L’église Saint-Maurice de Strasbourg

Dans l’immense plan de construction de la Neusatdt de Strasbourg, trois grandes églises sortirent de terre au cours des années 1890. Saint-Paul, église protestante de garnison, et la nouvelle église catholique Saint-Pierre-le-Jeune ont été bâties à la frontière entre la ville ancienne et la ville allemande. Mais Saint-Maurice de Strasbourg, l’église catholique de garnison, trouva sa place beaucoup plus loin dans la ville nouvelle. Fallait-il y voir un message ?

Antoine Wendling
Antoine Wendling, vers 1905

Pour celles et ceux qui ne me connaissent pas encore,
je suis Antoine Wendling, architecte strasbourgeois né en 1828.
Je raconte dans ces pages quelques souvenirs de ma vie professionnelle ou familiale dans la capitale alsacienne que j’ai tant aimée.
En suivant ces liens, vous pouvez mieux nous connaître, moi et ma petite famille.

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Strasbourg, ville de garnison

Avec les Allemands, la ville a explosé (à la relecture, je me dis que l’expression n’est pas neutre…). En population comme en superficie. À la fin de ma vie, elle paraissait bien lointaine, l’époque de la capitale alsacienne enserrée dans ses remparts anciens. Avant 1870, les soldats étaient déjà bien présents à Strasbourg, bien sûr. Mais songez que, vers 1890, plus d’un Strasbourgeois sur dix était militaire. Et donc Allemand. Près de 15 000 officiers et soldats, appartenant au puissant XVe corps d’armée, se répartissaient dans les nombreuses casernes de la ville. Ces dernières se concentraient principalement dans le quartier de l’Esplanade.

Les églises de garnison de Strasbourg

Alors que la population « autochtone » de Strasbourg était majoritairement catholique, l’afflux massif de fonctionnaires et de militaires allemands, et de leurs familles, renversa quelque peu l’équilibre. Même si on était enfin sorti du désastreux Kulturkampf de Bismarck, la religion de l’Empereur et celle de la nouvelle bourgeoisie allemande, c’était bien le protestantisme luthérien.

Impressionnantes, nos deux églises de garnison, non ? En tout cas leurs projets… Les bâtiments officiels de la Neustadt respectent un certain code : aux administrations le style néo-médiéval de la Poste impériale ou les avatars du Rundbogenstil de la Gare centrale ; aux lieux de pouvoirs, les références à la Renaissance allemande ou italienne – on pense au Palais impérial ou au Landesausschuss.

Comme ces références historicisantes étaient rarement chimiquement pures, on s’y perdait parfois. C’est sans doute la raison pour laquelle Guillaume Ier compara son nouveau palais de la place de la République à une gare…

Gothique allemand ou roman français ?

Mais les édifices religieux doivent s’inspirer de l’indépassable style gothique, que l’on considère alors comme exclusivement allemand. Les autorités prussiennes ont laissé aux protestants strasbourgeois la liberté de reconstruire le Temple Neuf dans un style néo-roman aux résonances clairement françaises. Après tout, il fallait se faire pardonner la destruction de l’ancien Temple Neuf. Et puis, c’était dans la vieille ville. Mais pour les églises officielles, a fortiori celles de la garnison allemande, il était hors de question de batifoler dans des fantaisies welsches et de laisser la bride sur le cou des architectes du cru.

J’adorais peindre ou esquisser des églises. Quels que soient leur époque ou leur style, elles représentaient pour moi le summum de l’art architectural. Dans les spectaculaires dentelles de grès rose de notre chère cathédrale de Strasbourg, dans la sobre noblesse des restes de l’abbaye de Murbach, je voyais autant de traces de lointains ancêtres dont j’admirais autant l’art que la foi.

Et je vous avoue que j’aurais aimé être, un jour, l’architecte d’un tel édifice. Mais je n’en avais pas les compétences techniques. Apprendre l’art du dessin puis, sur le tas, les rudiments du métier d’architecte, n’égalait pas le savoir académique nécessaire à de tels calculs de charge. Mais comme les plans et élévations de Müller ou Becker étaient beaux !

Des militaires plus protestants que catholiques

Donc, deux grandes églises néo-gothiques, imaginées par des architectes allemands et officiels. Louis Müller, de Kassel, remporta le concours pour l’église protestante de garnison. Il en démarra les travaux en 1892. Et Ludwig Becker gagna celui organisé en 1893 pour l’église catholique de garnison.

Strasbourg - Église Saint-Maurice - Plan
Ludwig Becker – Plan pour l’église Saint-Maurice de Strasbourg (MAUTB)

Les deux plans se ressemblent, n’est-ce pas ? Un chœur peu profond pour la proximité des fidèles avec le célébrant. Un transept pas trop large, presque partie intégrante de la nef. Un grand narthex accueillant.

Mais l’église catholique sera moins grande, avec une capacité de 2000 personnes, contre près de 3000 pour l’église luthérienne. Elle n’aura qu’une flèche, qui ne culminera qu’à 65 mètres, contre 77 pour Saint-Paul. Elle aura aussi de nombreuses portes pour hiérarchiser les entrées selon les grades. Mais seulement un grand portail principal, surmonté d’une simple verrière. L’Evangelische Garnisonkirche aura droit à son triple portail surmonté d’une grande rosace. Sans parler de sa tribune impériale.

Saint Maurice du Valais

Il m’était particulièrement cher, saint Maurice. Bien sûr parce que ce militaire romain avait refusé d’exécuter les ordres de sa hiérarchie qui allaient à l’encontre de sa foi chrétienne. Ce qui lui valut le martyr près de Martigny en Suisse. Mais aussi parce que l’église de mon village d’enfance, Willgottheim, lui était dédiée.

Saint-Maurice hors de l’axe impérial

L’Empereur est luthérien. Il doit voir « son » église depuis son nouveau palais de la place impériale – votre place de la République. L’emplacement extraordinaire de Saint-Paul, à la proue de l’île Sainte-Hélène, la rend visible de la vieille ville, de très loin. Au milieu de l’axe impérial, Dieu a sa place entre le pouvoir et le savoir, entre le Kaiserpalast et l’Université.

Le Dieu des catholiques est moins bien loti ! Certes, le nouvel axe ouest-est (avenues des Vosges et de la Forêt-Noire) structure lui aussi la Neustadt. Certes, la nouvelle église sera visible de la Steinthor — la place de Haguenau actuelle — comme de la porte de Kehl — derrière votre stade Vauban. Son emplacement, à l’extrémité nord du jardin botanique, marque aussi la légère cassure du grand axe… mais c’est une piètre consolation face au manque de perspective. Surtout, comme le montre le plan de Becker, il n’y a encore quasiment rien autour, à part rue de l’Observatoire.

Les plans de Saint-Maurice

Comme pour Saint-Paul, il faut d’abord rehausser le niveau du terrain, trop bas par rapport aux crues de l’Ill et du Rhin. Becker prévoit de puissantes fondations reposant sur des semelles de béton armé, plus résistant que le sous-sol sablonneux de l’endroit. La nappe phréatique n’est jamais loin !

Le chevet est particulièrement soigné, dans l’esprit du gothique rayonnant — non, je n’ai pas dit tarabiscoté, mais je l’ai peut-être pensé — avec de multiples flèches répondant à celle de la croisée du transept. L’espèce de clocheton surmontant la sacristie cache en fait une cheminée. Comme l’église protestante de garnison, sa cousine catholique bénéficie du chauffage !

La charpente mêle bois et métal. La nef, bien éclairée par de grandes baies, est presque aussi large que longue au niveau du transept. Il s’agit d’accueillir de grands cohortes d’hommes, sans les éloigner du clergé.

Où que porte le regard, pinacles triangulaires et gables apportent à l’ensemble un je-ne-sais-quoi de sévère, de pointu, comme si l’aspect germanique de ce néo-gothique avait voulu être souligné, renforcé. Soyez catholiques si vous voulez, mais n’oubliez pas que vous êtes d’abord Allemands.

Saint-Maurice l’isolée

À son achèvement, l’église catholique de garnison est presque au milieu de nulle part. Les immeubles de la Schwartzwaldstrasse commencent tout juste à l’atteindre, mais rien au-delà. Seule la Sternwartstrasse, future rue de l’Observatoire, est complètement et richement bâtie. Au loin, vers le Rhin, on aperçoit les nouveaux entrepôts à céréales qui seront achevés en 1899.

Quand je dis « au milieu de nulle part », j’exagère un tantinet. L’armée et l’administration construisent dans le secteur. Ainsi, plus loin sur l’avenue, le Proviantamt, le magasin militaire de subsistances, est sorti de terre avant le début des travaux de l’église. C’est votre PEGE. Puis, en même temps que l’église, on construit la nouvelle école normale, qui est devenue l’Inspection académique de vos jours.

Comparaison du secteur est de la Neustadt entre 1900 et 2010. Les casernes sont encadrées en rouge. Beaucoup ont cédé leur place au nouveau campus universitaire ou au quartier résidentiel de l’Esplanade. Les deux flèches rouges indiquent les églises de garnison.

Encore au-delà, c’est la caserne du Train (votre quartier Lecourbe) et la caserne des Pionniers — remplaçant celle des Pontonniers — qui viennent compléter l’immense complexe des casernes de l’Esplanade. Sans parler de celles, encore plus anciennes, situées à la Krutenau (caserne Saint-Nicolas, Arsenal, dépôt d’artillerie, hôpital militaire…)

L’intérieur de Saint-Maurice

J’ai toujours trouvé l’intérieur de l’église catholique de garnison plus réussi, chaleureux et accueillant que l’extérieur. Comme à Saint-Paul, les voutes sont assez basses, bien plus que celles Saint-Pierre-le-Vieux catholique, par exemple. J’avais la tentation de penser qu’il s’agissait d’éviter une trop grande résonance des puissantes et nombreuses voix d’hommes ? Mais la sensation est très différente : on n’a pas cette impression d’écrasement que procure, à mon goût, l’église protestante de garnison. Il est vrai, aussi, que je ne passais ma vie ni dans l’une, ni dans l’autre, ayant peu d’accointances avec la chose militaire germanique.

Vitraux, chapiteaux, culs-de-lampe, tous les détails de décoration avaient fait l’objet d’un soin particulier et, finalement, assez réussi.

Le retable du maître autel, comme celui de l’autel de la Vierge, permettent à notre Théophile Klem régional, le fameux sculpteur de Colmar, d’exprimer tout son talent, toute sa verve dans ce style néo-gothique qu’il affectionne et maîtrise à la perfection.

Quant au chemin de croix, je n’ai jamais su s’il était, comme les panneaux des retables, l’œuvre du peintre Schilling de Freiburg. Mais j’appréciais sa sobriété.

Stations 3 – 2 – 1
Stations 6 – 5 – 4
Stations 9 – 8 – 7
Stations 12 – 11 – 10
Stations 15 et 14
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Le chemin de croix disposé dans le transept de l’église Saint-Maurice de Strasbourg

L’orgue de Saint-Maurice

Vous avez reconnu l’auteur du buffet d’orgue ? Oui, c’est toujours Klem et ses cathédrales de bois. L’instrument est curieusement tourné latéralement, dégageant la tribune « pour la fanfare » ! Je n’en ai jamais eu l’occasion, mais entendre 2000 voix mâles et teutonnes tonner le « Grosser Gott », soutenues par un grand orgue et une fanfare, cela devait être wildromantisch !

Cet instrument fut le protagoniste, avec celui de Saint-Paul, d’une de ces querelles de spécialistes dont l’époque avait le secret. Construit par le facteur d’orgues Weigle de Stuttgart, il représentait, selon son titulaire Adolphe Gessner, la quintessence de la modernité. Émile Rupp, titulaire de l’orgue Walcker — tout aussi allemand — de Saint-Paul, en contestait les sonorités trop prussiennes. Il ne jurait plus que par les instruments anciens qu’il venait de redécouvrir.

Je n’y connaissais et n’y comprenais pas grand chose. Mais les profanes comme moi saisissaient bien qu’il y avait là une querelle entre l’orgue allemand et l’orgue français, entre les facteurs allemands et les facteurs alsaciens, pour jouer de la musique des romantiques allemands ou des symphonistes français.

Saint-Maurice et la conquête de l’Est

Pour que le grand axe ouest-est prenne corps, il fallut tout de même attendre 1906 et la construction des ponts sur l’Aar et l’Ill, pour franchir l’île Sainte-Hélène. Alors, la portion de la Vogesenstrasse située entre les deux ponts devint Elsässerstrasse et se prolongea naturellement par la Schwartzwaldstrasse. Sur plus de trois kilomètres, l’armée pouvait défiler à treize chevaux de front ! Colossal…

Consacrée en 1899, Saint-Maurice dut patienter encore quelques années pour s’entourer peu à peu, dans les années 1900, voire 1910, de grands immeubles ou d’institutions. Ainsi, la faculté de pharmacie trouva sa place derrière l’église en 1906. Un peu plus loin, j’assistais, curieux et intéressé, à l’éclosion de la cité Spach. Ce laboratoire du logement social dans la Neustadt constituait une belle idée. Sa réalisation passionna encore plus mon fils Auguste.

Finalement, Saint-Maurice ne fut église de garnison qu’une petite vingtaine d’années. Au nom de la séparation de l’Église et de l’État, les armées françaises, victorieuses en 1918, n’avaient pas besoin de paroisse militaire. Alors Saint-Maurice devint paroisse de quartier, bien plus proche que Sainte-Madeleine ou Saint-Pierre-le-Jeune. Moins bien située que Saint-Paul, dans un écrin moins démonstratif aussi, Saint-Maurice cache des trésors de décoration et une atmosphère plus chaleureuse. Alors, qu’importe le flacon…

Références pour l’église Saint-Maurice de Strasbourg :
Toujours l’incontournable et précieux https://www.archi-wiki.org
La Neustadt de Strasbourg, un laboratoire urbain – Éditions Lieux-Dits
Patrick Hamm – Strasbourg – Mémoire d’une ville à travers ses cartes postales – Éditions du Signe
Très belles photos de l’église sur https://commons.wikimedia.org/wiki/%C3%89glise_St_Maurice_(Strasbourg)

3 réponses à “L’église Saint-Maurice de Strasbourg”

  1. Avatar de Francoise Roth
    Francoise Roth

    Toujours passionnants, vos articles! Merci!

  2. Avatar de Antoine Wendling

    Merci à vous ! N’hésitez pas à partager 😉

  3. […] Découvrir l’article, ses multiples plans et photos […]

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