Le foie gras de Strasbourg

Vous allez bientôt fêter Noël, sans doute dans une chaleureuse ambiance familiale. Sur la table de bon nombre de réveillons alsaciens, le foie gras aura, comme depuis des siècles, une place de choix. Mais quel est le point commun entre le foie gras de Strasbourg, la Revue Alsacienne Illustrée, une marqueterie de Charles Spindler, une marmite et un tableau de Schnug ? Auguste Michel ! Oh, je suis sûr que votre époque aura grandement oublié ce nom… Mais il fut, vers la fin de ma vie, le pape du foie gras et des arts à Strasbourg.

Antoine Wendling
Antoine Wendling, vers 1905

Pour celles et ceux qui ne me connaissent pas encore,
je suis Antoine Wendling, architecte strasbourgeois né en 1828.
Je raconte dans ces pages quelques souvenirs de ma vie professionnelle ou familiale dans la capitale alsacienne que j’ai tant aimée.
En suivant ces liens, vous pouvez mieux nous connaître, moi et ma petite famille.

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Le foie gras et les oies en Alsace

Je ne suis pas un expert en la matière ni, surtout, un historien de la gastronomie. Mais il semblerait que l’origine du gavage des oies remonte à une lointaine antiquité égyptienne. Peut-être sait-on moins que les Juifs d’Europe centrale ont perpétué cette tradition héritée des Romains. Vous avez certainement connaissances des préceptes religieux qui leur interdisent de mélanger le fleischig et le milchig, la viande et les produits dérivés du lait. De même pour le saindoux, qui vient du porc. Par contre, rien ne leur interdit de cuire la viande dans de la graisse d’oie.

C’est donc vraisemblablement grâce à nos aînés dans la foi (sans jeu de mots de mauvais goût) que les Alsaciens sont restés coutumiers du foie gras. D’oie ! À mille lieues du foie gras de canard, évidemment.

Clause et le Maréchal de Contades

La très belle histoire du cuisinier du Maréchal de Contades vient se greffer ici. Ce dernier, gouverneur d’Alsace depuis 1762, logeait en son hôtel de fonction, rue de la Nuée Bleue. Le Gouvernement militaire deviendra plus tard Palais de Justice. Détruit par les bombardements prussiens de 1870, cet élégant hôtel fut remplacé par « une construction massive aux prétentions grecques », comme le dit fort justement Seyboth.

À sa demeure officielle, notre bon Maréchal préférait largement sa maison de campagne de l’Île Jars. Il l’avait rachetée à Marie-Ursule Klinglin, comtesse de Lutzelbourg et avait fait aménager un immense jardin qui s’étendait jusqu’à la porte des Juifs, en passant sur le Schiessrain, le terrain d’exercice des arquebusiers. Il en fit, vous le savez, le beau parc qui porte son nom. Vous imaginez l’étendue ? Depuis la rue Jean-Jacques Rousseau jusqu’au canal du Faux-Rempart

Strasbourg - 19-21 rue Jean-Jacuqes Rousseau
La villa Voltaire dans son état actuel, au 19-21 rue Jean-Jacques Rousseau. Les deux pavillons latéraux ont été construit par Contades. Le corps central a été reconstruit par Charles Schutzenberger après les bombardements de 1870 (A.-F. Auberger)

Un jour, alors qu’il devait recevoir des hôtes de marque le lendemain, Contades fit venir son cuisinier et lui demanda de la cuisine française, et surtout pas le lapin aux nouilles ou les knepfles traditionnels. Jean-Pierre Clause, originaire de Dieuze, eut une idée originale. Il enferma dans une croûte ronde des foies gras entiers, entourés de veau et de lard finement hachés. Le succès fut immense et les convives comblés. Peu après, Clause épousa la veuve du pâtissier du 15 rue de la Mésange. Il y fabriqua ses pâtés de foie gras, désormais célèbres, jusqu’à sa mort en 1827, un an avant ma naissance.

Pâté de foie gras Thierry Schwartz
Pâté de foie gras, d’après la recette de Clause, réalisé par Thierry Schwartz, chef à Obernai

La Rothes Haus de Schiltigheim

Nous avons récemment évoqué ensemble le monumental hôtel Maison Rouge de Strasbourg. Une autre Rothes Haus, moins huppée mais aussi animée, existait à Schiltigheim, à l’emplacement de l’actuel 138 de la route de Bischwiller.

C’était un hôtel-restaurant populaire, prisé de la population ouvrière grandissante des brasseries de la ville, comme de la jeunesse strasbourgeoise. On y trouvait un restaurant, un Bier-Garten, une salle de bal, un peu dans l’esprit des guinguettes parisiennes. Le gérant s’appelait alors Auguste Michel. Il avait été le cuisinier en chef du prince Gortschakoff, grand diplomate russe.

Le fils de la maison, Auguste lui aussi, né en 1859 à Pfulgriesheim, aidait son père en cuisine et recevait en héritage l’apprentissage de la gastronomie et de l’art de bien recevoir. Grand bout-en-train, il ne dédaignait pas, de temps à autre, se travestir et monter sur la scène de la salle de bal. Il en garda toute sa vie, parait-il, un goût de la plaisanterie et une aisance naturelle.

Le foie gras préparé par le jeune Auguste à la Rothes Haus avait un franc succès. On le réclamait dans les magasins de Strasbourg.

Auguste Michel et le foie gras

Auguste Michel n’était évidemment pas tout seul sur le marché du foie gras de la ville, tant s’en faut ! De grands noms se dégageaient de la vingtaine de fabricants : Artzner, Bruck, Feyel, Henry… Son génie consista à devenir assez rapidement le plus réputé.

Prudemment, il conserva assez longtemps son activité à la Rothes Haus de Schiltigheim, en parallèle de la confection des foies gras qu’il fit commercialiser, dans un premier temps, rue de la Mésange. Comme son illustre prédécesseur. En 1890, il installa sa boutique de vente au 11 de la rue Mercière, face à la cathédrale. Premier coup de génie !

À cette époque, ses ateliers se rapprochèrent de la ville, au 48 du Faubourg de Pierres.

L’Exposition d’Industrie et d’Artisanat de 1895

Deuxième trait de génie d’Auguste Michel : une polyvalence opportuniste. Mais pas dans le mauvais sens du terme. Nous avons déjà parlé ensemble de l’Exposition d’Industrie et d’Artisanat organisée à l’Orangerie en 1895. Peut-être vous souvenez-vous qu’à l’emplacement de votre hideux bowling, un grand et spectaculaire « Hauptrestaurant » avait été construit pour l’occasion.

Eh bien, Auguste Michel, connu pour son entregent et ses qualités d’organisateur, en fut nommé directeur. Durant les cinq mois que dura l’Exposition, Michel composa la carte du restaurant de l’exposition, à la manière d’un grand festival gastronomique. Je me souviens d’un fameux repas que nous y avions partagé, Adélaïde et moi, avec sa sœur Antoinette et mon beau-frère Camille Schauffler… Une merveille ! Évidemment, le foie gras “Aug. Michel” était au menu. Et l’amphitryon avait l’intelligence, sur les publicités du restaurant, de faire figurer ses produits parmi de grandes marques déjà reconnues. Sans oublier de se mentionner comme Hoflieferant, fournisseur de la cour, gage de qualité susceptible d’appâter (toujours pas de jeu de mots) la clientèle prussienne.

Il faut dire qu’Auguste Michel commençait à se tailler une solide réputation. Dès sa première présentation à un concours, en 1884, il avait remporté un premier prix. Il les accumula, de même que les médailles d’or, dans les villes les plus diverses et internationales : Bruxelles, Chicago, Paris, Madrid, Londres, Leipzig, Brême, Hanovre, Vienne… jusqu’à Tunis !

On le retrouva donc tout naturellement membre du jury culinaire à l’Exposition Universelle de 1900, à Paris, aux côtés du Suisse Julius Maggi, par exemple.

L’art de se faire voir

Troisième coup de génie d’Auguste Michel : la visibilité. De façon très moderne, il comprend la nécessité de faire reconnaître son produit au premier coup d’œil. Donc, une marque “Aug. Michel”, sur un bandeau rouge, sur une terrine en Sarreguemines de couleur marron – du moins au départ. Vous y rajoutez quelques symboles dits “alsaciens” — nous y reviendrons — tels que la cathédrale, la coiffe, les colombages. Et vous déclinez cela de toutes les manières possibles.

Le château du foie gras

Signe de son succès grandissant, Auguste Michel se permit l’acquisition, en 1897 je crois, du Schloessel de Schiltigheim. Certains disent qu’il l’aurait acheté au frère du général Valentin Auguste Lichtlin, qui avait été à la tête de la subdivision de Strasbourg dans les années 1860. D’autres prétendaient que Michel l’avait échangé contre la Rothes Haus.

Schiltigheim - Schloessel
Le Schloessel de la famille Michel vers 1900

C’était une jolie demeure bourgeoise, sans doute construite dans la première moitié du siècle. Michel y fit faire des travaux considérables, cédant même au coupable orgueil de l’inévitable tour dont s’entichaient, à cette époque, les grandes villas de Strasbourg.

Pour vous situer, nous sommes là au bas de la rue de Schiltigheim appelée Square du Château. Sur cette photographie, nous regardons vers le Nord, en tournant le dos à Strasbourg. Du vaste et beau jardin qui s’étend derrière nous, il subsiste, de vos jours, le petit bout de droite, que vous appelez justement “square du château”. Votre rue actuelle, sous prétexte de rectitude, a eu raison du Schloessel dans les années 1950.

L’intérieur présente bien des caractéristiques communes à la bourgeoisie de Strasbourg : goût pour les meubles classiques français, nombreux tableaux, miroirs et lustre. Les coiffes alsaciennes, sur le petit cadre, rappellent discrètement l’histoire familiale. Mais vous noterez que c’est là la seule référence à une rusticité traditionnelle qui n’a pas sa place dans ce salon. Celui de mon fils Auguste, au quai Kellermann, lui ressemblait par bien des aspects.

La dimension industrielle

Impressionnant, n’est-ce pas ? On est loin du petit atelier d’arrière-cour, au faubourg de Pierres ! Car le quatrième trait de génie d’Auguste Michel, c’est bien le changement de dimension.

Sans doute aurait-on quelque réticence, à votre époque, à se vanter de passer ainsi de l’artisanat à l’industrie. Pour Michel, c’est tout le contraire. Il revendique sa nouvelle envergure, il se met en scène dans sa fabrique et montre qu’il maîtrise toutes les étapes de la confection de ses foies gras. A Schiltigheim, il se sent plus proche des producteurs d’oie. Ses vastes locaux lui assurent désormais des volumes considérables, qui iront jusqu’au tiers de toute la production locale !

Il peut aussi aisément faire appel à ses illustres et puissants voisins. Les usines Quiri maîtrisent le froid et lui installent les équipements ad hoc.

Quant à la conserverie Clot, concurrente de Ungemach tout proche, elle lui assure un procédé de conservation qui va permettre à Auguste Michel d’expédier ses produits dans le monde entier.

L’art et le foie gras

Le dernier trait de génie, mais non des moindres, de cet entrepreneur hors du commun, fut là encore d’une étonnante modernité : le mécénat ! Par l’intermédiaire du Kunschthaafe — ce cercle d’artistes alsaciens que nous avons déjà évoqué et dont nous reparlerons très bientôt tant il est indissociable de l’homme et de sa maison —, Auguste Michel s’entoura de jeunes talents, de leur amitié comme de leurs œuvres.

Lors des fameux repas qui les réunissaient tous les deux mois, le seul devoir des artistes était de dessiner le menu à tour de rôle. L’amphitryon se chargeait du gîte et du couvert. Il n’attendait de ses hôtes que de riches conversations, au cours desquelles la Revue Alsacienne Illustrée ou le Musée Alsacien n’étaient jamais bien loin.

La salle du Kuschthaafe

Salle du Kunschthaafe au Schloessel de Schiltigheim
La salle du Kunschthaafe au Schloessel, avec la marmite sur la table
Léon Hornecker - Les Passions du Kunschthaafe
Léon Hornecker – Les Passions du Kunschthaafe – Tableau qui ornait la salle

Tous étaient convaincus que l’identité alsacienne, sa place entre l’Allemagne qui s’imposait et la France qui s’éloignait, passait par les arts et l’image que ceux-ci pouvaient donner de la province.

Alors Michel les soutenait, les poussait, leur commandait des œuvres qui ornèrent le Schloessel et enrichirent ses collections. On parlait théâtre alsacien avec Stoskopf, on chantait avec Erb, on admirait les tableaux de Hornecker, Koertgé, Schnug ou Bastian, on s’asseyait sur les chaises spécialement fabriquées par Spindler. Et toujours, la fameuse marmite trônait… Nous en reparlerons.

Comme les affaires ne sont jamais très loin pour un mécène, aussi désintéressé soit-il, Auguste Michel utilisa aussi ces talents pour son entreprise et la promotion des ses foies gras. Quitte, pour Spindler et Loux notamment, à perpétuer cette image un peu naïve d’une Alsace rêvée et largement imaginaire.

Une fin prématurée

Ainsi, en l’espace de quelques années, j’ai assisté à l’ascension d’un homme hors du commun : cuisinier, acteur, musicien, industriel, publicitaire, mécène, véritable précurseur dans l’art de ce que vous appellerez le marketing et le packaging ! Mais aussi, un authentique amoureux de l’Alsace, ouvertement francophile mais sans sectarisme, et profitant sans honte ni vergogne des opportunités et de la culture allemande.

Hélas, il disparut avant moi, encore jeune, puisqu’il n’avait que 50 ans. Son entreprise ne lui survécut guère. Et, de vos jours, une seule maison strasbourgeoise de foies gras est encore réellement familiale. Vous la trouverez rue des Orfèvres.

Nous nous retrouverons très vite pour parler de l’étonnante aventure du Kunschthaafe.


Références pour le foie gras de Strasbourg Auguste Michel :
Toujours l’incontournable et précieux https://www.archi-wiki.org
Le très riche ouvrage de Julien et Walter Kiwior : Le Kunschthaafe, art, histoire et gastronomie en Alsace

2 réponses à “Le foie gras de Strasbourg”

  1. […] au Stettmeister Jean-Jacques de Müllenheim, gendre du prêteur royal Klinglin, dont nous avons récemment évoqué la veuve. A gauche de l’hôtel, on entre dans la rue Saint-Nicolas, en face de laquelle se trouvait […]

  2. […] Zum Hanekrote, côté cour – Eau-forte de Koerttgé (membre du Kunschthaafe) […]

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