des deux cultes dans la totalité de l’église, la communauté catholique décida la construction d’une nouvelle église.
Les luthériens en profitèrent pour entreprendre une restauration complète de l’édifice, sous la direction d’un architecte prussien Carl Schäfer, professeur à la Technische Hochschule de Karlsruhe, d’où était aussi issu Otto Warth, le constructeur du nouveau Palais universitaire. C’était le pape (luthérien) du style néo-gothique. Extérieurement, les travaux entrepris en 1897 se traduisirent essentiellement par l’adjonction de flèches et d’un nouveau portail d’entrée, situé à l’endroit où devrait se trouver le transept.
Surtout, à l’intérieur, on se rendit compte que les murs avaient été consciencieusement badigeonnés à la Réforme, afin de cacher de fantastiques fresques médiévales dont plus personne ne soupçonnait l’existence. Le travail de Schäfer eut l’immense mérite de les mettre au jour. Mais elles étaient très abimées. Et Schäfer, plus restaurateur que conservateur, eut tendance à en “augmenter” les restes, de sorte qu’on eut désormais du mal à faire la part de l’authentique et du néo-gothique tendance Haut-Koenigsbourg ! Mais quelles merveilles picturales…
Alors bien sûr, tout ce secteur a subi bien des transformations. Mais, à côté de ce bijou d’histoire, d’architecture, de mémoire, on a quand même été capable de construire (et laisser construire) de sacrées horreurs…
On se prend à rêver, malgré tout, d’une place à nouveau plus dégagée, d’une balustrade rénovée, d’un peu moins de voitures et de cars de tourisme ?
Comme une plume
Antoine Wendling, biographe rédacteur
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Frédéric Piton : Strasbourg illustré, 1855
Strasbourg, panorama monumental – G. Foessel, J.-P. Klein, J.-D. Ludmann et J.-L. Faure – Mémoire d’Alsace
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Et celui des Archives de l’Eurométropole : https://archives.strasbourg.eu/
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