Si vous suivez mes « aventures », vous savez que ma petite famille a un temps habité place Gutenberg. Nous avons récemment évoqué ensemble la rue des Grandes Arcades. Il est normal que nous partions faire un tour dans l’autre sens, vers le sud, par la rue du Vieux-Marché-aux-Poissons. Au XIIe siècle, on l’appelait « Statio carnificum, juxta piscatores » : « Étal des bouchers, à côté des poissonniers ». Vous avez tout le programme de cette artère commerciale majeure, s’ouvrant entre les anciennes boucheries en l’ancienne douane, lieu ancestral d’échange de denrées.
Pour celles et ceux qui ne me connaissent pas encore,
je suis Antoine Wendling, architecte strasbourgeois né en 1828.
Je raconte dans ces pages quelques souvenirs de ma vie professionnelle ou familiale dans la capitale alsacienne que j’ai tant aimée.
En suivant ces liens, vous pouvez mieux nous connaître, moi et ma petite famille.
Cette photo représente assez bien ce que j’ai connu de cette belle rue sur la fin de ma vie. Mais vous allez voir qu’à notre installation place Gutenberg, elle avait un aspect assez différent, moins policé… Et, si vous êtes un peu observateur, vous remarquez d’emblée certains bâtiments qui n’existent plus de vos jours. Dans ces quelques lignes, j’essaierai, avec mon arrière-petite-fille Nicole, de vous montrer simplement ces grandes évolutions, sans rentrer dans le détail et l’historique de toutes les constructions.
Le pont du Corbeau
À mon époque, il ressemblait à ça. Un pont à structure en fonte, assez étroit, construit en 1841 par la société De Dietrich, comme le pont Saint-Thomas tout proche, que vous pouvez encore admirer.
Je ne vais pas vous refaire l’historique du nom de ce pont, qui n’a rien à voir avec le sombre volatile. Le “Corb”, au Moyen-Âge, était le charmant employé chargé de crocher dans les cadavres des suppliciés plongés dans l’Ill, pour les ramener à la berge et les évacuer.
Avant 1841, le pont était simplement en bois.
Mais, avec l’extension sud de la Neustadt et surtout le développement du réseau de tramways, il fallut prendre la décision de construire un pont plus large et plus robuste. C’est Neckelmann, à qui l’on doit aussi le Landesausschuss, la Bibliothèque universitaire et l’église catholique Saint-Pierre-le-Jeune, qui s’en occupe en 1890. Il orne les quatre coins de son ouvrage d’espèces de tourelles en grès surmontées de cages en ferronnerie… Peut-être pour rappeler les cages dans lesquelles les condamnés étaient précipités dans les flots en des époques moins augustes ?
L’ancienne douane
Tel est à peu près l’état dans lequel j’ai connu ce vénérable bâtiment. Il ne s’agit pas ici d’en retracer la riche histoire. Depuis le XIVe siècle, il était le filtre d’entrée et de sortie de la plupart des marchandises arrivant à Strasbourg. Sur le plan architectural, il n’a cessé d’être transformé, agrandi, remanié…
Le plan ci-dessus, datant de 1840, montre comment les espaces ont été utilisés pendant quatre siècles. Après 1840 et le transfert des activités douanières vers le Rhin, la vaste halle sert de dépôt de vin. Mais dans les années 1860, l’édifice est dans un triste état. Sa transformation en halle couverte en 1870 a permis sa préservation. Sur la photo de gauche ci-dessous, vous voyez néanmoins l’état de son pignon. Au passage, notez les maisons situées juste à droite de l’ancienne douane. Et puis celle, un peu plus loin, surmontée d’une tourelle. Et cherchez-les sur la photo de droite… Nous en reparlerons.
En 1897, cet horrible pignon borgne est raboté en vue des travaux d’élargissement du pont. Et après une solide cure de jouvence, la Kaafhus devient finalement la halle aux poissons de la ville.
L’ancienne Grande Boucherie
Quand j’étais petit, la grande boucherie ressemblait à cette toile. On peinait quelque peu à distinguer le beau bâtiment Renaissance, en trois corps entourant une cour centrale. De fait, cette dernière était encombrée de baraquements anarchiques où l’on découpait les carcasses, avant d’en jeter directement les déchets dans l’Ill. Au passage, vous voyez là l’ancien pont en bois.
La boucherie arrêta ses activités en 1859. Votre serviteur, comme directeur de travaux pour la Ville, participa à la destruction des verrues qui enlaidissaient le bel édifice Renaissance. Sans doute en devait-on le plan sobre et harmonieux à Hans Schoch, l’architecte de la Neuhaus, place Gutenberg. Je trouvais la petite tourelle d’angle particulièrement séduisante.
Bibliothèque et Musée
Jusqu’à la transformation de l’ancienne douane en marché couvert en 1870, c’est l’ancienne boucherie qui joua ce rôle. Dans la cour sous les auvents que vous apercevez sur l’élévation de 1858, on vendait le poisson. Il était bien pratique, ce marché, à deux pas de notre appartement de la place Gutenberg !
En 1870, vous le savez, la bibliothèque municipale du Temple Neuf fut ravagée par les bombardements prussiens. C’est ici, au premier étage, que Rodolphe Reuss commença à la reconstituer, avec les dons affluant de partout. Il habita même sur place pendant un temps.
Il fut ensuite question, en 1896, de réinstaller dans l’ancienne boucherie une halle couverte. Le projet allait jusqu’à couvrir la cour de choses assez horribles. Il fut heureusement abandonné.
Finalement, en 1897, on commence à transformer l’édifice en Städtisches Kunstgewerbe-Museum, premier grand musée strasbourgeois du temps allemand. Rapidement appelé Hohenlöhe Museum, en hommage au gouverneur d’Alsace-Lorraine qui soutient financièrement le projet, il sera une des bases de votre Musée des Arts décoratifs. Guillaume II viendra même l’inaugurer en grande pompe en 1899. Finalement, de ce lieu où l’on avait beaucoup donné la mort, devait renaître la Bibliothèque et naître plusieurs musées.
Le fantôme du Vieux-Marché-aux-Poissons
En remontant la rue du Vieux-Marché-aux-Poissons après l’ancienne douane, on tombait sur un îlot de constructions aujourd’hui disparues. Propriété de divers commerçants, il était constitué de deux maisons à pans de bois qui avaient un certain cachet. L’une d’entre elles abritait le fameux Gunzrott, « carrossier des rois », artisan attitré du roi de Bavière notamment.
Le marchand de chaussures Georges Lienhardt les fit raser en 1900 et chargea les entreprises Wagner de construire à la place un immeuble d’un seul tenant… qui n’avait pas grand-chose à voir avec son environnement !
En plus du commerce de chaussures, on y trouvait un dentiste… et le restaurant originalement nommé “Au Vieux Marché aux Poissons”.
L’îlot des 3 et 5 rue du Vieux-Marché-aux-Poissons, juste à droite de l’ancienne douane.
En 1870, sur le cliché de Winter, on distingue les anciennes maisons, rarement photographiées.
La Mauresse
La rue qui séparait le curieux immeuble évoqué plus haut de la brasserie de la Mauresse s’appelait rue de l’Étal. On y trouvait donc cette vaste maison du XVIIIe siècle abritant le Poêle de la Corporation de la Mauresse septième corporation de la ville. Elle regroupait des savetiers, des sauniers, marchands de salaisons, de volailles, fruitiers, charretiers, ouvriers du tabac… On dit que son nom venait du propriétaire d’un immeuble précédent, un certain Mörlin, déformé en Mörin.
Quant au rez-de-chaussée, c’était le siège des Messageries, où convergeaient toutes les diligences jusqu’à l’arrivée du chemin de fer. Il devint ensuite un café, puis un restaurant. Quant au premier étage, de mon temps, il était encore une salle de spectacles assez courue. Les amateurs, notamment, pouvaient s’y produire et l’ambiance était chaleureuse.
Flâner rue du Vieux-Marché-aux-Poissons
Vous l’avez compris, avec toutes les institutions qui en bordaient l’entrée, la vie ne pouvait que palpiter dans cette artère menant au cœur battant de la Ville qu’était encore la place Gutenberg. Brasseries, cafés, commerces attiraient les notables comme les wackes, les bourgeoises accrochées à leurs enfants, leur servante tenant le panier de commissions.
Peut-être Camille et moi avons-nous ressemblé à ces beaux messieurs sur nos vieux jours, même si je n’ai jamais affectionné les prétentieux hauts-de-forme…
Les joies du commerce
Je vous rappelle que Camille, mon beau-frère, possédait une affaire très appréciée à l’angle de la place Gutenberg et de la rue Mercière. Il connaissait donc à peu près tous les commerçants du secteur. Certains, comme la maison Netter, ne reculaient devant aucune publicité. Puisque le jeune Goethe, alors étudiant, avait passé quelques années dans ces murs, au n° 36, le filon méritait d’être exploité.
Contrairement à ce que pourrait croire votre époque, qui a tendance à penser que tout était toujours mieux avant, mon ancien temps n’était pas toujours très soucieux de l’esthétique et de la préservation des bâtiments vénérables. Heureusement, les sociétés naissantes d’histoire locale allaient bientôt y mettre bon ordre.
Et, comme vous pouvez le voir, vous n’avez pas inventé la publicité ! En tout cas, personne ne pouvait ignorer en 1900 qu’Alfred Roth était dentiste… Quitte à défigurer ce très beau n° 40, pourtant remarquable comme nous le verrons tout à l’heure. Quant aux parapluies, ils mangeaient littéralement la façade étroite et typique du n° 42.
Évidemment, la proximité de la cathédrale servait aussi de carte de visite publicitaire. Mon cher beau-frère Camille Schauffler s’en servait autant que son voisin Charles Hopp. Sauf que ce dernier faisait fortune en fournissant les bottes des officiers allemands…
Cafés et hôtels
Je rajoute cette petite partie à la suite du pertinent commentaire de Stéphane Sladek, à propos de deux immeubles dont je n’ai pas parlé.
C’est amusant… Au n°11 existait un des plus vieux cafés de la ville, celui des “Treize Cantons”, fondé au début du XVIIIe siècle. Son entrée principale était située rue des Tonneliers. Et de vos jours, après moult transformations et changements d’affectation, vous y trouvez de nouveau un café, mais qui n’a plus rien d’historique ou d’authentique ! Votre soif des franchises identiques partout dans le monde…
De mon temps, le numéro 9, juste à la droite de la Mauresse, abritait un débit de vin, tandis que le 11 était un magasin de vêtements. Mais monsieur Sladek nous rappelle que plus tard, dans les années 1920, les Lauer, sa famille maternelle, ont repris d’abord le 9 puis le 11 pour y ouvrir l’hôtel-restaurant de la Lorraine.
Plaisirs d’architecte
Elle était pourtant passionnante, cette rue du Vieux-Marché-aux-Poissons, sur le plan de l’architecture ancienne. On y trouvait tous les exemples de maisons traditionnelles à colombages, d’autres de la Renaissance, de la période classique, parfois larges, souvent étroites de deux ou trois travées…
Colombages
L’extraordinaire maison du coin de la rue Mercière abritait la papeterie Lindauer, juste en face de chez Camille. Au moins, la boutique n’occupait pas la moitié de la rue comme de vos jours…
Renaissance
La magnifique maison du n° 52, celle du marchand de chaussures Hopp exposait tous les codes de la Renaissance tardive : pignon à volutes surmonté de pilastres, grand oriel à trois niveaux, fenêtres à meneaux encadrées de grès, arcades au rez-de-chaussée (qui permettent de remarquer un centrage… artisanal !) Par contre, le décor peint évoqué sur la réclame de Charles Hopp a disparu avec le temps.
Le n° 40, une fois dépassées toutes les enseignes qui en altéraient la vue, est un autre exemple de cette fin de la Renaissance. J’aimais beaucoup l’audace de ces enfilades de fenêtres à meneaux, formant presque des baies vitrées avant l’heure.
Mais c’est bien sûr le traitement de l’angle qui retient l’attention, avec son chaînage en besaces et ses niches ornées de sculptures, dont celle d’un légionnaire portant une balance, publicité plus subtile et esthétique pour un marchand autrefois installé céans.
Classique
Au n° 6, juste à côté de l’ancienne boucherie, celui que j’avais connu comme café « Au Grand Balcon » était désormais devenu le « Wiener Central Café ». C’est votre « Montmartre » actuel, je crois.
On disait alors qu’il s’agissait de plus ancien toit à la Mansart de Strasbourg, revisité à la sauce du cru, avec sa pente très haute et très raide.
Et on ne compte pas, dans cette rue, les belles façades de grès rose de style Régence ou rococo, si élégantes, souvent ornées de mascarons de toutes sortes, têtes de femmes ou d’hommes plus ou moins énigmatiques.
Le n° 1, somptueux, était la maison qu’un marchand de vin, Jean-Michel Greiner, s’était fait construire en 1767. J’appréciais particulièrement la chaîne d’angle arrondie, alliée à ce vrai toit strasbourgeois en tuiles traditionnelles, mais à la Mansart, avec deux niveaux de lucarnes au-dessus du comble brisé. Un vrai petit palais !
Le bombardement de 1944
Je suis Nicole, l’arrière-petite-fille d’Antoine. Je suis née en 1927.
À la Libération, le 23 novembre 1944, j’ai couru au-devant des chars de Leclerc, Faubourg de Pierre… un des souvenirs les plus merveilleux de ma vie !
Mais avant cela, il avait fallu passer par les bombardements alliés à l’été 44. Celui du 11 août, particulièrement terrifiant, a laissé bien des ruines tout près de chez nous, rue du Noyer. Mais nous eûmes tôt fait d’aller voir les dégâts encore bien plus importants du secteur de la place Gutenberg.
Si la place Gutenberg, la rue des Hallebardes et les alentours avaient bien souffert, le bas de la rue du Vieux-Marché-aux-Poissons n’était pas épargné. L’ancienne douane n’était plus qu’une ruine fumante…
L’ancienne douane
Imaginez que ces ruines sont restées en l’état pendant près de 20 ans ! Ce n’est qu’en 1962 que la Ville vota la reconstruction de l’ensemble, en préservant ce qui pouvait l’être, sous l’égide de Robert Will, l’architecte en chef de la municipalité. On lui doit, à la même époque, la belle reconstruction de l’église Saint-Jean qui avait subi le même sort.
Le fameux fantôme du Vieux-Marché-aux-Vins
Paradoxe : on a reconstruit l’ancienne douane dont il ne restait plus grand-chose. Mais personne n’a jugé utile de retaper le fameux îlot des 3-5 rue du Vieux-Marché-aux-Poissons.
Pourtant, à bien y regarder, le grand immeuble 1900 n’avait pas subi de très gros dégâts. Il faut croire que cette chose si incongrue dans cet environnement ne devait manquer à personne…
En tout cas, ça aère…
L’îlot des 3 et 5 rue du Vieux-Marché-aux-Poissons laisse désormais place… nette ! Au grand bonheur des brocanteurs qui exposent à cet endroit deux fois par semaine. Un peu plus loin, beaucoup d’arbres à la place de l’immeuble suivant…
Le fantôme des Tripiers
Vous l’avez déjà vu sur beaucoup de photos, plus haut, cet immeuble en saillie, ainsi que le suivant, surmonté d’un clocheton. Ce sont les numéros 13, 15 et 17. Et grand-papa Wendling n’en a rien dit.
Il y avait là tout un pâté de maisons, délimité par la rue du Vieux-Marché-aux-Vins devant et celle des Tonneliers derrière, les ruelles des Tripiers et du Pied-de-Boeuf sur les côté.
En apparence, pas de gros dommages, n’est-ce pas ? Pourtant l’îlot avait été si fragilisé qu’il fut décidé de le raser entièrement.
C’est ainsi qu’est née, en 1957, une des places les plus récentes de la vieille ville, la place des Tripiers.
C’est très imparfait, notamment pour des raisons de zoom et de perspective. Mais la comparaison entre le plan-relief de 1752 et une vue Google Earth permet de comparer bien des permanences à trois siècles de distances.
L’ancienne douane était plus réduite, prolongée vers le pont par les bâtiments de l’auberge “Spanbett”.
La Pfalz et l’hôtel de la Monnaie, au bout de l’axe, ont disparu…
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Comme une plume
Antoine Wendling, biographe rédacteur
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Frédéric Piton : Strasbourg illustré, 1855
Strasbourg, panorama monumental – G. Foessel, J.-P. Klein, J.-D. Ludmann et J.-L. Faure – Mémoire d’Alsace
Il était une fois… Strasbourg – Roger Forst – Coprur
C’était hier à Strasbourg – Pierre et Astrid Feder – Editions Le Chardon
Sept siècles de façades à Strasbourg – Elisabeth Loeb-Darcagne – I.D. l’Edition
Strasbourg 1878 à 1945 – Patrick Hamm – Editions du Signe
Merci à l’excellent site de Jean-Michel Wendling : https://maisons-de-strasbourg.fr.nf/
Toujours l’incontournable et précieux https://www.archi-wiki.org d’où viennent beaucoup de photos, notamment celles de Roland Burckel et de Fabien Romary
Le site des Archives municipales : https://archives.strasbourg.eu/
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