Votre époque semble à nouveau traversée de tensions et d’affrontements à caractère religieux. La ville de Strasbourg a souvent su faire coexister toutes les traditions spirituelles qui l’habitent. Comment ne pas penser au bâtiment emblématique que j’ai vu sortir de terre depuis mon balcon, la synagogue consistoriale du quai Kléber.
Pour celles et ceux qui ne me connaissent pas encore,
je suis Antoine Wendling, architecte strasbourgeois né en 1828.
Je raconte dans ces pages quelques souvenirs de ma vie professionnelle ou familiale dans la capitale alsacienne que j’ai tant aimée.
En suivant ces liens, vous pouvez mieux nous connaître, moi et ma petite famille.
La communauté juive de Strasbourg durant ma vie
Comme presque partout en Europe, le sort fait aux juifs a longtemps été tragique. La communauté juive alsacienne a souffert de nombreuses persécutions au cours son histoire qui débute vers le XIIe siècle dans notre région. Le XIVe siècle fut particulièrement sombre, avec le Judenschläger et surtout les massacres consécutifs à la Peste noire. Désignés boucs-émissaires de tous les maux, soupçonnés d’empoisonner les puits, les juifs sont expulsés des villes et voient leur condition sociale se dégrader fortement.
Protégés par l’empereur, ils ne peuvent rester en Alsace lors du rattachement de cette dernière au royaume de France. Mais il faudra attendre la Révolution pour que les choses changent radicalement. Pleinement citoyens, ils affluent massivement vers les centres urbains, dont Strasbourg, qui devient la deuxième communauté juive de France. Tous les métiers, toutes les carrières leurs sont ouverts, et beaucoup accèdent à d’éminentes positions sociales dans la ville.
Étions-nous antisémites ? Je ne sais pas si nous nous posions réellement la question… Certes l’Église catholique nous berçait dans une vieille tradition de rancœur face au “peuple déicide”. Bien des représentations négatives décoraient nos églises. Pensez par exemple à la statue de la Synagogue de la Cathédrale, avec ses yeux bandés. Mais nous étions aussi habitués, comme terre de Réforme, à la pluralité religieuse. Nous partagions nos églises avec les protestants à Saint-Pierre-le-Jeune comme à Saint-Pierre-le-Vieux. Et puis l’Alsacien est pragmatique. Nous faisions des affaires ensemble, nous fréquentions les mêmes lieux de culture et de sociabilité. Alors…
Les nouvelles églises de Strasbourg
Les années 1890 ont été phénoménales en matière d’architecture religieuse ! Jusque là, depuis le balcon de l’immeuble familial achevé en 1880 au quai Kellermann, je ne voyais que l’église Saint-Jean, la plus grande église catholique de la ville. En une décennie, pour répondre aux besoins de communautés toujours plus nombreuses, pour accompagner le développement spectaculaire de la Neustadt, de grands édifices se sont mis à pousser comme des champignons. Le mouvement avait démarré avant l’annexion de 1870, avec la construction de la nouvelle église catholique Saint-Pierre-le-Vieux. Mais le monumental ne fut atteint qu’avec les architectes allemands de la nouvelle ville qui produisirent successivement Saint-Pierre-le-Jeune catholique en 1893, Saint-Paul, église protestante de garnison en 1897 et Saint-Maurice, son équivalent catholique en 1899.
La synagogue consistoriale
On le voit, mes collègues allemands étaient dans le “néo” ! Néo-roman et néo-byzantin, néo-gothique… Il manquait juste le néo-roman, proposé par Ludwig Lévy pour la nouvelle synagogue du quai Kléber. Elle devait remplacer celle de la rue Sainte-Hélène, devenue trop petite pour la communauté. En tout cas, le contraste était grand avec la Halle aux Blés qui occupait cet emplacement. On employa du grès rose de Phalsbourg, pour une construction impressionnante – lourde ? – dans le style de la cathédrale de Spire.
Elle compte 1639 places, ce qui est considérable ! Constatant les nombreuses conversions de l’époque pour d’autres religions, le culte se veut beau et attirant et fait la part belle à la musique. Edmond-Alexandre Roethinger y installe un orgue de 62 jeux sur 3 claviers.
Désormais, quelle perspective sous mes yeux, depuis mon balcon ! Saint-Jean la vénérable, la synagogue, l’ancienne gare devenue marché couvert, l’hôtel du secrétaire d’état d’Alsace-Lorraine (votre actuel rectorat) et, en tournant la tête vers la droite, Saint-Pierre-le-Jeune.
L’incendie criminel
Mais ce somptueux lieu de culte ne servira que quarante-deux ans… Sa fin révoltante, c’est ma chère fille Marie qui me la raconte. Évacuée à Thann avec notre fille Jeanne, déjà veuve de son René mort en 1937, et nos trois petites-filles, tout juste de retour à Strasbourg, elle assiste, dans la nuit du 30 septembre au 1er octobre à l’incendie de l’édifice. On apprendra par la suite que ce sinistre était volontaire, provoqué par un commando de la Hitlerjugend, et que les nazis avaient eu soin, au préalable, de déménager le mobilier et le grand orgue… Il se murmure qu’on retrouve des traces de ce dernier dans différents instruments construits ultérieurement.
Les restes furent méthodiquement démontés à partir de mars 1941, jusqu’au dynamitage de la base en novembre. La ruine calcinée demeura un an sous les yeux de la famille. Jamais rien ne fut reconstruit à la place.
La communauté juive obtint de la ville un nouveau terrain à la lisière du parc des Contades et y consacra la synagogue de la Paix en 1958.
Puisse son nom être réellement porteur de sens et empêcher votre époque de glisser à nouveau vers les lâchetés de la mienne ou les horreurs auxquelles mes descendants ont assisté.
Strasbourg doit rester une ville de concorde confessionnelle, dans laquelle le dialogue entre les religions est sans cesse ravivé et enrichi.
Comme une plume
Antoine Wendling, biographe rédacteur
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de leur vie, un livre !
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