Quand on y songe, une place de gare, c‘est la vitrine d’une ville. À mon époque, l’immense majorité de celles et ceux qui découvraient Strasbourg arrivait par le train. Le chemin de fer était devenu LE moyen de transport des longues distances. Arriver à Strasbourg, c’était arriver place de la Gare. Et y trouver de quoi se déplacer, de quoi se loger, des commerces… et un avant-goût de l’âme de la ville. Un défi urbanistique, une pépite hôtelière et commerciale… un piège politique, aussi !

Pour celles et ceux qui ne me connaissent pas encore,
je suis Antoine Wendling, architecte strasbourgeois né en 1828.
Je raconte dans ces pages quelques souvenirs de ma vie professionnelle ou familiale dans la capitale alsacienne que j’ai tant aimée.
En suivant ces liens, vous pouvez mieux nous connaître, moi et ma petite famille.
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Le paradoxe des Payens
Nous l’avons récemment évoqué ensemble, la nouvelle gare voulue par les Prussiens s’était construite dans les faubourgs, sur l’emplacement du bastion des Payens. L’ancien quartier de maraîchers et de jardiniers avait entièrement brulé lors des bombardements de 1870.

Une grande partie de la surface est dévolue aux jardins et au maraîchage. La voirie est embryonnaire.

Rappelez-vous, à l’origine,la forme de la place de la Gare à Strasbourg n’était pas destinée à en accueillir une ! Les modifications apportées au quartier Kageneck reflétaient la volonté des municipalités de reconstruire et d’assainir le secteur. Le tracé en étoile de la nouvelle voirie partait d’une place adossée au bastion des Payens des anciennes fortifications. Cette place devait accueillir la nouvelle caserne du Marais Kageneck et, peut-être, un marché couvert.
C’est finalement la nouvelle gare, construite par Jacobstahl de 1878 à 1883, qui viendra s’implanter à la place des anciennes fortifications. Elle dessine la base d’un amphithéâtre alors largement arboré.
Mais n’oublions pas que certains immeubles qui bordent cet amphithéâtre existent avant la gare, le long de ce que l’on appelait la rue Militaire des Payens.
L’offre hôtelière de 1880
En 1880, Strasbourg compte finalement assez peu d’hôtels. Une vingtaine, à peu près. Ce qui était logique, étant donnée la taille encore modeste de la ville. Quelques-uns sont prestigieux, comme le magnifique Hôtel de la Ville de Paris, rue de la Mésange, construit par Jean-André Weyer en 1850. Ses ouvrages suivants seront l’ancienne gare et la manufacture de tabacs.

Fort logiquement, une bonne partie d’entre eux sont situés dans l’entourage immédiat de la gare du Marais Vert, l’ancienne gare. Ainsi, les hôtels d’Angleterre, de la Ville de Vienne, de la Ville de Colmar, sur le quai de Paris. Ou encore l’hôtel Kuder et celui de l’Esprit, rue de Sébastopol.
Un peu plus loin, on trouvait évidemment quelques institutions, telles “La Couronne” rue du Vieux-Marché-aux-Vins, ou l’Hôtel de France place Saint-Pierre-le-Jeune, sans oublier la très ancienne “Maison Rouge”, place Kléber.
Mais, vous le voyez, bien peu d’établissements ressemblant à ces palaces qui fleurissaient alors dans les grandes villes d’Europe. Il y avait donc un créneau à exploiter, afin de recevoir dignement les visiteurs de la nouvelle capitale du Reichsland à leur arrivée à la nouvelle gare Centrale.
Construire le décor de la place de la Gare
Ne perdons pas de vue que le quartier Kageneck, à sa reconstruction à partir de 1871, garde un aspect populaire et industrieux, héritage des maraîchers et jardiniers qui le peuplèrent si longtemps.
Nous l’avions dit, les immeubles qu’on y construit sont simples, fonctionnels, le plus souvent sur trois niveaux. Rien n’est susceptible d’y annoncer la monumentalité des futurs édifices de la Neustadt allemande.
Alors, au moins sur le front de la nouvelle place de la Gare de Strasbourg, ainsi que dans la nouvelle rue du maire Kuss, il faut planter un décor plus valorisant.
Hésitations (6, place de la Gare)
De ses origines, la place a gardé de rares témoins, l’un ou l’autre édifice modeste, à l’image de ce qui se construit dans les rues adjacentes. Lorsque les premières demandes de reconstruction sont présentées par les propriétaires sinistrés, on ne sait pas encore qu’une gare de première importance se construira juste en face.

Ainsi, l’entrepreneur Lohmuller, qui habite rue de la Course, demande-t-il la construction d’un modeste immeuble au 13 de la Zabernewallstrasse, la rue Militaire des Payens, avant même que cette partie s’appelle place de la gare.
A votre époque, ce petit bâtiment coincé entre des constructions plus ambitieuses reste l’aîné de la place de la Gare, datant de 1873.
Industrie et commerce (1, place de la Gare)

Si vous allez tout à droite de la place, quand vous tournez le dos à la gare, je crois que vous tombez actuellement sur un… trou ! Mais pendant très longtemps ce coin entre la place et le boulevard a été occupé par un fabricant de manchons. Oui ! des manchons pour protéger les bouteilles pendant leur transport. Ensuite, un négociant en meubles prit le relais.

On remarque sans peine la destination industrielle ou commerciale de la bâtisse. Elle a relativement peu de cachet. En tout cas, ce n’est pas forcément la vitrine que l’on veut donner à voir à un visiteur arrivant dans la ville.
D’autres commerçants saisiront plus tard cet aspect “vitrine” avec bien plus d’acuité !
L’immeuble Lévy (14, place de la Gare)
Ainsi, bien plus tard, en 1893, les frères Lévy, négociants en confection, surent tirer parti d’une parcelle biscornue, encore libre. Très étroite sur la place de la Gare, elle présentait cependant un long dégagement par-derrière, dont ils surent profiter.

C’est l’architecte bâlois Eduard Ess qui leur construisit cette étroite façade très démonstrative, mêlant des influences de la Renaissance italienne à un lourd oriel bien de chez nous, le tout surmonté d’une lucarne hypertrophiée. Tous les ingrédients pour se faire remarquer malgré la faible largeur sur la place !
Les plans vous permettent de vous faire une petite idée des immenses surfaces de stockage ménagées à l’arrière. Et les étages sont des appartements de grand standing en location.

Vous connaissez Eduard Ess comme auteur du Café Brant, où il fut, me semble-t-il, mieux inspiré.
Mais je trouve dommage que votre époque ait laissé repeindre cette façade en blanc, cachant ainsi le beau grès blanc des Vosges primitivement utilisé. Juste pour donner une illusion d’unité avec l’hôtel voisin qui a absorbé l’immeuble.
Pionniers de l’hôtellerie

L’hôtel des Vosges (3, place de la Gare)
Je ne sais pas si l’entrepreneur Charles Lorentz se rendait compte de la belle opération qu’il faisait, en construisant ce bel immeuble à l’angle de la Petite rue de la Course et de la place de la Gare, en 1873.
Mais il dut certainement faire une belle plus-value lorsque Charles Heili lui racheta le bâtiment en 1885 pour en faire un des premiers grands hôtels de la place. Et, il faut le souligner, un des derniers à rester un hôtel familial jusqu’à vos jours.
Il faut croire que les affaires marchaient plutôt bien puisque deux étages furent ajoutés à l’immeuble initial à la fin des années 1920.
L’hôtel Diebold – Le Bristol (4, place de la Gare)
Il se produisit un peu la même chose de l’autre côté de la Petite rue de la Course. Madame Schoepf, rentière, se fit construire en 1880 un bel immeuble d’angle, très classique, avec rez-de-chaussée, quatre étages et mansardes, au 4 place de la Gare. Monsieur Koenig, marchand de charbon, fit de même sur la parcelle suivante, au numéro 5. Flairant le bon filon, avec la mise en service de la nouvelle gare, monsieur Diebold racheta d’abord le numéro 4 et le transforma en hôtel, vers 1885 ou 86, je ne me rappelle plus exactement.
Vers la fin de ma vie, un monsieur Freysz reprit l’affaire et absorba également le numéro 5 voisin, du même style, pour agrandir l’hôtel. Une petite modification de l’entrée donna à l’ensemble un aspect plus… solennel ! Et permit au propriétaire d’afficher fièrement ses initiales à son fronton, en plus d’exploiter un des plus beaux établissements de la place de la Gare de Strasbourg.

Le Bayerischer Hof – Carlton – Hôtel Mercure (15, place de la Gare)

Dernier exemple d’un immeuble d’habitation transformé ultérieurement en hôtel, le beau bâtiment construit au milieu des années 1870 et propriété de l’architecte entrepreneur bavarois Julius Rauschert. C’est le numéro 15.
Il y loge toutes sortes d’officiers et de responsables des chemins de fer, avant d’en convertir, avec l’arrivée des trains, une partie en hôtel.
Un monsieur Christoph acquiert l’ensemble en 1901 et le fait profondément transformer en grand hôtel par Brion et Haug.
On l’appellera successivement « Bayerischer Hof », puis « Hôtel Christophe », puis Carlton.
A votre époque, l’immeuble a été uni à son voisin, le magasin Lévy, pour devenir un des hôtels Mercure de la ville. Repeints en blanc pour les unir, les deux bâtiments perdent un peu de leur âme…

La semaine prochaine, nous nous intéresserons aux grands hôtels du centre de la place de la Gare à Strasbourg. Pour l’instant, au milieu des années 1880, toute la partie médiane de la nouvelle place reste à bâtir. Et des projets ambitieux vont voir le jour… Ne manquez pas la suite !
En attendant, vous pouvez chercher : combien d’autres places de Strasbourg présentent une forme d’amphithéâtre en raison de la présence de fortifications ?
Comme une plume
Antoine Wendling, biographe rédacteur
Faites de votre vie,
de leur vie, un livre !
Références pour la place de la Gare de Strasbourg :
Toujours l’incontournable et précieux https://www.archi-wiki.org
Et celui des Archives de l’Eurométropole : https://archives.strasbourg.eu/
L’hôtel des Vosges : https://hoteldesvosges-strasbourg.com/
Hôtel Le Bristol : https://www.hotel-strasbourg.com/
L’hôtel Mercure Centre Gare
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