Voilà une belle institution, dont tout Alsacien peut légitimement être fier ! Le Musée Alsacien est sûrement un des plus beaux musées de Strasbourg, un des plus courus aussi, à juste titre. Mais, à son ouverture en 1907, mon sentiment à son égard était plus mitigé. Je vais essayer de vous expliquer les raisons de cette tiédeur, sans doute étonnante à vos yeux.
Pour celles et ceux qui ne me connaissent pas encore,
je suis Antoine Wendling, architecte strasbourgeois né en 1828.
Je raconte dans ces pages quelques souvenirs de ma vie professionnelle ou familiale dans la capitale alsacienne que j’ai tant aimée.
En suivant ces liens, vous pouvez mieux nous connaître, moi et ma petite famille.
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Être Alsacien dans le Reichsland
Soldats de la France
Cette image vous surprend ? C’était un des souvenirs les plus chers de mon père, Joseph Wendling. Conscrit en 1801, il avait fait ses cinq années de service et participé à la bataille d’Ulm en 1805. De retour dans son village natal de Willgottheim, il reprit l’atelier de maréchal-ferrant de son père et épousa Anne-Marie Kuhn le 25 novembre 1806. Ils eurent neuf enfants, dont moi, le petit dernier, en 1828
Papa était un enfant de la Révolution et un jeune homme de l’Empire. On avait beau habiter un petit village et parler aussi bien l’alsacien, l’allemand ou le français, notre cœur était français.
J’avais moi-même effectué mon service militaire au 5e Régiment d’Artillerie, de 1848 à 1850. Nous étions cantonnés à la caserne Saint-Nicolas, tout près de la Manufacture des Tabacs naissante.
Avec le recul, je ne pense pas qu’alors nous nous posions la question de notre « alsaciannité ». C’étaient notre terre, nos villages et nos églises, notre plaine et nos montagnes. Mais nos aspirations, nos histoires nous tournaient vers la France. On ne pensait pas trop à se définir à l’époque. Si nous avions dû le faire, je crois que nous nous serions déclarés Français, catholiques, républicains, peut-être nostalgiques de Napoléon, le tout comme beaucoup… d’Alsaciens. Et je suis conscient aussi que, si nous avions été protestants, notre réponse aurait pu être différente.
Mais j’insiste : l’appartenance confessionnelle entraînait, pour une grande part, notre adhésion nationale et primait sur une identité régionale à laquelle nous ne prêtions pas, alors, une grande attention. Nous vivions dedans. Vous ne passez pas votre temps à définir l’air que vous respirez.
La question du choix
Après la catastrophe de 1870, après nos souffrances et malgré les victimes du siège de Strasbourg, le traité de Francfort déclara que nous étions désormais Allemands. Bien sûr nous l’avions été par le passé, bien sûr nous en parlions la langue, nous chantions en alsacien, priions en latin et récitions Goethe. Mais j’adhérais pleinement aux arguments que Fustel de Coulanges, l’historien qui avait dû quitter sa chaire à l’Université de Strasbourg en 1870, opposait à son collègue allemand Mommsen :
La race c’est de l’histoire, c’est
du passé. La langue, c’est encore de l’histoire, c’est le reste et le signe d’un passé lointain. Ce qui est actuel et vivant, ce sont les volontés, les idées, les intérêts, les affections. L’histoire vous dit peut-être que l’Alsace est un pays allemand ; mais le présent vous prouve qu’elle est un pays français … Notre principe à nous est qu’une
population ne peut être gouvernée que par
les institutions qu’elle accepte librement, et
qu’elle ne doit aussi faire partie d’un État que par sa volonté et son consentement libre. (27 octobre 1870)
Je croisais souvent le professeur Fustel dans la rue. Il habitait alors Grand’Rue, au numéro 79, dans l’ancien hôtel Ferrier, tandis que nous logions au 25 du Fossé des Tanneurs tout proche. Il en imposait, avec ses rouflaquettes, marchant d’un pas décidé vers l’Académie. Si j’avais pu me douter qu’un jour un de ses arrière-petits-fils épouserait une de mes arrière-petites-filles…
Du protestataire à l’Alsacien
De ma génération, nombreux sont ceux qui, comme moi, ont toujours refusé cette appartenance forcée à l’Empire prussien. Jusqu’à la fin de ma vie, mes yeux sont restés tournés vers la France. Tel un vieil amant inconsolable, je voyais bien qu’elle nous avait abandonnés, mais je ne parvins jamais à m’y faire.
Dans la génération suivante, celle de mon fils Auguste, le principe de réalité s’imposa. Finalement, Auguste n’avait été Français que jusqu’à l’âge de 7 ans. Même si nous parlions français à la maison, que connaissait-il de la France ? L’anticléricalisme de la IIIe République n’était pas plus enviable que le Kulturkampf de Bismarck.
Certains se tournèrent résolument vers le Reich, sa puissance économique et les opportunités d’une ville nouvelle. Quelques collègues architectes en tirèrent de larges bénéfices.
D’autres, sans remettre en cause le fait accompli, se dirent que l’Alsace pourrait acquérir, au sein du Reich, une réelle autonomie. Alors que, de fait, le Reichsland Elsass-Lothringen appartenait à chacun des États de l’Empire. Pour ce faire, ils estimèrent fondamental de montrer l’originalité de la culture alsacienne, nourrie de ses racines propres, comme de celles de la France et de l’Allemagne.
Disparition du vieux protestataire
Avec ma génération disparurent les francophiles invétérés, du moins ceux qui n’avaient pas opté pour la France. Fils d’un maréchal-ferrant de village, mon accession à la profession d’architecte et à la bourgeoisie catholique strasbourgeoise était synonyme de recherche du bon goût français. J’ai acquis des meubles Louis XV ou Louis XVI, des gravures de généraux de l’Empire, des étains français. Des faïences de Hannong, pourquoi pas ? Mais j’avoue qu’il ne me serait jamais venu à l’idée de mettre, dans mon salon strasbourgeois, un meuble familial de Willgottheim.
Mon fils Auguste voyait déjà les choses différemment. Lui ne dédaignera pas l’un ou l’autre tableau ou marqueterie de Spindler, ou encore ces inimitables visages burinés croqués par Schnug. Autre génération, autre sensibilité…
La Revue alsacienne illustrée
Anselme Laugel
Homme politique, écrivain, il avait opté pour la France en 1871. Il se lia d’amitié avec Spindler et revint en Alsace. Mécène et animateur du Cercle Saint-Léonard, il mourut à Boersch en 1928.
C’était un projet des deux compères de la Leonardsau, Anselme Laugel et Charles Spindler. Il s’agissait de mettre en valeur la culture alsacienne, dans une optique plutôt francophile, pas germanophobe, mais vraiment “prussophobe”. Je me reconnaissais dans leurs idées politiques. Sans aller jusqu’à m’abonner — mais mon fils Auguste le fit — je lisais volontiers la Revue, dans laquelle le français côtoyait l’allemand. Mais j’avais du mal à croire à cette « troisième voie ». Admettre ouvertement notre attachement à l’esprit de Goethe et Schiller, le mêler à notre goût pour les idées politiques françaises, c’était, à mes yeux vieillissants, un début de compromis. Oh ! je sais bien qu’il était inévitable, sans doute souhaitable, certainement réaliste. La génération d’Auguste avait largement entamé son tropisme vers l’est, plus prometteur sur le plan économique, peut-être moins décevant dans le champ politique. Mais que voulez-vous ? Je ne voulais qu’être Français !
Charles Spindler
La peinture, la photo, la marqueterie sont ses domaines, de même que l’écriture. Grand animateur du Cercle Saint-Léonard, il s’y entoure d’artistes dans toutes les disciplines.
La parution, pour autant, s’avéra fort documentée, riche et divertissante. On y trouvait des biographies d’artistes ou d’auteurs alsaciens, souvent écrites par Fritz Kiener. Ou bien encore des poésies de Ferdinand Dollinger et des contributions de son frère Léon, de Jeanne Musculus, qui en devint secrétaire de rédaction. Pierre Bucher, le plus fervent francophile de la bande — mais assez fin pour ne jamais sortir de la légalité —, en prit la direction en 1901.
Je me souviens aussi de chansons ou de partitions de Léon Boëlmann, de reproductions de gravures ou d’œuvres des jeunes artistes du Cercle Saint-Léonard ou de la Kunschthaffe. Sans parler du théâtre alsacien de Stoskopf, en plein essor.
Le Musée ethnographique alsacien
Vous pouvez comprendre, dès lors, que cette idée – louable, prometteuse, enthousiasmante pour votre époque – de Musée ethnographique alsacien ait pu me laisser tiède et sceptique ? Elle apparut dans la Revue Alsacienne illustrée de juillet 1900.
D’abord, on voulait « muséifier » le cadre de vie de mon enfance. Imaginez cela pour vous-même… vous verrez, c’est curieux. Ensuite, « ethnographique » me semblait faire référence à la notion d’un peuple, d’une ethnie. Et donc, rejoindre bien davantage de vues de Mommsen que celles de Fustel. Je comprenais bien que l’idée d’une autodétermination paraissait définitivement hors de portée. Mais se placer sur le terrain de la conception allemande, chercher à particulariser un Volk dans un plus vaste Volk, revenait à valider cette notion reposant sur la langue et la race, et non sur le choix.
La naissance de la Société du Musée Alsacien
Face au succès des premiers numéros de la Revue Alsacienne illustrée, la même équipe crée la Société du Musée Alsacien le 3 novembre 1902. Elle s’inspire du Musée Arlaton de Frédéric Mistral, en Provence, que Maurice Barrès décrit dans la Revue. Ce n’est pas une mince affaire que de créer un musée privé ! Il faut des fonds considérables pour acheter le bâtiment, acquérir et enrichir les collections. La souscription de parts d’une nouvelle société permet de constituer le capital nécessaire.
Léon Dollinger et Pierre Bucher sont les deux premiers gérants. Le conseil de surveillance est présidé par le notaire Alfred Ritleng (rappelez-vous : le Zimmerhof).
Il faudra près de cinq années pour que le projet se concrétise pleinement, cinq années d’un travail minutieux et déterminé, dont on ne pouvait qu’être admiratif.
Le nouveau bâtiment du Musée Alsacien
Les membres fondateurs étaient tous d’éminents collectionneurs d’objets représentatifs de la vie quotidienne en Alsace. On en exposa un premier noyau dans l’ancien gymnase Heiser, rue de la Nuée Bleue, derrière le nouveau Katholische Unionverein.
Mais rapidement, Pierre Bucher eut l’ambition d’acheter une maison plus conséquente, si possible ancienne, avec au moins une douzaine de pièces permettant de reconstituer différentes ambiances d’un intérieur alsacien.
En janvier 1904, on fit l’acquisition du 23 quai Saint-Nicolas, une maison patricienne du début du XVIIe siècle, appartenant jusqu’alors aux marchands de vins Eschenauer. Le bel oriel curieusement décentré, le toit fortement pentu, avec quatre étages de lucarnes rampantes, c’était effectivement une maison strasbourgeoise.
Et, comme souvent dans l’enchevêtrement du Finkwiller, l’étroitesse de la façade cachait une profondeur spectaculaire, pénétrant d’une cinquantaine de mètres dans le pâté de maison. Les surfaces disponibles, organisées autour d’une cour à superbes galeries, répondaient ainsi aux vœux des fondateurs : la possibilité de montrer, dans un espace authentique et typique, un grand nombre de collections, regroupées par thèmes et réparties dans de belles Stube.
La restauration de Théo Berst
Il avait 23 ans au début des travaux et ce fut un de ses tout premiers chantiers. Pendant près de trois années, le jeune Théo Berst s’attela à la transformation et à la restauration de l’ensemble. Lourdement remanié au fil des siècles et découpé en appartements d’un immeuble de rapport, il fallait redonner à la maison son aspect « authentique d’origine ». Très Heimatstil dans la première partie de sa carrière, l’architecte strasbourgeois, engagé dans l’Association des Artistes Indépendants d’Alsace de Spindler et Stoskopf, deviendra un fervent représentant du style Arts-Déco. Nous l’avions déjà rencontré rue du Vieux-Marché-aux-Vins ainsi que rue du Noyer. Il y construira les Grandes Galeries en 1925.
Berst s’attacha à rendre tout son cachet à la cour, notamment, en s’inspirant de la maison Molly à Colmar. Il y puise l’idée de ces longues perches de bois posées sur des consoles en fonte, le long des galeries. Alfred Ritleng lui fournit aussi des croisées sculptées, provenant d’une maison de la rue Sainte-Elisabeth, pour remplacer les fenêtres “modernes” des premier et second étages.
On dégage les galeries masquées par des planches, les poutrages des plafonds, on remplace les poutres pourries et on refait les crépis. Au départ, seule une partie des locaux est dédiée au musée. Des appartements ainsi qu’une boutique continuent d’être loués pour assurer des revenus.
Je trouvais fascinant qu’un si jeune architecte s’attache à la résurrection d’un patrimoine si ancien, bien éloigné de nos habituelles préoccupations de modernité et de profit.
Les premières collections du Musée Alsacien
Berst a restauré le premier étage dans l’esprit d’une chambre de vigneron d’Ammerschwihr, avec Kachelofe et de belles boiseries. On rend au second étage son cachet d’origine, donc du XVIIe.
Tiens, les poêles en faïence, voilà une chose que nous avions volontiers conservé dans nos appartements de ville… mais dans des tailles adaptées !
Les legs du notaire Westercamp, de Wissembourg, enrichissent grandement les collections, de même que le mobilier de la famille Adam d’Ammerschwihr. Parmi les donateurs réguliers, la comtesse de Pourtalès, la famille Ritleng, la famille Haug, la poétesse Elsa Koeberlé, fille du docteur, collaboratrice à la Revue Alsacienne illustrée…
Je revivais des souvenirs d’enfance, des intérieurs plus rustiques que les salons bourgeois construits pour moi ou pour mes clients. Les concepteurs du musée voulaient mettre en valeur quelques grandes thématiques : la vie quotidienne, l’éducation, les costumes, le travail, les soins avec la salle d’alchimie, la foi avec les objets de piété, les Göttelbriefe ou encore la chambre consacrée au judaïsme en Alsace.
La kermesse du Musée Alsacien
L’inauguration eut lieu en mai 1907. Ma fille Marie et mon gendre Jean faisaient partie des sociétaires. Ils réussirent à me traîner à la grande kermesse organisée au musée pour le bazar de charité des colonies de vacances de Strasbourg. Mes petits-enfants Jeanne et René étaient en costume alsacien pour l’occasion.
C’était charmant, très coloré et fleuri, très propre ! Comme une Alsace rêvée, une Alsace de fête permanente, un peu à la manière de ce cher garnement de Hansi qui commençait à faire parler de lui. Le décor avait été imaginé par Braunagel et Cammissar, celui qui avait conçu le vitrail du gymnase du lycée des Pontonniers.
“Le Musée Alsacien aspire à devenir le foyer familial où tout bon Alsacien puisse venir retremper ses énergies essentielles, s’aguerrir contre les influences dissolvantes et prendre conscience de sa personnalité, tout en se réjouissant de ses origines.”
Catalogue Musée Alsacien p. 43
Voilà ce que j’ai connu, de mon vivant, de cette aventure du Musée Alsacien. Bien sûr, son développement a continué ensuite, il a traversé les tempêtes des guerres et des changements de nationalité ou de propriétaire.
Je réalise que, finalement, je vous ai davantage parlé de mon ressenti de l’identité alsacienne que du Musée Alsacien en lui-même. J’étais réticent, vous l’avez compris. Mais sans doute les alternances forcées de tutelle nationale nous ont-elles obligés à nous redéfinir, à nous accrocher à la seule racine que l’on ne pouvait pas nous contester, à la fortifier contre « les influences dissolvantes ». Cela dit, les racines ne suffisent pas. J’ai quitté cette terre sans qu’elles puissent nourrir mes aspirations : mon libre choix !
La cour du Musée Alsacien semble bien vide comparée à l’ambiance festive de la kermesse paysanne de 1907
Un cadeau de Noël pour vos grands-parents ou pour vos parents, qui serait aussi un inestimable cadeau pour vous ?
Références pour le Musée Alsacien de Strasbourg :
Toujours l’incontournable et précieux https://www.archi-wiki.org
Bernadette Schnitzler – Histoire des Musées de Strasbourg – Musées de la Ville de Strasbourg
Les numéros de la Revue Alsacienne illustrée disponibles sur Numistral
Paul Smith – À la recherche dune identité nationale en Alsace (1870-1918). In: Vingtième Siècle, revue d’histoire, n°50, avril-juin Dossier : Nations, états-nations, nationalismes. pp. 23-35
Le site du Musée Alsacien : https://www.musees.strasbourg.eu/musee-alsacien
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