Episode 2 : “… à la gueule de bois”
Nous avons exploré, la semaine dernière, la partie du Vieux-Marché-aux-Vins que nous habitions de 1877 à 1880, celle qui s’étend de la place Saint-Pierre-le-Vieux à la place du Vieux-Marché-aux-Vins. Achevons aujourd’hui notre déambulation avec la seconde partie, depuis la place jusqu’à la rue du Noyer. C’est la moitié qui a sans doute le plus changé depuis mon époque.

Pour celles et ceux qui ne me connaissent pas encore,
je suis Antoine Wendling, architecte strasbourgeois né en 1828.
Je raconte dans ces pages quelques souvenirs de ma vie professionnelle ou familiale dans la capitale alsacienne que j’ai tant aimée.
En suivant ces liens, vous pouvez mieux nous connaître, moi et ma petite famille.
Depuis la place du Vieux-Marché-aux-Vins
En franchissant la petite rue du Vieux-Marché-aux-Vins, qui menait à l’ancienne porte de Spire, on passe dans la seconde partie de notre rue, la plus méconnaissable par rapport à l’époque où nous y habitions.
Certes, le virage — assez harmonieux, du reste — n’a pas trop changé. Du moins les trois maisons de son centre. Celle faisant le coin avec le quai de Paris a été reconstruite en 1905. Mais ensuite ! Il reste assez peu d’immeubles antérieurs à 1880…

On part de porte de Spire à droite jusqu’à la place de l’Homme de Fer à gauche

avec le coiffeur Oertel au 21 et la papeterie Fuchs au 23
Je vous laisse d’abord faire la connaissance de ce bon monsieur Oertel, mon coiffeur tant que nous habitions en face. Plus tard, j’irai davantage chez Fach, place Broglie.
Quant au relieur, monsieur Fuchs au numéro 23, sa petite papeterie regorgeait de trésors pour un dessinateur compulsif comme moi !
L’immeuble Cahn, 25 rue du Vieux-Marché-aux-Vins

En 1896, alors que mon petit papetier a cédé sa place à une pâtisserie, c’est au numéro 25 que l’on construit une autre « pièce montée », comme je les appelais parfois, une peu méchamment. Samuel Landshut, de nouveau lui, y déploie toute la monumentalité prussienne que je goûtais peu : flèches, clochetons, bulbes, oriel hypertrophié, et même ces curieux oriels miniatures au premier étage, qu’on appellera « bow-window ». De vos jours, l’immeuble s’est considérablement assagi !
Zum alter Weinmarkt
En face, le numéro 20 a subi des dégâts lors des bombardements de 1870. Il est alors remanié par Roethlisberger et Seyboth, les mêmes maîtres d’œuvre qu’au numéro 1. Le rez-de-chaussée abritait le restaurant de monsieur Müller, « Zum alter Weinmarkt », qui deviendra ensuite le « Mönschhof ».
Hélas, ce fier et sobre immeuble, encore rehaussé d’un étage, ne survivra pas à votre deuxième guerre mondiale.
La Strassburger Bank, au 24 rue du Vieux-Marché-aux-Vins
Ici s’élevait un des rares hôtels nobiliaires de cette partie de la rue. Il appartenait depuis 1584 à la famille Brandscheidt. Charles Staehling, riche négociant protestataire, s’associa avec Louis Valentin, fondé de pouvoir de la banque Klose, pour fonder la Banque de Strasbourg. Elle fut si florissante qu’on décida de construire de nouveaux locaux.
Regardez simplement le jeu d’opposition entre les droites et les courbes… Dans ce monument ostentatoire construit par Haug et Brion entre 1897 et 1901, à la place d’un immeuble imposant mais modeste, s’incarne toute l’opulence de la nouvelle richesse strasbourgeoise sous l’époque allemande. Les motifs rocaille des allèges supportant les deux grands oriels nous orientent clairement vers un style néo-rococo assumé. Remarquez les conques des baies supérieures, hommages à la tradition locale. La profusion du décor, l’immensité du portail statutaire, font presque ignorer les mascarons XVIIIe, pourtant gigantesques, qui ornent les fenêtres. C’est cohérent, même si tout semblait trop, trop exubérant, trop gros à mon goût classique.

L’hôtel de Neuwiller, au 27 rue du Vieux-Marché-aux-Vins
On peut comprendre la volonté, en ville, de gagner sans cesse davantage de surface. Et on a vu combien les nouveaux immeubles construits après 1895 ont tendance à monter bien plus haut que leurs voisins plus anciens. Mais j’ai rarement autant souffert, dans mes vieux jours, que lors de la destruction du vénérable hôtel de Neuwiller, du moins de sa plus belle façade, celle donnant sur la rue du Vieux-Marché-aux-Vins.

Il ne servait plus de pied à terre aux bénédictins de Neuwiller depuis belle lurette. Ces derniers avaient chargé Jacques Gallay, qui avait travaillé au Palais Rohan, de leur construire un vaste ensemble en 1751. Sur la rue du Vieux-Marché-aux-Vins, l’hôtel offrait quinze travées, rythmées au centre par un avant-corps percé du grand portail d’entrée, surmonté d’une haute arcade couronnée d’un fronton aux armes de l’abbaye.
Les bons chanoines n’en jouirent que jusqu’à la Révolution et l’ensemble fut vendu comme bien national au banquier Richshoffer en 1791. À mon époque, des négociants en gros, les Weil, occupaient le côté rue. Plus tard, vers 1900, Isidore Cahn y vendait des chaussures. Déjà, devantures et enseignes perturbaient le bel ordonnancement de cette somptueuse façade.
Son autre corps, sur le quai de Paris, était occupé par l’administration des Postes. Mais heureusement ! C’est peut-être ce qui a sauvé cette partie et vous permet d’avoir une vague idée de cet ensemble d’une rare élégance.
« La rage de la démolition continue à sévir n’épargnant aucune époque. On vient d’abattre un des plus beaux types de l’architecture du XVIIIe siècle, l’Hôtel de Neuwiller situé au Vieux Marché aux vins, pour faire place à un grand bazar moderne »
Revue Alsacienne illustrée de 1909

(photo Roland Burckel)
L’hôtel d’Angleterre, au 29 rue du Vieux-Marché-aux-Vins
A sa droite, au numéro 29, le vénérable hôtel de Metz, devenu hôtel d’Angleterre devait subir le même sort au même moment. Et c’est par lui que le ver rentra dans le fruit, si je puis dire…


La firme Herman Tietz, pionnière du concept de grands magasins en Allemagne, racheta ce vaste espace devenu moins propice à l’hôtellerie depuis le déplacement de la gare, située un temps juste en face.

Le grand magasin Tietz, 27-29 rue du Vieux-Marché-aux-Vins

A gauche, deux travées de l’hôtel de Neuwiller

Le grand commerce s’installa d’abord dans les murs de l’ancien hôtel. Mais, sur le modèle des grands magasins de prestige ouverts à Berlin et Leipzig, et pour être à la mesure des concurrents qui essaimaient à la même période à Strasbourg (Le Louvre, Manrique, Knopf…), il fallait faire surgir de terre un édifice spécifique.
Et donc, en 1909, le jeune architecte Gustave Oberthur, contemporain de notre Auguste, construisit le gigantesque magasin Tietz à la place de ces deux belles et anciennes bâtisses.
C’était monumental, intimidant, teinté, d’après certains, de Jugendstil. Moi, je peinais à y voir les aspects doux et luxuriants de cet Art Nouveau dont j’appréciais l’éclosion par ailleurs.
Mais de vos jours, avec la multiplication des enseignes, vitrines et devantures anarchiques, quelle lecture faites-vous de ce grand immeuble ?

Hôtel à la Couronne d’Or, au 30 rue Vieux-Marché-aux-Vins
Repassons de l’autre côté de la rue, côté pair, pour retrouver deux rares immeubles qui n’ont pas changé depuis le temps où nous habitions un peu plus loin, donc depuis 1880 !
L’hôtel « À la Couronne d’Or », au numéro 30, accueillait ses clients dans un beau bâtiment néo-classique de belle facture. Je suis conscient de ne pas être très objectif. Ce style correspondait parfaitement, dans sa retenue et son élégance, aux immeubles que je construisais moi-même.
À côté, la maison du numéro 28 est restée intacte jusqu’à vous, elle aussi. Elle abritait un magasin de meuble en 1878, puis un marchand de farines. Mais l’hôtel voisin, vers 1900, la racheta pour s’étendre. Avec la concurrence de l’hôtel d’Angleterre en moins, les affaires marchaient bien pour monsieur Bär !
Le Palast Kinematograph
De l’autre côté, au numéro 32, la maison qui vous voyez sur la photo ci-dessus a cédé sa place à une nouveauté bouleversante. Oh, ce n’est pas l’éclosion d’une salle de cinéma qui étonne. D’autres avaient déjà fleuri, comme à la place Broglie. Mais ce style architectural !
Malgré mes 82 ans, Auguste avait insisté pour me montrer ces lignes épurées, cette verticalité géométrique… C’était si inattendu ! Regardez autour !
Ici, il n’est plus question de néo-boursouflé, d’étalage d’opulence, ni même de cet Art Nouveau qui avait envahi la ville de ses formes végétales alanguies. Auguste, peu attiré par ce dernier, le qualifiait de « style nouille 1900 ». Mais la profusion des angles droits, de ces longs rectangles verticaux, tout cela l’inspirait au plus point.

en ébène de Madagascar, vers 1925
Nous ne savions pas, alors, que nous assistions très en avance à la naissance du style « Art Déco ».
De façon amusante, quelques numéros plus loin et quelques années plus tard, le fabricant de meubles Jacquemin, dont nous ne tarderons pas à reparler, épouserait ce nouveau style dans de magistrales réalisations.
Depuis la rue du Noyer
Il est temps d’inverser notre regard et de jeter un œil à notre rue du Vieux-Marché-aux-Vins depuis la place de l’Homme de Fer.

Extrait des Représentations des fêtes données par la Ville de Strasbourg pour la convalescence du Roi
Impressionnant, n’est-ce pas ? Mettez la maison à oriels d’angles dans un coin de votre mémoire et allez un peu plus loin, du même côté, vers une maison qui avance un peu.
Au Bon Marché, 40 et 42 rue du Vieux-Marché-aux-Vins

Oui, vous la tenez : c’est celle qui a, sur cette photo de mon époque, une cigogne sur son sommet. Il s’agit du Bon Marché, célèbre commerce strasbourgeois qui démarra ses activités en 1881. L’affaire fut longue et complexe. En résumé, les numéros 40 et 42 furent peu à peu acquis par les associés de la famille Ebstein, qui lança l’affaire. Avant 1880, le 40 abritait l’ancienne auberge de l’Homme Sauvage, tandis que le 42 était une vieille maison à oriel. Tout fut rebâti en 1880.
Le 42, suivi du 44 avec les meubles Jacquemin (BNUS)
Je sais bien que la guerre a occasionné quelques dommages, mais franchement… C’est curieux comme cet immeuble est devenu laid. Enfin, votre époque aura au moins inventé une chose que je n’aurais jamais cru possible : des salles de sport !
Quand nous habitions la rue, le fabricant et négociant de meubles Jacquemin existait depuis 1821, mais au numéro 38. À la construction de sa nouvelle usine de Schiltigheim en 1894, il installa son magasin de vente au 44, dans un beau et grand local dont les devantures s’ouvraient sous les nobles arcades que vous voyez sur la photo. Et ce bel immeuble des années 1860, vous le voyez toujours debout, abritant désormais… une pizzeria.
La maison Gambs, au 48 rue du Vieux-Marché-aux-Vins

Nous arrivons au bout de l’actuelle rue du Vieux-Marché-aux-Vins. À cet emplacement, sur lequel s’éleva longtemps un hôtel de la famille Hohenlohe, un secrétaire du conseil des XIII nommé Gambs fit construire cette superbe maison en 1660. Pendant trois siècles, les deux oriels d’angle surmontés de leurs hautes flèches marquèrent les entrées de la rue du Jeu-des-Enfants et de celle du Vieux-Marché-aux-Vins.
On continuera sans doute longtemps à se demander si la curieuse ouverture ronde du deuxième étage avait une vocation défensive… Mais quelle belle maison !
La maison Martenot
Le dentiste Martenot en fit l’acquisition en 1844 et la fit reconstruire trois ans plus tard, dans un esprit plus fonctionnel pour son époque. Mais il eut l’intelligence d’en conserver la forte identité, si caractéristique de l’endroit comme de l’histoire architecturale de Strasbourg.
Je ne sais pas si vous vous faites aussi la réflexion, mais les dentistes pullulaient littéralement à l’époque ! Toujours est-il que j’y ai connu davantage un cordonnier, puis la banque de monsieur Lévy.
Il faut aussi que vous arriviez à vous imaginer, même si c’est compliqué de vos jours : il suffisait de vous retourner pour voir en vis-à-vis, au coin de la Haute-Montée et de la rue du Noyer, une sorte de sœur jumelle, la maison Wisner, qui deviendra Le Louvre et votre défunt Printemps…
La maison Martenot, au 48 rue du Vieux-Marché-aux-Vins,
vers 1900, prise depuis le trottoir du Louvre (AVES)
L’immeuble actuel de Berst (1954) avance davantage sur la place.

au 1 rue de la Haute-Montée
En 1911, elle sera intégrée au magasin Le Louvre. La grande façade donne sur le rue du Noyer (dessin J.-M. Wendling)
La pharmacie du Cygne
Si vous le voulez bien, mettons-nous justement devant le Louvre, votre Printemps, pour nous retourner et regarder le petit bout du côté impair dont nous n’avons pas encore parlé.

Tiens, à gauche, ne devrait-on pas voir le vide plutôt que des bâtiments ? C’est le pâté de maisons qui a été sacrifié pour « aérer » la place de l’Homme de Fer. Nous en reparlerons bientôt.

Oui, bien sûr, tout était un peu plus encombré. Mais elle était jolie, cette petite maison de la pharmacie du Cygne, non ? Oh, ce ne sont même pas les terribles bombardements de 1944 qui l’ont abattue. Elle a été remplacée après ma mort par un immeuble plus haut, lui-même bombardé, et qu’on décida de ne pas reconstruire pour élargir la rue du Noyer. C’est ainsi que disparut la pharmacie du Cygne.
Comme tout cela est un peu difficile à débrouiller, je vous ai superposé le cadastre napoléonien à une vue aérienne actuelle.
On voit les parties qui ont disparu pour élargir la rue du Noyer et la place de l’Homme de Fer
Les ancêtres du Vieux-Marché-aux-Vins
Terminons notre petit tour au-delà de ce coin, avec quelques beaux immeubles qui font mentir mon pessimisme d’introduction de cet article. Ils témoignent de l’architecture des années 1860 et restent toujours debout, à votre époque. Mais souvent peu mis en valeur…

J’ai vu construire la maison du numéro 33, à l’angle de la rue du Marché. Inutile de vous dire que j’aimais son style classique, son élégante sobriété. Les frères Wildenstein y faisaient commerce de mode, avant qu’un grand local d’exposition d’appareils à gaz ne prenne leur place.
Son vis-à-vis, de l’autre côté de la rue du Marché est un peu plus ancien. Du temps où nous habitions la rue, il y avait un confiseur, monsieur Zerr au 35, et un Wurstlermeister au 37. J’adorais ce mot !
Avant Mechenmoser

Plus tard, la grande quincaillerie Schippeltz & Raschig prit la place du confiseur.
Le petit immeuble du 39, à peu près de la même époque — ce qui veut dire que, pour nous, ces bâtiments étaient neufs —, était occupé par une teinturerie.
Au 41 se trouvait le Café du Commerce, tenu par monsieur Kientzle, tandis que le 43 abritait un tailleur, avant que lui succède, et pour très longtemps, le marchand de chaussures Hamm.
On le voit, les commerces étaient innombrables, souvent très durables et assez variés. Ce qui est toujours le cas de vos jours.
Donc la rue est restée « utile » : axe de passage majeur (c’est le tracé de la route Nationale), surtout depuis l’arrivée du tramway, et axe commercial. Mais… toutes ces couches architecturales successives, ces façades sales, cachées par des arbres, ces enseignes et devantures souvent laides…
Et demain ?
Alors, honnêtement, n’y aurait-il pas un petit effort à faire ? Certes, les bâtiments sont ce qu’ils sont, reflets de périodes diverses, effaçant parfois des joyaux du patrimoine, nécessités de reconstructions rapides dans d’autres cas… Mais avec quelques obligations pour les commerces et les propriétaires, cette belle rue du Vieux-Marché-aux-Vins retrouverait sûrement le charme qu’elle mérite.

Tout au fond, on aperçoit l’oriel de la maison Wisner, futur Le Louvre.
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Comme une plume
Antoine Wendling, biographe rédacteur
Faites de votre vie,
de leur vie, un livre !
Strasbourg, panorama monumental – G. Foessel, J.-P. Klein, J.-D. Ludmann et J.-L. Faure – Mémoire d’Alsace
Le beau livre Strasbourg illustré – Frédéric Piton
Strasbourg Tramway – Christian Lamboley – Editions Contades
Strasbourg, 1878 à 1945 – Patrick Hamm – Editions du Signe
Merci à l’excellent site de Jean-Michel Wendling, une mine ! : https://maisons-de-strasbourg.fr.nf/
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Le site des Archives municipales : https://archives.strasbourg.eu/
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