J’ai toujours aimé les courbes paresseuses de l’Ill entre la Porte des Pêcheurs et l’ancien péage qu’on appelait Unterwasserzoll. Nous empruntions parfois ce chemin, plus bucolique que l’allée de la Robertsau, pour rejoindre l’Orangerie. Mais je vous parle d’une époque où il n’était question ni de quai ni, encore moins, de Rouget de l’Isle ! C’était la campagne… Petit à petit, après 1900, donc beaucoup plus tardivement qu’allée de la Robertsau, de grandes demeures sortirent de terre sur la rive droite, fraîchement rehaussée.
Pour celles et ceux qui ne me connaissent pas encore,
je suis Antoine Wendling, architecte strasbourgeois né en 1828.
Je raconte dans ces pages quelques souvenirs de ma vie professionnelle ou familiale dans la capitale alsacienne que j’ai tant aimée.
En suivant ces liens, vous pouvez mieux nous connaître, moi et ma petite famille.
Et, au bas de cet article, vous pourrez voter pour élire votre villa préférée ! Pas d’inquiétude, c’est un sondage anonyme. Mais je me réjouis d’avance d’en voir le résultat et de vous le partager !
La naissance d’un quai
Il y avait là une ancienne tuilerie, à peu près au niveau de votre pont de la Dordogne. Et, plus loin en aval, le péage fluvial, dont la maison existe toujours…
D’ailleurs elle est intéressante cette maison : elle vous donne le niveau d’origine de cet endroit. Un des gros problèmes posés par l’extension de la ville vers l’Est était la faible altitude des terrains, et donc les risques d’inondation. Alors, avant toute construction, il a fallu surhausser les futurs quartiers de deux à cinq mètres… des millions de mètres cubes ! Finalement, avec l’ouverture du canal de décharge près d’Erstein en 1891, on s’aperçut qu’il n’était pas forcément nécessaire de tant remblayer.
Ce qui explique la différence de niveau entre le quai Rouget de l’Isle et le quai Mullenheim juste en face. En effet, pour une bonne partie de l’île Sainte-Hélène, on a finalement préféré préserver la végétation et le bâti existants face à un risque de crues devenu faible.
Père et fils en promenade
Ainsi devait naître, peu avant la fin du siècle, celui qui commença par s’appeler Illstaden, quai de l’Ill. Ce qui augurait d’une certaine neutralité, vous en conviendrez.
Mon cher fils Auguste avait la gentillesse, notamment lorsque nous rendions visite aux cousins Schauffler, de faire faire à notre voiture la tournée des chantiers. Notre joie d’architectes consistait à admirer (ou critiquer) les nouvelles constructions de cet endroit encore sauvage.
Curieusement, autant l’allée de la Robertsau avait été investie par des Alsaciens, autant les nouvelles villas de l’Illstaden furent le fruit de commandes de « vieux-allemands », dont beaucoup d’universitaires…
Mais ne vous en faites pas ! Nous nous intéressions surtout à un îlot tout petit, mais passionnant !
La villa Madelung – 1902
Nous sommes en 1901 quand démarrent les travaux, sur un quai encore vierge ou presque. C’est un professeur de chirurgie allemand, un des administrateurs de l’Hôpital Civil, Otto Wilhelm Madelung, qui commande cette gigantesque villa à… Berninger et Krafft ! Toujours eux, les vedettes de l’architecture alsacienne dans la ville allemande.
Ils étaient assez rares, les professeurs allemands, à se faire construire une demeure à Strasbourg. La plupart louaient ou achetaient des appartements dans des immeubles de rapport. Le plus extraordinaire, ici, c’est l’adoption du style régionaliste, le Heimatstil, si cher au Cercle Saint-Léonard dont Krafft était membre.
Même l’inévitable tour d’angle se rendait presque discrète par rapport à ce qui allait venir un peu plus loin. Surtout l’emploi de cette brique gris beige, alliée aux pans de bois, donnait à l’ensemble un je-ne-sais-quoi de balnéaire, presque normand. Je l’avoue, j’aimais beaucoup !
La villa Fehling – 1902
Juste à côté, en 1902, les mêmes Berninger et Krafft achèvent une autre grande villa, un peu dans le même esprit, pour un autre médecin allemand. Le célèbre gynécologue obstétricien Hermann Fehling venait d’être nommé à Strasbourg et désirait visiblement y faire souche !
Comme chez beaucoup d’universitaires, la villa dispose d’une Schulzimmer ou Studierzimmer pour accueillir les étudiants. Ici, elle est même précédée d’une salle d’attente. Hélas, cette grande demeure a disparu sous les bombes en 1944.
La villa Stempel – 1903
Au même moment, juste derrière, dans la Lessingstrasse naissante (votre rue Erckmann-Chatrian) commençait une construction classique au départ, mais dont le couronnement nous laissa sans voix, Auguste et moi !
Les architectes allemands Lütke et Backes travaillaient pour Herr Stempel, agent des assurances Deutschland.
Il y a là des influences de toutes sortes – dont certaines que vous ne voyez plus aujourd’hui, à cause des transformations subies par la villa après 1944.
Des touches « Art Nouveau », dans les huisseries notamment, côtoient du néo-renaissance médiévalisant, avec tourelles et clochetons. Mais l’originalité renversante réside évidemment dans l’immense lanterne centrale Jugendstil, en pagode islamisante, percée de ces grands oculi ovales, surmontée de sa verrière, le tout provoquant un vaste puits de lumière au centre de l’édifice.
Ein Meisterstück ! Il fallait oser, en tout cas…
Il paraît qu’à l’intérieur, à côté du vestibule Art Nouveau, on trouve un grand salon néo-baroque, mais dont le plafond est peint de motifs wagnériens, le compositeur allemand à la mode, tandis que le hall baigné de lumière mélange les touches orientalisantes et sinisantes… L’éclectisme au paroxysme !
La villa Offermann – 1905
C’était en tout cas plus original – je crois que vous dites “disruptif” de vos jours – que la grosse bâtisse un peu pompeuse demandée par le Dr Offermann, conseiller d’Etat, au 14 Illstaden.
Theodor Schmitz, fils de l’architecte en charge de la cathédrale, exécuta entre 1903 et 1905 une espèce de Burg, en brique rouge comme la villa Schlief de l’allée de la Robertsau, mais en plus néo-renaissance et en moins imposant quand même.
Les styles du Rouget de l’Isle
Si vous avez bien suivi jusqu’ici, quelques styles plus ou moins antagonistes se confrontaient ou se mêlaient en XXe siècle naissant : le Burgerstil, style petit château néo-gothique ou néo-renaissance, très apprécié des « vieux-allemands » ; le Heimatstil, cherchant le retour aux sources régionalistes et prôné par le Cercle Saint-Léonard ; le Jugendstil ou Art Nouveau, plus moderne, auquel se frottaient parfois avec frilosité architectes alsaciens et allemands. Le tout évidemment accommodé d’une tournure plus ou moins néo-quelque chose (gothique, renaissance, baroque, classique, rococo…)
Nous les avions passés en revue allée de la Robertsau. Et je sais que je vous tympanise quelque peu avec mes villas… Mais pour un vieil architecte un peu désœuvré, quel plaisir ! Quel laboratoire d’expériences à ciel ouvert ! Autant de raisons de s’émerveiller que de se moquer ou de ricaner gentiment… Et il vous en reste une richesse et un éclectisme tout à fait révélateurs de mon époque.
La villa Palaio Alsatia – 1906
Peut-être vous en souvenez-vous ? Nous avions déjà rencontré un home étudiant au Zimmerhof. C’était une spécialité allemande, appelée à se répandre dans le voisinage de l’Université. Celle du Zimmerhof était pour l’association Palatia.
Sur l’Illstaden, c’est une autre des quatre grandes associations, la Palaio Alsatia, qui demande à Lütke et Backes la construction d’un vaste immeuble qui sera achevé en 1906. Comme souvent avec le Burgerstil, on est dans le colossal, à mi-chemin entre gothique et Renaissance, avec une subtilité… Comme toujours, chacun est libre de ses goûts !
En tout cas, le résultat final est fidèle aux plans des deux architectes allemands. Les différents volumes extérieurs — grande tour, pignon à volutes, galeries, tourelles, oriels — structurent puissamment l’ensemble aux murs clairs soulignés de modénatures de grès rose, dont la silhouette signe désormais l’apparence du quai vu depuis le Schwarzwaldbrücke, votre pont Kennedy.
Je vous laisse imaginer deux vieux Steckelburier, installés au soleil du quai, regardant le bâtiment s’élever, un sourire vaguement goguenard aux lèvres… C’était quand même très prussien à nos yeux !
La villa Rhenania – 1903
D’ailleurs, trois ans auparavant et un peu plus loin derrière la villa Madelung, une autre association étudiante, la Rhenania, avait inauguré son home. Construite par Otto Back (sans aucun rapport avec son homonyme, le maire), la villa était plus modeste, plus sobre et moins ostentatoire, malgré son style néo-baroque.
Hélas, ce joli petit bâtiment n’a pas résisté à la frénésie immobilière de vos années 1970. Un immeuble de sept étages la remplace désormais, au 19 de la rue Erckmann-Chatrian.
Comme une plume
Antoine Wendling, biographe rédacteur
Il est temps de penser à vos cadeaux de Noël !
Si, si, je vous assure…
Offrez vos mémoires à vos proches,
offrez à vos anciens la rédaction de leurs mémoires
La villa Knopf – 1905
Vous vous souvenez, bien sûr, des grands magasins Knopf que nous avons évoqués la semaine dernière à propos des Grandes Arcades ?
Durant toute l’année 1905, Berninger et Krafft (encore eux) élevèrent pour leur propriétaire une superbe villa, en adoptant cette fois-ci résolument l’Art Nouveau, cinq ans après la villa Schutzenberger.
Le projet de départ était beaucoup plus régionaliste. Mais l’excellence des deux architectes dans l’Art Nouveau, démontrée sur le magasin comme dans la belle villa de l’Allée de la Robertsau a semble-t-il fait pencher la balance vers la modernité. Et vous voyez ? On s’affranchit petit à petit de la pierre de taille au profit de la brique, moins conventionnelle, qu’elle soit beige ou rouge orangé. Comme j’en faisais usage dans mes immeubles des quais Sturm ou Kellermann, vingt-cinq ans plus tôt, je n’allais pas m’en plaindre !
Le travail de ferronnerie était spectaculaire, très réussi. Mais quel dommage qu’il ne reste plus grand chose des décors intérieurs… Et, même si la végétalisation est une chose fondamentale, la profusion d’arbres empêche quelque peu de voir ce bel édifice, assez mal mis en valeur.
Notons enfin ce détail amusant : dans les combles, Moritz Knopf s’est fait installer une salle de gymnastique ! Ces Allemands et leur hygiénisme… alors que nous sortions tout juste de la dégustation d’une bonne part de Kougelhopf au Baeckehiesel !
La villa Ficker – 1908
La dernière perle de notre îlot magique sort de terre plus tardivement, en 1908. Dans un sobre néo-baroque très différent de ce qui l’entoure, c’est une commande de Johannes Ficker, professeur d’histoire de l’Église à l’université.
Cette grande maison m’a semblé assez réussie, comme un petit palais strasbourgeois, avec sa toiture mansardée, son avant-corps surmonté d’un pignon avec fronton à jour.
En tout cas, le professeur ne manquait pas de surface !
Le plan ci-dessous permet de voir tous les espaces de réception du rez-de-chaussée, avec salon, jardin d’hiver, salle à manger, pièce de la dame, pièce du professeur. Le tout laisse pourtant une grande place à un monumental escalier de bois menant aux espaces privés. Quand on vous dit que le vrai luxe, c’est l’espace…
Gageons que les petits monstres qui hantent désormais ces lieux transformés en école connaissent leur chance de disposer d’un tel bâtiment.
La villa Ziegelmeyer – 1906
Juste après la villa Knopf, en 1906, les mêmes Berninger et Krafft signent cette charmante petite villa Renaissance pour le commerçant à la retraite Emile Ziegelmeyer.
Beaucoup moins exubérante que les grandes villas précédentes, on y retrouve la toiture en pente douce à la Toscane qui caractérise aussi la villa Schutzenberger
Notons que Jules Berninger épousa peu après la fille de la maison en secondes noces. C’est toujours important de faire une jolie maison à beau-papa.
La villa Stuckmann – 1911
Sa voisine de gauche est plus tardive. Je ne me déplaçais plus qu’avec difficulté lorsqu’elle fut achevée en 1911.
Mais je tenais à la voir car je restais nostalgique de ce style néo-classique de mes débuts. Quelle élégance tout de même… J’aimais beaucoup le fronton cintré à jour et les guirlandes ornant la façade.
Il me reste à vous parler rapidement de deux villas que j’appréciais, situées aux deux extrémités du quai.
La villa Bayer – 1905
Vous vous souvenez d’Armand Richshoffer ? Nous en avions parlé en évoquant toutes ses constructions du début de l’Allée de la Robertsau. Il oeuvre également côté quai avec cette superbe et vaste villa à deux pas du pont de la Forêt-Noire.
C’est encore un médecin, encore un gynécologue qui en est le commanditaire. Mais cette fois, il s’agit d’un Strasbourgeois, le professeur Henri Bayer. Qui devait avoir de solides moyens pour s’offrir une telle surface !
La maison est un beau témoin de cette hésitation entre un ensemble très classique, avec son comble à la Mansart… et quelques touches d’Art Nouveau, notamment dans les balcons, ou encore dans la très belle frise ornant la corniche de la tourelle.
La villa Döderlein – 1907
A l’opposé, vers l’Illring (votre actuel boulevard Paul-Déroulède), Auguste Brion construit en 1907 une belle villa pour Ludwig Döderlein, professeur (encore un) de zoologie et directeur du nouveau musée zoologique.
On est de nouveau dans le néo-renaissance, mais sobre et de bon goût. Et vous avez là une rare photo de chantier. C’est ce que nous regardions depuis le quai Mullenheim, Auguste et moi. Comme vous pouvez le voir sur les photos, l’environnement était encore très clairsemé ! D’ailleurs, la villa que l’on aperçoit en chantier à droite, construite au même moment par le même Brion était une commande d’un autre universitaire, le professeur allemand Spiro, biochimiste et physicien.
Mais quelle idée saugrenue d’avoir permis qu’on défigure ainsi cette jolie petite demeure avec une protubérance de verre et de métal… Mon époque avait des goûts éclectiques mais ceux de la vôtre sont parfois bizarres et déroutants… Non ?
Dix années de métamorphose d’un quai tout neuf, de somptueuses villas, surtout commandées par des universitaires et des médecins allemands… Ils n’en profitèrent que très peu : en 1918, les Madelung, Stempel, Offermann, Ficker, Döderlein, Spiro ou Knopf furent expulsés et spoliés.
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