Ce n‘est sûrement pas facile à imaginer pour vous, mais, dans ma jeunesse en tout cas, l’usage de l’eau n’avait pas le même caractère d’évidence que de vos jours. Rares étaient les appartements, en ville, dans lesquels l’eau arrivait à tous les étages. Pourtant, nous n’étions pas sales ! Pas de caricature, s’il vous plaît. Mais il est vrai que l’accès à l’eau n’allait pas de soi pour tout le monde. Dès lors, la construction des Bains municipaux à Strasbourg fut un réel progrès. Y compris pour l’univers naissant des sports que nous évoquions récemment ensemble.

Pour celles et ceux qui ne me connaissent pas encore,
je suis Antoine Wendling, architecte strasbourgeois né en 1828.
Je raconte dans ces pages quelques souvenirs de ma vie professionnelle ou familiale dans la capitale alsacienne que j’ai tant aimée.
En suivant ces liens, vous pouvez mieux nous connaître, moi et ma petite famille.
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L’eau collective
Quoi de plus naturel, pour vous, que d’ouvrir un robinet, en plusieurs points de votre logement, et d’en voir couler une eau propre et saine ? Et pourtant, ce n’est qu’à partir de 1878 que tout Strasbourg a pu bénéficier de l’eau courante… À partir de là, distribuer de l’eau dans les immeubles, à chaque étage, ne veut pas encore dire “salle de bains” ! Comme architecte, nous avions deux hantises : l’eau et le feu.
Par exemple, dans l’immeuble que j’avais construit pour ma famille, quai Kellermann, deux colonnes d’eau montante étaient prévues : une à la cuisine et une pour les toilettes, à tous les étages, ce qui était déjà luxueux. Mais prévoir une autre colonne d’eau pour une salle de bains me semblait alors inutile et dangereux.
Des salles de bains publiques
Nous avons déjà évoqué ensemble les établissements de bains privés, comme les bains de Spire, qui permettaient à ceux qui en avaient les moyens de s’adonner régulièrement à une toilette approfondie.
Mais, dans la lignée du grand mouvement hygiéniste de la fin de mon siècle, la Ville voulait offrir à tous cette possibilité. On construisit alors des établissements municipaux, comme les bains du Woerthel, au Finkwiller, ou ceux de l’Académie, à la Krutenau. Nous étions alors en 1894-95.
On y proposait une chose alors très nouvelle, qu’on commença par appeler « bains de propreté par aspersion » : les douches ! Plus économiques et rapides que les bains de baignoires, l’encombrement moindre de leurs cabines permettait aussi d’accueillir plus de monde en moins de temps. Mais il a fallu s’y habituer !
Volonté municipale

Nous avons vu récemment à quel point la notion de sport s’épanouissait à la fin de mon siècle. Nager était certes possible en plein air, mais seulement aux beaux jours.
Dès 1894, le conseil municipal se pose la question de la construction d’un établissement mêlant tous les bienfaits de l’eau : sport, hygiène et santé. C’est une préoccupation majeure du maire libéral Otto Back et de son adjoint socialiste Rudolf Schwander.
D’abord repoussé pour des raisons budgétaires, le projet est relancé en 1898. Mais il faut attendre la fin du mandat d’Otto Back pour une vraie concrétisation.
Un emplacement stratégique

Avant l’extension de la Neustadt, non loin de la porte des Pêcheurs, la caserne Fischer occupait une parcelle triangulaire. Elle était coincée le long de ce qui était devenu le Nikolausring, entre la rue Prechter et la caserne Saint-Nicolas.
On détruit la caserne en 1902. La parcelle ainsi libérée se retrouve donc à la suture entre la vielle ville et le nouveau quartier universitaire.

En face, se dresse la monumentale Germania, apogée un peu délirant — à mon goût — du style néo-renaissance allemand. Une série de grands immeubles de rapport la prolonge, dans la même veine.
Cahier des charges
Devant l’immense succès des bains du Woerthel et de l’Académie qui ne désemplissent pas, la municipalité souhaite s’inspirer des établissements de bains qui fleurissent dans les grandes villes allemandes. On se transporte donc vers Augsbourg, Giessen, Munich ou Halle.

À Munich s’achève, en 1901, le plus grand établissement de ce genre en Europe, le Müllersches Volksbad. Piscine pour hommes, une autre pour les dames, saunas, bains de vapeur — on en a redécouvert les bienfaits depuis la guerre de Crimée —, baignoires, douches, toilettage pour les chiens… Tel est exactement le cahier des charges que fixe la municipalité pour son établissement strasbourgeois, qu’elle veut à la fois populaire et prestigieux.
Strasbourg souhaite aussi développer l’aspect médical, avec une clinique dentaire et des bains thérapeutiques.
Beblo casse les codes

À l’époque de la gestation du projet, Johann Karl Ott, l’architecte municipal, est en fin de carrière. Dans la première ébauche qu’il présente en 1901, les bains sont en retrait du Nikolausring, cachés par une rangée d’immeubles de rapport, sans doute dans le même esprit éclectique qu’en face…
Il est alors assisté d’un jeune collègue, dont nous avons déjà souvent parlé (Sainte-Madeleine, Saint-Pierre-le-Vieux), Fritz Beblo, qui prendra sa succession en 1910. Beblo a fait ses études à Berlin, puis à Karlsruhe, avec le professeur Schäffer, le restaurateur de Saint-Pierre-le-Jeune.
Lors de son stage de fin d’études, en 1898, il a travaillé sur le Kurfürstliches Schloss de Mayence, qu’il a détesté. Juste en face se trouvait le château de Biebrich, qu’il a adoré.


Cette rotonde centrale ne vous rappelle rien ?
En ce début de sa carrière strasbourgeoise, rien n’est encore figé. Mais Beblo déteste tous les styles « néo quelque chose ». Donc, les monumentales constructions institutionnelles de la Neustadt ne lui plaisent pas. Il n’aime pas non plus les « corps étrangers », comme le château des Rohan. Même s’il le trouve merveilleux, il y voit une importation parisienne qui n’a rien à faire à cet endroit de Strasbourg.
Strasbourg finance la totalité de son projet et veut ainsi marquer son indépendance face au pouvoir impérial. Au début des travaux, en 1905, Beblo a 33 ans. Un architecte de Rastatt, Ernst Fettig, le seconde. Il a 29 ans. Vous vous rendez compte ? De si jeunes talents, pour une enveloppe de 1 500 000 marks… on ne pouvait qu’être admiratif.
Un plan original
Le credo de Beblo : insérer les nouvelles constructions dans leur environnement culturel et historique. Ce que beaucoup appelleront le Heimatschutzstil. Depuis le temps que je vous embête, vous savez que j’étais un vieux républicain français. Je n’avais rien contre la notion d‘”alsaciannité”, pourtant assez nouvelle, qui visait à préserver notre identité régionale dans le grand ensemble de l’Empire prussien. Quand la chose était mise en pratique par des Spindler ou des Alsaciens de son Cercle Saint-Léonard, c’était très légitime. Par un architecte berlinois, j’étais plus dubitatif.

Déstructuration
Alors, pour inscrire la construction dans le tissu des vieilles maisons de la Krutenau, Beblo fait comme du collage. Un niveau supérieur reprenant les codes de deux maisons de maître alsaciennes, avec leurs grandes toitures à tuiles plates, pour les deux bassins. Et au niveau inférieur, une vaste façade classique ornée de… la fameuse rotonde baroque de Biebrich revisitée.
Vous vous souvenez ? Nous avions déjà évoqué ce phénomène en parlant des grandes villas de l’allée de la Robertsau. Les canons classiques de l’architecture cachaient à l’extérieur la disposition des volumes intérieurs. Par contre, certaines villas d’inspiration plus “moderne”, comme la villa Clog, renonçaient à la symétrie pour exposer extérieurement les volumes intérieurs. Exactement ce qui se produit ici.

Finalement, le complexe principal est inauguré en août 1908 (pour mes 80 ans !), trois ans avant la maison médicale. Et donc j’étais vieux ! Et vous connaissez mon caractère critique et ronchon. Je ne dis pas que ce n’était pas une réussite. Mais sous prétexte d’éviter le « néo » et l’éclectisme ambiants, la juxtaposition entre régionalisme et évocations baroques ne favorisait guère une lisibilité d’ensemble à mes yeux classicisants…

Les bassins de natation
Il faut dire aussi que la forme triangulaire de la parcelle interdit la recherche d’une quelconque symétrie.

Sans grande surprise, les messieurs obtiennent le grand bassin de 25m, les dames devant se contenter du plus petit, disposé le long du Nikolausring. Bassins et voutes bénéficient de la nouvelle technique du béton armé, qui m’avait déjà tant étonné au Palais des Fêtes récemment achevé. L’entreprise Zublin & Cie la maitrisait suffisamment pour dépasser aussi bien les contraintes des grandes portées que ceux, fondamentaux ici, de l’étanchéité.
Les bains romains
Derrière la grande rotonde d’accueil qui unit les deux bassins s’étale tout l’espace dédié aux bains romains. Auguste m’en vantait les bienfaits. Je n’en doutais pas, mais j’étais vraiment trop vieux pour les vérifier de moi-même !
Évidemment, autant les baignoires et les douches s’adressaient à tous, à des prix modiques, autant ces espaces assez luxueux rassemblaient une société assez aisée, jusqu’à devenir un nouveau lieu de discussion, et même d’affaires ! Les négociations seraient-elles plus franches lorsque l’on se retrouve à transpirer de concert dans le plus simple appareil ?
Un décor luxueux

Quand Auguste m’a fait la joie d’emmener son vieux père à l’inauguration, ce qui m’a le plus séduit et charmé, c’était le soin apporté à tous les éléments de décoration.
Dans ce lieu qui revendique son accessibilité au plus grand nombre, tout est pensé, dans les moindres détails, pour aiguiser le plaisir esthétique, par-delà les satisfactions corporelles ou sportives. Fonctionnel et social ne signifie pas laid ou bâclé à cette époque.
Fettig était le chef d’orchestre de la décoration intérieure. Les cartons des nombreux vitraux, dus à l’entreprise Ott frères, sont mis en œuvre par le peintre verrier Joseph Ehrismann. Les luminaires, les stucs, les marbres, les peintures, même les portes de toutes sortes et leurs serrureries étaient pensées, avec la plus grande minutie.
Dans les thèmes évoqués, Fettig évite les sempiternelles références mythologiques, souvent omniprésentes dans les termes allemands. Ici, les mondes des végétaux et des animaux aquatiques se croisent avec finesse. Ils constituent le véritable apport du Jugendstil à l’édifice.
Différents modèles de luminaires : suspensions, lampadaires extérieurs, lampes de table – Ernst Fettig (AVES)
Fettig et Beblo ont même prévu la calligraphie des numéros de vestiaires ou de cabines, de même que l’inévitable et germanique règlement !
L’aile médicale
Tout à la fin de ma vie, en 1911, est mis en service le dernier aspect du complexe, consacré aux soins médicaux.
Bien qu’imposant, le bâtiment prend moins de place que le reste. On y fait sans doute moins attention. Pourtant, c’est peut-être ici que le style de Beblo ressort le plus, de même que sa filiation avec Obrich, dont nous avons récemment parlé ensemble, ou Hermann Billing et les jeunes architectes de la Sécession viennoise.
On y retrouve notamment ces ouvertures de multiples formes, dont les oculi ovales. Ou encore la toiture curviligne, qui adopte les même tuiles en queue de castor et se couronne des même pommes de pin que les édifices abritant les bassins.
Ici, outre les soins dentaires, on pratiquait l’hydrothérapie ou l’électrothérapie, toutes choses absconses à mon esprit, mais dont mon gendre Jean, ancien pharmacien, disait le plus grand bien.

installations pour bains de siège ou de pieds


cabines de sudation



On m’en montra quelques photographies. Je n’étais même pas sûr de vouloir connaitre l’usage de tous ces appareils qui me paraissaient un peu barbares. Mais si cela pouvait faire du bien à la santé des gens, alors pourquoi pas ? Sans oublier nos compagnons à quatre pattes.
On dit que ces pratiques avaient été théorisées par un abbé, Sebastian Kneipp, qui définissait ainsi les cinq piliers de sa méthode : hydrothérapie, phytothérapie, activité physique, diététique et style de vie “sain”.
Mens sana in corpore presque sano
En comparant ces deux clichés, distants d’une bonne quarantaine d’années, je sais très bien ce que vous vous dites : il n’a pas connu la méthode du bon abbé Kneipp… ou, en tout cas, il en a manqué l’un ou l’autre aspect !
À vrai dire, tous. J’étais de la génération précédant cette vague hygiéniste qui a tant marqué la fin de mon siècle. Ce qui ne m’a pas empêché de vivre 86 ans, un bel âge pour un homme de mon époque. Mais sans la sveltesse et le dynamisme que ma fille Marie a conservés toute sa vie.

Strasbourg pouvait donc s’enorgueillir d’un équipement vaste, moderne, complet et luxueux. S’y pratiquaient tous les nouveaux usages de l’eau : outre la propreté, le sport et l’entretien physique, mais aussi les soins thérapeutiques. Depuis plus d’un siècle, des multitudes de petits strasbourgeois ont appris à nager dans ces murs. D’innombrables personnes ont pu y trouver les installations sanitaires absentes de leur logis. Ou de leur sans-logis. Et votre époque a su, avec bonheur, en conserver autant le cachet, que la philosophie d’un bien-être du corps et de l’esprit.
Comme une plume
Antoine Wendling, biographe rédacteur
Faites de votre vie,
de leur vie, un livre !
Toujours l’incontournable et précieux site d’Archi-Wiki : https://www.archi-wiki.org
Et celui des Archives de l’Eurométropole : https://archives.strasbourg.eu/
Patrice Triboux, « Strasbourg, Colmar, Mulhouse : les programmes de bains municipaux en Alsace au
début du XXe siècle. Une politique volontaire d’hygiène publique », Livraisons de l’histoire de
l’architecture.
Philippe Grandvoinnet, « Les Bains municipaux de Strasbourg (1894-1911) dans l‘architecture européenne des bains publics”, Métacult cahier 4, octobre 2015
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