C’est une des plus vieilles artères de Strasbourg. On y a même découvert des restes de construction romaine ! Mais c’est surtout un haut lieu du commerce strasbourgeois depuis des siècles. Liaison entre la place Gutenberg, dont nous avons vu ensemble qu’elle était le centre politique de la ville, et la place Kléber, elle voit passer des milliers de citadins, touristes, chalands, promeneurs, sans parler des chevaux, calèches, tramways, voitures qui s’y sont succédé jour après jour.
Pour celles et ceux qui ne me connaissent pas encore,
je suis Antoine Wendling, architecte strasbourgeois né en 1828.
Je raconte dans ces pages quelques souvenirs de ma vie professionnelle ou familiale dans la capitale alsacienne que j’ai tant aimée.
En suivant ces liens, vous pouvez mieux nous connaître, moi et ma petite famille.
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C’est tout en bas.
Les Grandes Arcades de ma jeunesse
Je ne vais pas vous embêter longtemps aujourd’hui. Je céderai rapidement la parole à celles et ceux de ma famille qui ont davantage assisté à l’évolution de cette rue pittoresque et palpitante. Mais je tiens quand même à vous brosser un rapide tableau de ce qu’elle était vers 1860, lorsque nous habitions place Gutenberg.
Le fantôme de la Monnaie
Vous l’avez sûrement remarqué, lorsqu’on vient de cette dernière, la rue des Grandes Arcades s’ouvre comme un vaste entonnoir. Dans cet évasement, à peu près au niveau du wagon vert sur cette carte postale récente (pour moi), se trouvait l’Hôtel de la Monnaie, dont nous avons déjà parlé ensemble. À l’opposé, au coin de la rue Hallebardes, la maison de l’angle appartenait à mon cher ami et beau-frère Camille Schauffler. Je vous en ai assez rebattu les oreilles ces derniers temps pour que vous le connaissiez.
La Vierge condamne les Petites Arcades
Ensuite, toujours sur la carte postale, vous voyez sur la gauche de la rue une maison qui avance nettement par rapport aux autres. C’était l’entrée des Petites Arcades. Elles faisaient face aux grandes, depuis cette maison jusqu’à la pharmacie de la Vierge.
Comme vous pouvez le remarquer sur cette gravure ancienne, la pharmacie était en retrait par rapport aux Petites Arcades, à l’angle de la rue du Vieux-Marché-aux-Grains. Mais lorsque le pharmacien Hecht fit rebâtir l’ensemble à neuf en 1811, il obtint le droit de s’aligner sur les autres constructions, bouchant de ce fait les Petites Arcades. Et les propriétaires voisins eurent vite fait d’avancer leurs magasins, faisant ainsi disparaître les Petites Arcades.
Les charmantes Petites Boutiques
Au-delà de la rue du Vieux-Marché-aux-Grains se tenait justement l’emplacement de ce dernier, avant qu’il ne migre vers le Broglie. À sa place s’installa un ensemble d’échoppes en bois : les Petites Boutiques.
On y trouvait un peu de tout, dans une ambiance assez charmante : quincaillerie, blanchisserie, articles divers “pour la ménagère”. Ce que l’on construira ensuite sera moins pittoresque et bouchera un peu la vue sur les beaux immeubles situés derrière. Mais Jean vous en parlera davantage.
La maison avec le pignon à créneaux et la suivante, à la toiture très haute, abritent la brasserie « Au Römer », très sympathique institution strasbourgeoise. Au coin de la rue du Saumon, on dit que Piton tenait un salon de lecture, au début des années 1800, dans ce curieux immeuble à terrasse.
Il y avait ensuite l’estaminet « Au Talon d’Achille », que fréquentaient les étudiants, voisin de l’estaminet Piton, fondé en 1864, typique de ces nouvelles et luxueuses brasseries. J’allais de temps en temps y déguster l’une ou l’autre excellente bière allemande avec mon gendre Jean, lorsqu’il arrivait à s’échapper de sa pharmacie juste à côté.
Façon subtile d’avouer que j’étais très fier de mon pharmacien de gendre…
Les Grandes Arcades se transforment
Je suis Jean Muller, le gendre d’Antoine, et surtout l’époux heureux de sa fille Marie. Je suis un peu intimidé de prendre pour la première fois la parole dans ces lignes. Ma famille est originaire d’Uffheim, petit village près de Mulhouse où j’ai passé mon enfance, avant de faire mes études de pharmacie à Zürich.
J’ai commencé à travailler aux côtés de Jules Klein, le patron de la pharmacie de la Vierge à la fin des années 1880. J’eus ensuite le bonheur d’épouser Marie en 1890 et de reprendre la pharmacie, dont les murs étaient toujours loués à la veuve Hecht. Nous avons alors emménagé au-dessus, au 3e étage. En face de chez nous, la vue plongeait sur les petites boutiques côté nord, et sur les vieilles toitures du côté impair des Grandes Arcades.
Il parait que la maison Bossert abritait à une époque une caserne de pompiers. Ils se servaient de cette extraordinaire grenier à cinq étages pour faire sécher leurs tuyaux. Et remarquez la cigogne sur la cheminée…
Nous avons vécu de belles années à la Vierge. La vie était agréable et trépidante. Mais nous avons vu bien des choses changer autour de nous.
Les échoppes qui se succédaient sous les arcades étaient certes charmantes, mais souvent assez vétustes. De nombreux présentoirs et devantures supplémentaires encombraient l’espace théoriquement dévolu aux chalands. Et nous vîmes presque coup sur coup quatre grandes opérations immobilières et commerciales transformer la rue.
Le magasin Manrique
En face de l’étroite maison du coin de la place Kléber, c’est d’abord tout l’espace contenu entre les deux immeubles en saillie qui va se transformer. Les numéros 31 et 33 sont abattus en 1897 pour laisser place
à un commerce tout neuf dans un édifice conçu par les architectes Berninger et Krafft, dont mon beau-père vous a déjà largement parlé à propos de l’allée de la Robertsau.
Manrique était une mercerie, bonneterie, ganterie, logée dans un écrin exactement opposé à l’exiguïté des magasins situés sous les arcades. Là, tout était ouvertures, larges baies vitrées, vastes devantures… des flots de lumière permis par l’utilisation d’une ossature métallique tout à fait novatrice.
L’affaire marchait bien puisque, dès 1899, on éleva une extension à la place de l’immeuble voisin, donnant ainsi une quatrième travée au commerce.
Le magasin Knopf
Il y avait là de très anciennes et vénérables maisons. Le grand immeuble avec pignons à redents, le numéro 41, devait dater du milieu du XVe siècle.
Le commerçant allemand Maurice Knopf en fit l’acquisition, ainsi que des deux maisons suivantes, et chargea Berninger et Krafft (quelle activité débordante !) de bâtir à la place un grand magasin à la façon des magasins parisiens. L’opération se démultiplia grâce à l’achat du 9, place du Temple Neuf et d’une bande de terrain entre les deux.
Là, Berninger et Krafft allèrent encore plus loin que pour le magasin Manrique. On avait l’impression de façades entièrement vitrées, où des centaines d’articles s’exposaient à la vue des passants. La tourelle d’angle à coupole donnait un caractère monumental à l’ensemble, tout en restant fluide et avec une certaine légèreté. L’intérieur confirmait cette sensation de lumière, avec ces grands espaces, organisés en galeries autour d’un vaste escalier tournant et inspiré du nouveau magasin du Printemps de Paris.
Nous assistions, presque sous nos fenêtres, à la naissance de ces grands temples du commerce, explorant les codes de l’Art Nouveau. Ils ne cédaient rien à l’esthétique et à la beauté. Marie était ravie et faisait quelques folies. Jeanne écarquillait ses grands yeux d’enfant émerveillée. Et mon beau-père, dans cet étalage de fer et de verre, ronchonnait en disant que cela manquait un peu de pierre…
Comme une plume
Antoine Wendling, biographe rédacteur
Il est temps de penser à vos cadeaux de Noël !
Si, si, je vous assure…
Offrez vos mémoires à vos proches,
offrez à vos anciens la rédaction de leurs mémoires
La mue des petites boutiques
Même si elles avaient le cachet pittoresque dont grand-papa vous parlait tout à l’heure, je mentirais si je disais que ces petites boutiques juste en face et à côté de ma pharmacie me séduisaient…
Aussi, quand il fut question de les remplacer par un bâtiment plus… sérieux, je ne pus que m’en réjouir. Et finalement, il s’agissait de donner à ces commerçants un cadre de travail plus prestigieux. Du moins, à ceux qui pouvaient en payer le loyer.
Le jeune architecte Emile Widmann construisit là, en 1901, un édifice surprenant, très différent de tout ce qui l’environnait, une galerie marchande en forme de Petit Trianon, mais avec de larges surfaces vitrées et une élégance assez réussie. Deux niveaux en pierre de taille, avec de belles sculptures, colonnes et pilastres, chapiteaux antiquisants. Et, pour couronner le tout, une statue d’Hermès brandissant son caducée… Je me suis un peu demandé pourquoi au début…
S’installèrent là Weber, vendeur de porcelaine, le coutelier Jost, Wiessner qui fabriquait et vendait des gants, ainsi que la manufacture de chapeaux pour dames de Meyer. Mais point de profession en rapport avec la médecine…
Alors certes, le bâti-ment était encadré par deux pharmacies, la mienne et celle de mon confère Weil, la pharmacie de la Rose.
Mais c’était bien en protecteur des com-merçants qu’il fallait envisager cet Hermès triomphant.
Ce n’est que bien des décennies plus tard que la pharmacie de la Rose changea de trottoir, avant de migrer, de vos jours, vers la rue des Orfèvres.
La brasserie Löwenbräu
Vous vous rappelez cette belle enfilade de vieux bâtiments sous lesquels s’ouvraient les arcades ? Les 41-43-45 avaient déjà succombé aux magasins Knopf. En 1906, ce fut le tour des deux maisons suivantes, les 47 et 49, pour laisser la place à… quelque chose de moins fin !
C’est en abattant ces deux vénérables maisons – la droguerie avec l’oriel datait certainement du XVIe siècle – que l’archéologue Robert Forrer découvrit les restes d’une des tours en demi-lune de l’ancien camp romain d’Argentoratum.
Le style adopté par Paul Dietze, architecte allemand, voulait peut-être rappeler l’ancien numéro 41 voisin. Mais le néo-renaissance allemande m’a paru beaucoup plus lourd et massif.
Au sommet de l’immense fronton trône le lion donnant son nom au lieu. Une espèce d’oriel plat veut sans doute rappeler celui qu’on a sacrifié au 49, mais il n’est même pas centré et cette asymétrie est pour le moins curieuse…
Pour se donner bonne conscience, peut-être, on a replacé l’oriel original sur la face arrière de la brasserie, dans ce petit coin de la place du Temple Neuf.
En effet, la salle de brasserie traverse tout l’îlot avec, en son centre, une vaste verrière, comme à l’estaminet Piton juste en face.
C’est que nous ne manquions pas d’endroits où étancher notre soif ! L’originalité de cette grande salle résidait dans les fresques peintes par Léo Schnug, avant qu’il exprime sa fantaisie médiévale au Haut-Koenigsbourg. On dit qu’il payait ainsi ses consommations… Sa triste fin tend à prouver qu’il en abusait sans doute un peu.
Et ensuite ?
Je suis Jeanne Muller, la fille de Jean et Marie, la petite-fille d’Antoine. J’ai des souvenirs de mon enfance au-dessus de la pharmacie de la Vierge, rue des Grandes Arcades. Vous savez quel est celui qui m’a le plus marquée ? Les cigognes qui claquetaient au-dessus de la maison et aux alentours…
Ceci dit, nous avons quitté l’endroit en 1907, quand papa a décidé de revendre l’affaire et de devenir rentier. Du haut de mes 16 ans, je ne savais pas trop ce que cela voulait dire, mais j’étais heureuse qu’il ait plus de temps pour nous et pour lui.
Mais depuis notre nouvelle demeure, quai Kellermann, j’aimais revenir dans la rue des Grandes Arcades, ses commerces, même si certaines évolutions m’ont peinée.
Au retour de l’Alsace à la France, en novembre 1918, maman et moi avons servi au dispensaire de la caserne Sainte-Marguerite, dans l’Association des Dames françaises de la Croix-Rouge. C’était une période de joie intense. Mais qui a aussi comporté son lot d’excès et d’exagérations. Ainsi, de nombreux « vieux-allemands », même quand ils étaient nés en Alsace, furent expulsés et spoliés de leurs biens.
Knopf – Boka – DK – Sephora : le naufrage
Le titre est un peu lapidaire… Maurice Knopf fit partie des expulsés. Sa belle villa fut confisquée et son magasin attribué à la société Bokanowski et Compagnie. Le bombardement du 11 août 1944 provoqua des dégâts, prétextes à la levée du bâtiment de l’inventaire des sites historiques… et donc à de lourdes transformations, que les meubles DK de Mulhouse amplifièrent encore.
Manrique – Cinéma Arcades – McDonalds : le sauvetage
Dès 1922, le magasin Manrique fut transformé en une grande salle de cette toute nouvelle chose qu’on appelait le cinéma. Mariée à un notaire de Dieuze en 1921, je n’eus pas vraiment le loisir d’en profiter et les souvenirs qui m’y rattachent concernent plutôt les actualités que nous allions y voir en 1940 lorsque, veuve, j’habitais à nouveau Strasbourg avec mes trois filles… Mais heureusement, la façade a été grandement préservée et votre époque a su lui redonner son éclat.
Mes petits préférés
J’ai déjà trop parlé, mais laissez-moi juste vous présenter encore quelques derniers souvenirs qui, à des titres divers, m’ont marquée dans cette belle rue.
Quand j’étais petite, papa m’expliquait que cet immeuble de 1771 était l’ancien poêle de la tribu des pelletiers… Je vous laisse imaginer ce que cette appellation pouvait provoquer dans la tête d’une petite fille ! Mais nous étions environnés de « poêles », ces quartiers généraux des différentes corporations de la ville. Celle des pelletiers, à une époque bien plus froide où le commerce de peaux était fondamental, faisait un peu la pluie et le beau temps (froid) dans le secteur. Elle était notamment connue pour ses fêtes délirantes et costumées.
Je ne saurais vous dire exactement pourquoi, mais j’avais une affection particulière pour cette vieille maison du n° 57, toute trapue et solide. La minuscule ruelle Sainte-Marguerite qui la longe suscitait en moi un mélange de crainte et d’attirance.
Et cet escalier à vis à l’intérieur… c’était comme une toupie géante qui menait vers l’infini, à la montée comme à la descente.
Enfin – mais là j’étais beaucoup plus âgée – comment ne pas évoquer cette institution du jouet strasbourgeois, presque en face de notre ancienne pharmacie ?
Dans les années 1960, j’y emmenais mes petits-enfants, parfois juste “pour acheter avec les yeux”, ou pour regarder, pendant de longs instants, le fameux petit train… Leurs grands yeux émerveillés valaient tout l’or du monde.
Elle était belle, notre rue des Grandes Arcades, cœur battant des échanges sociaux et commerciaux de la ville, palpitante de toutes les vies qui s’y croisaient. Puissiez-vous en préserver aussi l’âme.
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Comme une plume
Antoine Wendling, biographe rédacteur
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