La place Broglie… Am Bröjel… Une des places emblématiques de Strasbourg ! Nous en avons déjà parlé ensemble lorsque nous avons évoqué la naissance du Théâtre municipal. Mais tout autour de ce dernier, l’environnement a beaucoup évolué pendant ma vie. Et encore un peu après. Dans cette page, j’aimerais vous emmener sur « mon » Broglie, celui que j’ai connu après 1850, et vous montrer comment il a évolué ensuite.
Pour celles et ceux qui ne me connaissent pas encore,
je suis Antoine Wendling, architecte strasbourgeois né en 1828.
Je raconte dans ces pages quelques souvenirs de ma vie professionnelle ou familiale dans la capitale alsacienne que j’ai tant aimée.
En suivant ces liens, vous pouvez mieux nous connaître, moi et ma petite famille.
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Comme nous avons parlé de l’Opéra très récemment ensemble, je vous propose qu’il soit notre point de départ, notre repère. Nous en sortons donc. Si nous sommes en 1860, nous tombons sur le ravissant kiosque à musique qui est désormais aux Contades. Après 1902, nous nous retrouvons nez à nez (si je puis dire) avec le postérieur rebondi et déhanché du Vater Rhein, trônant sur la fontaine offerte par Reinhard à la Ville. Pudiquement outrés, nous détournons le regard vers la droite.
L’Arsenal et la Fonderie
Le vaste espace compris entre la rue de la Fonderie, le canal et la place Broglie était entièrement dévolu à l’artillerie. C’est là que mes officiers étaient formés lorsque j’étais au 5e Régiment d’Artillerie. La destination du lieu était nettement moins pacifique que le couvent de clarisses qui s’y trouvait à l’origine… Même si on dit qu’elles n’ont pas toujours été très sages.
En partant du quai, il y avait d’abord les bâtiments de la Direction de l’artillerie, peu remarquables. Ils resserraient considérablement l’entrée sur la place, d’autant qu’ils avançaient en saillie sur la suite de l’alignement. Votre époque les a judicieusement démolis. Mais elle a heureusement gardé la très ancienne tour du dépôt d’artillerie, un peu plus loin sur le quai.
En pénétrant sous le porche situé juste après, vous trouvez le seul édifice extérieurement intact du complexe. C’était une fonderie de canon, construite en 1642, même si les curieuses volutes du pignon semblent un peu plus tardives. De vos jours, retour vers le spirituel, c’est la chapelle de garnison.
Savez-vous que Strasbourg se distinguait par son artillerie ? Quand elle tomba aux mains de Louis XIV, en 1681, elle possédait 281 canons lourds. La désormais « Fonderie Royale » continua à produire jusqu’en 1870.
L’École d’artillerie
Encore un peu plus loin, c’est l’École d’artillerie, fondée au début du XVIIe siècle par Louis XIV. D’une architecture très dépouillée, très militaire, le bâtiment ornait sobrement le côté du Théâtre.
En 1870, tout le secteur est sévèrement bombardé, comme nous l’avons déjà dit pour le Théâtre. Les Allemands reconstruisent l’ensemble, y adjoignent en 1905 des surcharges discutables, et le transforment en Offizierkasino. Guillaume Ier le visitera même en 1879, lors de son deuxième passage à Strasbourg.
Le grenier d’abondance
Nous sommes toujours sur les marches du Théâtre et, décidément horrifiés par l’auguste fessier, nous détournons le regard à gauche cette fois. Nous tombons alors sur les vestiges d’un des plus anciens témoins de l’architecture strasbourgeoise : le grenier d’abondance. À l’origine, en 1441, il s’agissait d’un très long bâtiment qui court sur plus de 130 mètres jusqu’au canal. Mais à mon époque, il a déjà été raccourci au Nord en 1767 et divisé en deux parties en 1805, en vue de pratiquer une voie d’accès au futur Théâtre.
Comme son nom l’indique, il servait à stocker du grain sur de très longues durées, parfois plusieurs décennies, pour assurer à la Ville et à ses habitants sécurité et indépendance.
Mais à mon époque, la partie située vers le canal est consacrée aux Archives municipales. D’après ma petite-fille Jeanne, elle sera détruite par les nazis en 1941 pour établir en sous-sol un abri antiaérien. Je ne sais même pas ce que cela veut dire.
L’autre moitié, qui subsiste encore heureusement de vos jours, servait de magasin de décors pour le Théâtre.
Le Fossé-des-Tanneurs
À ce stade, il nous faut évoquer un fantôme. Mes souvenirs en sont confus, mais son odeur est restée longtemps légendaire pour tout Strasbourgeois ! Le Fossé-des-Tanneurs courait depuis la place Benjamin Zix jusqu’à l’Homme de Fer, où il obliquait vers le Broglie avant de déverser dans le canal du Faux-Rempart. Outre les déchets des tanneurs, il collectait les égouts sur son passage. Une horreur.
À la construction du Théâtre, on avait couvert sa dernière partie, depuis le bout de l’Hôtel Gayot jusqu’au canal. Cela avait eu pour effet de ralentir encore l’écoulement, provoquant une stagnation pestilentielle.
Heureusement, le maire Schutzenberger, grand urbaniste de Strasbourg, entreprit la couverture du canal entre 1836 et 1842, notamment sur le Broglie qui put, dès lors, devenir la promenade agréable qu’elle se promettait d’être depuis 1740. On doit aussi à Schutzenberger de nombreux quais de la ville, ou encore l’éclairage public au gaz.
L’Hôtel Gayot
Donc, à mes 20 ans, lorsque je participais aux fêtes du bicentenaire du rattachement de l’Alsace à la France sur la place, le fossé était couvert !
Inutile de vous dire que j’appréciais hautement l’architecture de ces grands palais strasbourgeois. Mais ne perdons de vue que, sur la place Broglie, ils nous montrent en fait leur côté jardin. Leur façade principale se situe rue Brûlée. Ici, on a un exemple typique du style Régence, sur des plans de Joseph Massol, commandés par le prêteur royal Gayot. Je passe sur l’histoire de l’endroit et ses occupants successifs, ce n’est pas le lieu.
De mon vivant, ce bel hôtel a toujours été la résidence du gouverneur militaire de Strasbourg. Et à partir de 1870, celle du commandant du XVe corps d’armée allemand.
Par contre, personne n’a jamais pu me dire clairement pourquoi l’aile droite a été démolie au début des années 1830…
Mais savez-vous qu’on projeta, tout à la fin de ma vie, en 1914, la construction à cet emplacement d’un bâtiment appelé à devenir Musée d’Art Moderne ? C’est l’architecte Fritz Beblo, dont nous avions parlé à Sainte-Madeleine, qui était l’auteur de ce projet… que la guerre fit capoter. Ouf, non ?
L’hôtel de Hanau-Lichtenberg
Un peu plus ancien que l’hôtel Gayot, il est conçu par le même Massol. Il offre lui aussi sa façade jardin vers la place, fière et imposante. On conçoit la légitimité qu’il y eut à en faire l’Hôtel de Ville dès 1805. Une prime à celui ou celle qui trouvera pourquoi il avait été préalablement nommé « hôtel Dagobert » à la Révolution… « Hôtel Égalité » pour l’hôtel Gayot, cela s’entend… mais hôtel Dagobert !
Je ne m’étends pas non plus sur l’histoire et l’architecture de cet édifice qui n’a pas trop changé depuis mon époque. C’est la suite de la place vers la rue du Dôme qui a subi le plus de bouleversements.
L’hôtel de Rathsamhausen
Vous vous en souvenez, nous avions parlé ensemble des festivités pour le bicentenaire de 1848. Sur la gravure de commémoration, on voit très bien une institution strasbourgeoise, dans un édifice que l’air du temps n’a pas épargné. Et là, contrairement aux immeubles suivants, les bombardements de 1870 n’y sont pour rien.
En fait, comme pour les hôtels précédents, on voyait ici la façade « jardin » d’un hôtel de la rue Brûlée, mais beaucoup plus ancien que les hôtels Gayot et Hanau-Lichtenberg.
Il s’agissait de l’hôtel de Rathsamhausen, construit en 1576, dont il subsiste un morceau de l’ancienne porte cochère, désormais inclus dans le fragment de rempart, derrière Sainte-Madeleine.
Un café existait depuis 1795, un peu plus loin, au coin de la rue du Dôme, dans l’ancien poêle des Tailleurs.
Le café Bauzin et le café du Globe, remplacés par la résidence Le Broglie
Lors de la construction de la maison Scheidecker, en 1853, le café fut transféré ici, au rez-de-chaussée de cette façade remaniée au XVIIIe siècle. Elle était remarquable par ses fenêtres cintrées et son grand comble brisé.
Le café Bauzin
La grande terrasse ombragée, que le comblement du Fossé-des-Tanneurs autorisait désormais, nous plaisait beaucoup. Adélaïde et moi, tout juste mariés, la fréquentions avec bonheur.
Monsieur Bauzin, propriétaire à partir de 1861, était truculent. On racontait qu’après 1870, tandis qu’il pratiquait des prix plus élevés pour les Allemands, il répondait à leurs récriminations en ces termes : « En effet, ce sont des tarifs spéciaux que je vous applique, messieurs. Vous avez bombardé ma maison. J’ai un prix pour les Français, mes concitoyens, qui ne l’ont pas bombardée. D’ailleurs, rien ne vous force à subir ces conditions. Voici justement à ma porte un établissement de troisième ordre où vous serez comme chez vous. »
Sans doute faisait-il allusion au « Café du Globe » voisin, tenu dans les années 1880 par un certain Krüger. Il deviendra d’ailleurs « Wiener Café » au début du siècle suivant.
Il occupait le rez-de-chaussée du numéro 20, entre le café Bauzin et l’Hôtel de Ville. Cet immeuble, construit en 1852, et d’ailleurs majoritairement occupé par des officiers allemands, était architecturalement moins intéressant. Mais quand même nettement plus que l’horreur que votre époque a osé construire sur cette place historique…
Les bombardements de 1870
En racontant la renaissance de l’îlot du Temple Neuf, nous avons déjà largement évoqué les dégâts immenses causés par les bombardements prussiens dans tout ce secteur. Et de fait, tout le bâti situé entre le haut de la place Broglie et le Temple Neuf a cruellement souffert.
Ainsi, les deux édifices situés à droite du café Bauzin, la maison Gast et l’immeuble Scheidecker ne s’en relevèrent pas.
On les aperçoit dans la partie gauche de cette photo si poignante pour qui a vécu les horreurs de la nuit du 23 au 24 août 1870. Tout à gauche, vous apercevez les restes noircis de la maison Gast. En les considérant, on n’a pas de mal à imaginer les dommages subis par le café Bauzin mitoyen… Et à droite de la maison Gast, faisant le coin avec la rue du Dôme, subsistent les restes calcinés de l’immeuble Scheidecker.
La maison Gast
C’est la perte qui me fit le plus de peine… Il s’agissait en fait de l’ancien hôtel de Turckheim, construit en 1750. Sa façade sur le Broglie, très en retrait, avec un joli jardin sur le devant se signalait par son style rococo, ses hautes fenêtres surmontées d’un fronton percé d’un oculus ovale. On peut juger de la profondeur du retrait aux huit travées de l’aile droite en retour. Sa symétrie, mur mitoyen de l’hôtel de Rathsamhausen, feignait de hautes arcades séparées par des pilastres à chapiteau corinthien. D’une élégance !
La maison Scheidecker
Depuis 1594 s’élevait, à l’angle de la place Broglie et de la rue du Dôme, donc juste à droite de l’hôtel de Turckheim, le poêle des Tailleurs, corporation la plus remuante de Strasbourg.
En 1853, année de notre mariage, il fut rasé pour laisser place à la grande maison de Monsieur Scheidecker. Cette élégante bâtisse, un peu comparable à l’Hôtel de Paris tout proche, abritait des magasins huppés et le Cercle du Broglie. Il s’agissait d’une sorte de « club », comme la ville en comptait quatre ou cinq à l’époque. On s’y consacrait à la lecture et aux jeux, entre messieurs de bonne compagnie. Une salle spéciale était consacrée à la lecture des journaux, quotidiens et hebdomadaires. Dix-sept ans après la construction de ce bel immeuble, il ne restait que des murs calcinés…
Le Crédit foncier d’Alsace-Lorraine
Dès 1873, tout l’espace occupé par la maison Gast et la maison Scheidecker fut remplacé par un vaste édifice commandité par le Crédit foncier d’Alsace-Lorraine. Edouard Roederer, sous les ordres duquel je travaillais fréquemment, conçut un grand immeuble aux influences haussmanniennes, caractérisé par ses grandes rotondes d’angles. Mais celui-ci, vous le connaissez bien.
Roederer avait fait ses études à Paris. De dix ans plus jeune que moi, il était architecte municipal. Ce qui ne l’empêchait pas, évidemment, de travailler pour le secteur privé. Un peu avant la commande du Crédit foncier d’Alsace-Lorraine, il avait construit le nouvel immeuble de Rhin et Moselle, dont vous apercevez le coin au premier plan de la photo ci-dessous. Mais mon fils Auguste vous en parlera très bientôt. Pour la Ville, il construisit aussi l’École Schoepflin, que j’ai toujours trouvée très réussie.
J’ai assez parlé ! Mon fils Auguste reviendra très vite vous raconter le côté Nord de la place Broglie.
Quant au côté Sud que nous avons exploré ensemble, on ne peut que déplorer, vous en conviendrez, la perte de la maison Gast… et peut-être aussi de la maison Scheidecker. Quant à la construction qui a pris la place du café Bauzin…
Comme une plume
Antoine Wendling, biographe rédacteur
Faites de votre vie,
de leur vie, un livre !
Frédéric Piton : Strasbourg illustré, 1855
Strasbourg, panorama monumental – G. Foessel, J.-P. Klein, J.-D. Ludmann et J.-L. Faure – Mémoire d’Alsace
Il était une fois… Strasbourg – Roger Forst – Coprur
C’était hier à Strasbourg – Pierre et Astrid Feder – Editions Le Chardon
Toujours l’incontournable et précieux https://www.archi-wiki.org d’où viennent certaines illustrations
Le site des Archives municipales : https://archives.strasbourg.eu/
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