Élections en Alsace

D’où je vous écris, il se murmure que vous êtes en pleine période électorale… On dit même que les choses ne sont ni simples ni apaisées. Alors, j’ai envie de vous parler un peu de la façon dont les élections se déroulaient en Alsace à mon époque, plus particulièrement dans la période de l’annexion allemande. C’est-à-dire la moitié de ma vie quand même, ne l’oublions pas.


Mes dernières élections législatives françaises

Ma jeunesse d’électeur fut bien mouvementée. Mais enfin, comme beaucoup de catholiques alsaciens, j’étais plutôt bonapartiste. Nos députés faisaient généralement partie des grandes familles de l’industrie régionale, les Zorn de Bulach ou les Renouard de Bussière.

Napoléon III renversé par le drame 1870, Strasbourg sous les bombes, nous n’apprîmes l’avènement de la IIIe République que le 11 septembre, au lendemain de la naissance de notre Marie. Le 8 février 1871, il fallut élire nos nouveaux députés. Et nous plébiscitâmes Émile Küss, notre héroïque maire pendant le siège. Malgré le désastre militaire, nous avions encore l’espoir de rester Français. Après tout, l’Empire avait chuté…

Hélas, bien que présent à Bordeaux pour la reprise des travaux de l’Assemblée Nationale, son état de santé l’empêcha d’entendre ses collègues alsaciens et lorrains proclamer la fameuse protestation. Lorsqu’il apprit, le 1er mars, que la France acceptait l’abandon de l’Alsace et la Moselle, son cœur lâcha.


Les députés protestataires au Reichstag

Par le traité de Francfort, nous devenions donc Allemands. Mais de seconde zone. L’Elsass-Lothringen était un Reichsland, sans l’autonomie propre aux royaumes, duchés ou principautés composant l’Empire. En fait, elle appartenait à ces derniers, comme une enfant mineure.

Terre d’Empire

Le pouvoir était évidemment concentré dans les mains du nouvel « Empereur allemand », Guillaume Ier. On lui fit construire un palais sur la nouvelle Kaiserplatz, dont son fils Guillaume II profitera de temps à autre à partir de 1888.

Le chancelier, Otto von Bismarck, noble prussien conservateur, artisan de la victoire de 1871 et de l’unité allemande, était le vrai homme fort.
En Alsace-Lorraine, germaniser les provinces conquises et combattre l’influence catholique constituaient ses priorités.

Jusqu’en 1874, nous n’avions de représentants ni au Reichstag ni au Bundesrat. Nous étions administrés par l’Oberpräsident Eduard von Möller, représentant direct du chancelier Bismarck. Sa résidence se trouvait au quai Kléber, dans la très jolie villa construite en 1855 par l’architecte parisien Denis-Louis Destors.

Aller siéger à Berlin

En janvier 1874, nous votons pour envoyer des représentants au Reichstag, l’assemblée législative berlinoise. 75 % de participation ! Pourtant, nous savons bien que cela ne sert à rien. Comment nos quinze députés pourraient-ils influer en quoi que ce soit notre destin ?

Le Reichstag est alors dominé par le parti national-libéral, parti laïque de l’unité allemande. Viennent ensuite le Zentrum catholique, les conservateurs et les progressistes (voir l’image d’en-tête).

Polonais et Alsaciens-Lorrains élisent des députés sans lien avec ces partis. Tous les nôtres sont dits “protestataires“, en ce sens qu’ils protestent contre l’annexion, au-delà de leurs différences politiques. Sur Strasbourg, il s’agit d’Ernest Lauth, dernier maire « français » de la ville, qui venait d’être remplacé par Otto Back, fonctionnaire allemand. Seul monseigneur Raess nuance quelque peu la voix unanime des Alsaciens-Lorrains. Contrairement aux autres qui dénoncent l’annexion, il réclame en vain une autonomie de nos provinces.

« Plaise au Reichstag de décider que les populations d’Alsace-Lorraine qui, sans avoir été consultées, ont été annexés à l’Empire germanique par le Traité de Francfort, soient appelées à se prononcer spécialement sur cette annexion. »

Déclaration des députés protestataires au Reichstag, lue par Édouard Teutsch

Création du Landesausschuss

Parallèlement, von Möller avait proposé de remettre en fonction les anciens conseils généraux. Les trois nouveaux Bezirkstag (Unterelsass, Oberelsass et Lothringen) leur correspondaient dans les grandes lignes.

Ils restaient renouvelables par tiers. Avec une petite condition : les nouveaux conseillers généraux, ceux élus en 1873 notamment, devaient prêter serment de fidélité à l’Empereur. Ce qui, de facto, éliminait les protestataires.

Pour mettre un peu d’huile dans ce qui ressemblait fort à une dictature, on accepta la création d’une assemblée, le Landesausschuss (Délégation d’Alsace-Lorraine), qui réunirait des représentants de chaque Bezirk. Les conseillers généraux étaient déjà, bien souvent, des notables. Autant dire que cette nouvelle assemblée, issue d’un suffrage indirect, se composait de notables choisis parmi les notables.

Reichsland Elsass-Lothringen
avec la limite linguistique français / allemand

De toutes façons, sa fonction était purement consultative… Elle devint, en 1877, délibérative. Mais les décisions restaient prise par l’Oberpräsident, donc par Berlin.


Un Statthalter pour le Reichsland

Un grand changement se produit en 1879. Le gouvernement se fait désormais depuis Strasbourg, sous la direction d’un Statthalter aux pouvoirs civils et militaires étendus.

Edwin von Manteuffel, qui loge à la Préfecture que l’on vient de reconstruire, nous caresse dans le sens du poil. Il a compris que le Kulturkampf qui sévit depuis dix ans et vise à couper les catholiques de toute influence romaine ne peut que heurter la majorité catholique alsacienne.

S’appuyant donc, au moins en apparence, sur les notables alsaciens et lorrains, il étend les compétences du Landesausschuss. Ce dernier peut dès lors proposer des lois. Problème : elles doivent être ratifiées par le Bundesrat, où le Reichsland ne possède aucun représentant.

Un bâtiment pour le Landesausschuss

C’est sous le mandat de von Manteuffel qu’on décida enfin de construire un édifice dédié à l’assemblée (presque) législative du Reichsland. Au départ, une sorte de gare de village est bâtie sur la nouvelle Kaiserplatz (place de la République) alors en plein chantier.

S’y réunissaient 58 représentants. Trente-quatre venaient des Bezirkstag (11 pour la Lorraine, 10 pour la Haute-Alsace et 13 pour la Basse-Alsace), quatre députés représentaient Strasbourg, Mulhouse, Metz et Colmar ; les vingt restants émanaient des Landkreise.

Un député au Landesausschuss

A-t-il connu ce bâtiment provisoire, achevé en 1882 ? Sans doute pas. Gustave Laurent Louis Siebert avait été désigné maire d’Obernai par le Kreisdirektor (sous-préfet allemand) en 1877, en remplacement du maire élu à la santé défaillante. Pharmacien à Obernai, il avait accepté la fonction par devoir, sans mettre sa francophilie sous le boisseau et continuant d’ailleurs à rédiger les actes officiels en français.

Conseiller général de son canton, il fut propulsé au Landesausschuss de 1881 à 1882. Il le quitta lorsque le français y fut prohibé dans les débats. Déjà, nos députés avaient fait sensation au Reichstag, lorsque Zorn de Bulach avait posé un dictionnaire français-allemand sur son pupitre, ou quand un autre prononça son allocution en alsacien !

Si je prends Laurent Siebert comme exemple de député de mon époque, c’est que, bien après ma mort et la sienne, son petit-fils René épousera ma petite-fille Jeanne… Hasard des destinées.

Un nouveau palais pour la Délégation

Sous l’administration de Chlodwig zu Hohenlohe-Schillingsfürst, qui remplaça von Manteuffel en 1885, on s’avisa de construire quelque chose de définitif pour le Landesausschuss.

Sur la nouvelle place impériale, le bâtiment devait faire face au Kaiserpalast en construction. L’exécutif et le législatif se regardant en chiens de faïence.

Comme souvent, on lança un concours, auquel près de trois cents architectes répondirent ! Nous étions en 1886. En guise d’exercice pratique, avec Auguste qui venait de me rejoindre dans mon cabinet d’architecture, nous avons concouru. Sans aucun espoir, mais cela le faisait dessiner !

Le triomphe de Neckelmann et Hartel

Neckelmann et Harthel gagnèrent les deux premiers prix. Ils furent retenus aussi bien pour la future Bibliothèque universitaire que pour le Landesausschuss. Mais (heureusement), on choisit plutôt la version « sobre » pour ce dernier. Mais le projet ci-dessus inspira très largement la Bibliothèque.

Neckelmann Skjold (1854-1903): Landesausschuss in Straßburg (1886-1893)
Neckelmann Skjold (1854-1903): Landesausschuss in Straßburg (1886-1893)

J’ai toujours trouvé que cet édifice d’inspiration Renaissance italienne, achevé en 1893, était le plus équilibré de la nouvelle Kaiserplatz. On évite le côté pompeux des frontons à péristyles et des grandes colonnades. Le grès blanc de Phalsbourg est sobre et lumineux. Le sculpteur Riegger évoque l’Alsace et la Lorraine dans les deux groupes de couronnement, tandis que des mascarons rappellent les grandes villes.

Évidemment, les délégués nageaient dans l’opulence et l’espace, ce qui ne pouvait que les flatter et renforcer leur propension à travailler avec le nouveau pouvoir.

Lassitude électorale

Hermann Fürst zum Hohenlohe-Langenbourg succéda comme Statthalter à son lointain cousin en 1894.

Mais j’étais las… Finalement, nos suffrages comptaient pour quoi ? À la mairie, le pouvoir nommait des fonctionnaires à son service. Au Bezirk, les candidats devaient de toute façon prêter serment à l’Empereur.

Ils envoyaient leurs représentants à un Landesausschuss toujours sous tutelle d’un Bundesrat sans représentant alsacien-lorrain. Et au Reichstag, les protestataires s’éteignaient à la suite de Jacques Kablé, remplacés par des autonomistes, voire des socialistes, comme à Strasbourg centre. Alors, à quoi bon voter ?

Que voulez-vous ? J’avais été artilleur pour la IIe République, je m’étais battu sur les fortifications strasbourgeoises en 1870… Je voyais bien mon rêve d’un retour à la France s’éloigner. Mais la génération d’Auguste et de Marie raisonnait différemment, recherchant les moyens pour l’Alsace-Lorraine de devenir un état à part entière au sein de l’Empire. Après tout, ils avaient toujours été allemands, ou presque.

Catholique protestataire au départ, je me reconnaissais sans doute davantage dans le Landespartei puis dans le Zentrum Elsass-Lothringen, mais j’avais perdu mes illusions.


Les peuples de l’Empire

J’ai quitté ce bas monde en 1914. Malgré les importantes évolutions institutionnelles qui ont permis à l’Alsace-Lorraine d’accéder à davantage d’autonomie en 1911, je n’ai jamais pu choisir d’être Allemand. Jamais nous n’avons pu voter pour cela, comme le demandaient nos députés protestataires.

Élections au Reichstag en 1874
Élections au Reichstag en 1874
(cliquer pour agrandir)
Elections au Reichstag en 1890
En 1890
Elections au Reichstag en 1912
En 1912

Mais l’évolution politique restait intéressante à observer : l’unanimité du vote protestataire de nos provinces qui se fissurait ; la stabilité du puissant Zentrum catholique, notamment en Bavière ; l’effondrement des libéraux ; la progression spectaculaire des socialistes et des partis ouvriers… La fin du régime des notables était en marche.

Voter, c’est choisir, avoir la liberté de choisir. Cette liberté ne va pas toujours de soi. Pensez-y !


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Comme une plume

Antoine Wendling, biographe rédacteur

2 réponses à “Élections en Alsace”

  1. […] ça, ce fut drôle ! Nous avions voté pour l’élection de l’assemblée régionale en 1874, puis en 1879, et ses 58 membres campaient à droite et à gauche. Comme solution […]

  2. […] époque et la vôtre. Le Palais impérial de la place de la République, par exemple, ou encore le Landesausschuss… La gare de Strasbourg est la première et la plus vaste construction du temps allemand. Elle […]

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