Si vous avez manqué l’épisode 1, c’est ici : Le Temple de Salomon (1)
Nous l’avons vu dans le précédent article, le bombardement prussien de la nuit du 23 au 24 août 1870 avait laissé ruines et cendres à l’emplacement du Temple Neuf de Strasbourg, de la Bibliothèque municipale et du Gymnase. La Fondation Saint-Thomas missionna alors l’architecte Émile Salomon pour rebâtir non seulement l’église, mais aussi le collège et un ensemble d’immeubles venant compléter l’îlot… et rapporter des revenus réguliers.
La reconstruction du Gymnase
Il fallait d’abord reconstruire les parties endommagées du Gymnase. Le bâtiment central (n° 4 sur la photo ci-contre) avait le plus souffert et fut relevé. Salomon en profita pour élever deux nouvelles ailes sur les murs de clôture de la façade principale (5 et 6 sur la photo), multipliant ainsi les surfaces disponibles. Même si les pavillons latéraux et central y perdent quelque peu en élégance, l’ensemble reste d’un beau classicisme. La façade de la place des Étudiants donne toujours à voir cette élégance digne des palais strasbourgeois du XVIIIe siècle.
Le plan Salomon
Nous l’avons esquissé dans le précédent article, le jury avait dû se prononcer sur 35 projets, dont beaucoup furent rejetés d’emblée pour des lacunes diverses. Parmi les projets restants, les jurés tombèrent d’accord sur un style à rejeter, le néo-gothique, qui aurait paru ridicule si proche de la Cathédrale ; et un style à privilégier, celui des anciennes basiliques « contemporaines des origines du christianisme », à l’architecture « à la fois noble et élégante », s’adaptant « parfaitement aux formes simples et austères du culte protestant ». Ces justifications de Jules Segenwald, influent homme d’affaires et conseiller municipal qui contribua grandement au financement de la reconstruction, essaient de déjouer les critiques de favoritisme pro-français… Mais il suffit de comparer avec les projets de l’église évangélique de garnison Saint-Paul une quinzaine d’années plus tard pour comprendre.
Salomon a apporté de nombreuses modifications au plan des lauréats du concours. Il les soumet en 1873 au Consistoire.
La façade, très critiquée, est considérablement simplifiée. Les cinq sections qui la définissent sont plus lisibles et dessinent un étagement clair vers la tour centrale.
Sur les côtés, Salomon conserve le principe des cinq travées de la nef, mais, au lieu des deux travées étroites et aveugles, toutes sont d’égale largeur, percées de deux fenêtres basses sur le tiers inférieur, surmontées de trois baies ascendantes à colonnettes. Les corniches à denticules rythment tous les étages de la façade et se retrouveront sur les bâtiments environnants.
Un plan intérieur sobre et efficace
C’est surtout à l’intérieur que les modifications sont spectaculaires. Si Salomon conserve évidemment le principe d’un édifice sans chœur, inutile dans la liturgie protestante, s’il maintient les inévitables tribunes sur tout le pourtour, il choisit de placer l’orgue à l’arrière, en tribune, pour ne pas perturber l’acoustique.
Les commanditaires attachent une importance toute particulière à cet aspect. La prédication doit être entendue clairement. Aussi, on préfère la simplicité d’un plafond en bois aux majestueuses voûtes gothiques dans lesquelles la parole risque de tourner et de se perdre.
La chaire trouve alors sa place centrale au-dessus de l’autel, sur un mur pour lequel Salomon prévoit un dessin à la fois puissant et simple.
La construction du Temple Neuf
La première pierre est posée en 1874. L’élévation du corps principal est assez lente puisque l’orgue, commandé dès l’origine, attendra 1877 pour être installé. Pour la tour clocher, il faudra encore bien plus de patience !
Les plafonds de la nef et des bas-côtés sont d’une admirable sobriété, en bois, sur une charpente ouverte, avec des caissons.
L’ensemble du mobilier intérieur était compris dans le devis initial, finalement beaucoup plus élevé que prévu.
L’autel et la chaire, de même que le buffet de l’orgue sont réalisés par le sculpteur Eugène Dock, dont nous avons déjà parlé, et le menuisier Blumer, père du photographe Lucien Blumer.
Orgue et clochers
L’orientation francophile, un peu dissimulée sous de multiples arguments en ce qui concerne l’architecture, ne se cache plus du tout pour le choix du facteur d’orgues. Le fameux Théophile Stern, organiste du lieu, pousse à préférer Merklin, célèbre artisan lyonnais, mais bien à rebours des Walcker et Weigle qui seront favorisés pour les grandes églises de garnison de la Neustadt.
Mais ensuite, y eut-il une querelle de clocher ? Ou bien de « simples » soucis budgétaires ? Toujours est-il qu’il fallut attendre 1888 pour voir enfin la tour clocher terminée. Et Salomon dut fournir plusieurs projets. Finalement, au lieu du clocher octogonal assez élancé initialement prévu, on préféra une tour plus ramassée et carrée, sans doute aussi un peu plus lourde. D’autant que, la place du Temple Neuf, peu profonde, autorise peu de recul et la silhouette d’ensemble paraît de ce fait un peu trop trapue à mon goût.
Les immeubles de la rue du Temple Neuf
Caractéristique commune aux deux grands bâtiments construits par Salomon sur la rue du Temple Neuf, à l’arrière de l’église : une ruelle en impasse, donnant sur la cour du gymnase, les sépare les uns des autres. Le procédé, assez rare, autorise une optimisation des surfaces utiles, davantage de lumière et d’aération.
Le 1-3 rue du Temple Neuf
La construction de ce grand immeuble débute dès 1872, donc bien avant la pose de la première pierre du Temple Neuf. Sur le plan-relief, plus haut, il porte le n° 1. Il s’agit en fait d’un pentagone avec cour intérieure, dont deux façades extérieures
donnent sur la rue, deux autres sur les ruelles latérales en impasse, et une dernière sur la cour du Gymnase (voir n°1 sur la photo aérienne plus haut). On l’appelle « immeuble des Bibliothèques » puisqu’il s’implante à peu près sur l’espace occupé par le chœur de l’ancienne église des Dominicains et la bibliothèque dite du Séminaire.
Le style néo-classique empire est caractéristique de Salomon, de ses références françaises, très « École des Beaux-Arts de Paris ». La façade est harmonieusement et sobrement rythmée, ponctuée par de beaux balcons à l’étage noble. Le traitement de la toiture, avec ses arêtiers rehaussés en pointe sur les angles, et des lucarnes hiérarchisées, apporte une élégance de bon ton.
Le 5-7 rue du Temple Neuf
Même si le style de cet immeuble (n° 2 sur la photo aérienne plus haut) est très proche de celui du 1-3, sa construction est plus tardive. Jules Segnewald en annonce le projet en 1877, mettant en avant les loyers annuels de 20 000 francs qu’il rapportera, plus élevés que les annuités de l’emprunt nécessaire à l’achèvement du Temple Neuf. C’est un long immeuble de logements pour les enseignants du Gymnase, toujours aussi sobre et classique, situé sur l’emplacement du jardin de l’ancien presbytère.
Le 2 rue du Dôme
Si vous avez bien suivi — et le contraire me vexerait —, il restait un côté de l’îlot du Temple Neuf auquel Emile Salomon n’avait pas touché : le côté rue du Dôme.
Il y avait là deux petits bâtiments, séparés par un jardin, abritant l’un les pasteurs de la paroisse, l’autre la fabrique de pipe Hoeffel. Au passage, l’industrie des pipes était florissante à Strasbourg ! Rappelez-vous la fabrique Hurel et Greyenbühl de la rue du Noyer…
Le style Roederer
Miraculeusement, les bombardements de 1870 ne les avaient pas touchés. Par contre, autour d’eux, tout n’était que ruine. La maison Scheidecker, grande et belle bâtisse faisant le coin entre la place Broglie et la rue du Dôme, à gauche sur les photos, était en ruine. De l’autre côté, dans l’espace bordant la place Broglie et les rues des Étudiants et de la Mésange, c’était plus compliqué. La belle maison que vous voyez à droite de la photo de 1855 avait été démolie en 1861 et remplacée par deux immeubles neufs… soufflés par les bombes prussiennes.
Sur ces deux emplacements, mon collègue Édouard Roederer, rival de Salomon dans le concours pour le Temple Neuf, rafla clairement la mise et fit feu de tout bois !
Entre 1872 et 1874, il éleva d’abord l’immeuble hausmannien à l’angle Mésange, Broglie, étudiant, avec ses grands balcons soutenus par des lions rugissants.
Et de l’autre côté de la rue du Dôme, à l’emplacement de la maison Scheidecker, il débuta en 1873 la construction du grand siège du Crédit Foncier d’Alsace-Lorraine, tout aussi hausmannien, avec sa rotonde d’angle à coupole.
La réponse Salomon
Forcément, les deux petits bâtiments ayant survécu aux bombardements n’avaient plus grand-chose à voir avec leur environnement. Pour compléter le nouvel ensemble architectural de Roederer, pour fermer l’îlot et aussi pour réaliser une belle opération immobilière, le Consistoire demande à Salomon, en 1899, un grand immeuble de rapport, dans le même style démonstratif que ses voisins.
Salomon déploie tout son art, avec une rotonde d’angle baroque encore plus spectaculaire qu’en face, une longue façade ponctuée d’un ressaut central et de deux grands oriels germaniques aux extrémités, à la limite du rococo, soutenus là aussi par des lions expressifs qui semblent dialoguer avec ceux de Roederer. Les pans très raides de la toiture sont percés de lucarnes rampantes typiquement strasbourgeoises. Cet éclectisme que Salomon réussit à adopter fait la suture entre le classicisme du reste de l’îlot et les nouveaux immeubles de Roederer.
En 25 ans, Emile Salomon a réussi l’exploit, unique à l’intérieur de la vieille ville, de rebâtir entièrement tout un pâté de maisons, avec une église, un établissement scolaire et trois grands immeubles, le tout dans des codes architecturaux nettement francophiles…
Perspectives d’avenir…
Pour être honnête, cette débauche de références à des styles historiques, dans une emphase toujours plus marquée… J’avais tendance à penser qu’elle atteignait ses limites en cette aube de XXe siècle… Pourtant, nous n’avions pas fini d’en voir dans la Neustadt.
Cependant, alors que le dernier immeuble Salomon n’était pas encore terminé, apparurent au voisinage des constructions aux codes renouvelés, de cet Art Nouveau dont on commençait à parler.
Le premier, dès 1900, au coin de la place Broglie et de la rue de la Nuée bleue ; le second, en 1903, à l’angle aigu de la rue du Dôme et celle du Temple Neuf.
Était-ce là le chemin de la modernité ? Nous en reparlerons…
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Comme une plume
Antoine Wendling, biographe rédacteur
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de leur vie, un livre !
Strasbourg, panorama monumental – G. Foessel, J.-P. Klein, J.-D. Ludmann et J.-L. Faure – Mémoire d’Alsace
Brochure des 333 ans du Temple Neuf : https://www.calameo.com/books/003025892f32e260efee5
Emile Salomon – Article de Véronique Umbrecht dans la Revue d’Alsace, n° 142, 2016
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