Dans ma génération, nous avons été nombreux à pouvoir crier “Strasbourg libérée !” à deux reprises. Mais moins nombreux à vivre trois guerres. Encore moins nombreux à changer quatre fois de nationalité. Je suis Marie Müller-Wendling, la fille d’Antoine Wendling. J’ai passionnément aimé ma ville de Strasbourg. Je ne vais pas vous infliger une leçon d’histoire, d’une histoire dont on vous parlera tant ces jours-ci. J’essaierai juste de vous partager ce que j’ai ressenti le 22 novembre 1918 et le 23 novembre 1944, les deux fois où je vis Strasbourg libérée.
Ce n’est pas parce que je vous confie cette fois-ci à ma fille Marie qu’il faut oublier de s’abonner à la lettre d’information !
A très vite,
Antoine W.
Attention : assurez-vous d’avoir bien reçu le mail de confirmation (en vérifiant vos spams notamment)
Sentiment français, souffle allemand ?
Je suis née le 10 septembre 1870, dans la cave du 25, rue du Fossé des Tanneurs. Pourquoi dans la cave ? Parce que Strasbourg subissait un de ces terribles bombardements dont le siège prussien la meurtrit.
Papa, artilleur dans la Garde nationale sédentaire, venait de quitter le Bastion 12 à la Porte de Pierres, devenu indéfendable. Mais le martyr de Strasbourg allait encore durer plus de deux semaines.
Je suis née Française. Huit mois plus tard, j’étais Allemande. Cependant, le cœur de la famille a toujours battu pour la France. D’ailleurs, entre nous, nous disions “Vendlin” et non pas Wendling.
J’ai fait ma scolarité au couvent Notre-Dame, rue des Mineurs, chez les chanoinesses de Saint-Augustin. Leur sentiment francophile n’était un secret pour personne. Il rejoignait celui d’une grande partie de la bourgeoisie catholique strasbourgeoise.
À mes 20 ans, j’ai épousé Jean Müller, jeune pharmacien originaire de Uffheim, dans le Haut-Rhin. Je lui donnai deux beaux enfants, Jeanne et René. Nous avons vécu des années heureuses à la pharmacie de la Vierge, qu’il avait reprise.
Lorsque les ressources furent suffisantes pour vivre de nos rentes, en 1907, nous nous installâmes dans le nouvel immeuble que papa avait construit quai Kellermann.
Était-ce dur d’être Allemands ? Non. Matériellement, tout allait bien. La prospérité économique de l’Empire nous convenait. La France s’était éloignée des « provinces perdues » et son anticléricalisme nous effrayait. Mais on nous avait confisqué notre choix. Et, comme l’Alsacienne de Henner, nous ressentions sourdement un sentiment d’attente. Sans trop savoir ce que nous attendions après tant d’années.
La Grande Guerre
Et puis tout s’est embrasé. Personne ne pouvait se réjouir de la guerre. Même en caressant l’espoir d’un retour de la France.
D’autant que notre René dut servir sous l’uniforme allemand. Papa était mort en février 1914, à un bel âge et après quatorze années de veuvage. Dans un sens, j’étais soulagé qu’il n’ait pas à commenter la Croix de Fer de son petit-fils…
Strasbourg n’est plus qu’un vaste hôpital de campagne. En plus de l’hôpital militaire de la Krutenau, écoles et lycées sont transformés en Festungslazarette, à l’image des écoles Sainte-Madeleine et Saint-Louis, du collège Saint-Étienne, des futurs lycées Fustel de Coulanges ou des Pontonniers. Même le Grand Séminaire reçoit et soigne des blessés, de même que le Palais impérial ou le Landtag.
Cependant, la vie continue. Strasbourg n’est pas directement touchée par des combats ou des bombardements. Mais le semblant d’autonomie accordé juste avant la guerre n’existe plus. L’étau impérial s’est resserré comme jamais et le Reichsland subit un régime proche d’une dictature militaire. Heureusement, on peut encore circuler, aller voir la famille, même voyager… à condition que ce soit vers l’est !
Strasbourg la Rouge
Début octobre 1918, tout s’accélère. Le pouvoir impérial sait que la guerre est perdue. L’Alsace-Lorraine devient enfin un État fédéré, ultime tentative de conserver les provinces dans l’Empire. Mais le retour de ces dernières à la France fait partie des Quatorze Points négociés avec le président américain Wilson. Le 11 novembre, l’Armistice est signée.
Coup de tonnerre dans le ciel alsacien habituellement si modéré : des marins allemands mutins, avec le soutien d’ouvriers du gouvernement militaire, constituent des conseils révolutionnaires ! Jean a beau tenter de m’apaiser, je n’en mène pas large… On aperçoit même un drapeau rouge flotter sur la cathédrale !
Nous vivons une dizaine de jours un peu chaotiques. Et en même temps, typiquement alsaciens. Entre les conseils de soldats, canalisés par le président de la commission municipale, Jacques Peirotes, et le Landtag qui s’autoproclame Conseil national, des consensus se dessinent. On fait en sorte de hâter l’arrivée des troupes françaises pour achever d’apaiser les tensions.
Le 22 novembre 1918 : Strasbourg libérée
Bien sûr, l’entrée de général Gouraud à Strasbourg à la tête de sa IVe armée fut un moment de grande joie. Bien sûr, nous sommes allés admirer les soldats sur la Kaiserplatz, désormais place de la République, et constater la chute de la statue de l’empereur. Après ces quatre années de guerre, de dictature militaire, de censure, de rationnement, on ne pouvait qu’éprouver du soulagement à retrouver la paix et la liberté. Et comme papa aurait été heureux de vivre ce moment du retour à la France…
On parla de « fièvre tricolore », et ce n’était certainement pas exagéré. Avec le recul, on s’aperçut que tout le monde ne la partageait pas. L’enthousiasme était surtout urbain, bourgeois et catholique. L’ambiance dans certains villages protestants, au nord de l’Alsace notamment, était moins délirante…
Pétain, Clemenceau et Poincaré dans Strasbourg libérée
Le 25 novembre, le général Pétain, commandant en chef des armées françaises, honore Strasbourg de sa visite. Il sait qu’il recevra quelques jours plus tard son bâton de maréchal.
Et le 9 décembre, c’est au tour du président Poincaré et de Clemenceau, président du Conseil, d’arpenter les rues de Strasbourg. Invité par les députés du Landtag, Clemenceau aurait rétorqué : « Ces Boches, je ne les salue pas ! » Début de ce qu’on ne tardera pas à appeler « le malaise alsacien ».
Le plébiscite est fait. L’Alsace s’est jetée, en pleurant de joie, au cou de sa mère retrouvée. Avant même que l’armistice fût signé, l’amour, si longtemps comprimé, des populations pour la France avait éclaté dans des démonstrations émouvantes. […] Au moment enfin où arrivent parmi vous le Gouvernement de la République et la représentation nationale, c’est dans toute l’Alsace un frémissement et un enthousiasme qui expriment, avec une évidence irrésistible, l’unanimité du sentiment populaire.
Poincaré, au perron de l’Hôtel de Ville
L’erreur était sans doute ici. En 1870, les Prussiens ne nous avaient pas demandé notre avis. En 1918, les Français ne le firent pas non plus…
Les Dames françaises de la Croix Rouge
Mais René avait fait la guerre sous l’uniforme allemand. Comme 364 000 Alsaciens-Lorrains. Pas facile à comprendre pour les soldats français… À force d’échanges avec nos blessés du dispensaire Sainte-Marguerite, toutefois, les militaires d’outre-Vosges ou américains commençaient à toucher du doigt l’ambiguïté de notre position.
Jeanne et moi nous étions engagées parmi les Dames françaises de la Croix Rouge. Nous étions si heureuses de pouvoir aider, réconforter, soigner les blessés, de leur apporter un peu de chaleur loin de leurs foyers. Mais pourquoi fallait-il toujours qu’un pouvoir centralisateur force nos sentiments naturels ?
Français à marche forcée
On ne pouvait pas douter de notre amour de la France. Mais nous avions été Allemands pendant 47 ans… Quarante-sept des 48 années de ma vie. Oh, nous n’entretenions guère de relations amicales avec les « vieux-Allemands ». Mais des relations d’affaires, des relations commerciales ou sociales, évidemment. Mon frère Auguste avait repris le cabinet d’architecture de papa. Vous vous doutez bien qu’il avait des contacts avec ses collègues allemands. Il était même allé travailler en Prusse orientale, à Libau.
Du jour au lendemain, tous les « vieux-Allemands » furent chassés, spoliés de leurs biens, de leurs entreprises, de leurs propriétés.
Subitement, des enfants alsaciens, qui ne savaient parler qu’allemand, eurent devant eux des instituteurs bien français, les hussards de la République… Bienheureuses les familles qui avaient entretenu le bilinguisme en leur sein. Ce fut parfois bien difficile et douloureux pour les autres.
L’éphémère paix
Petit à petit, la vie reprit son cours, ponctuée de joies intenses et d’épreuves douloureuses. La guerre avait repoussé bien des échéances et bouleversé des vies. Mais notre fille Jeanne se maria tout de même, à 30 ans, avec un notaire originaire d’Obernai, qui avait opté pour la France. Ils s’installèrent à Dieuze, un peu loin de nous, et j’eus la joie de devenir grand-mère de trois belles petites filles, Colette, Monique et Nicole. De son côté, René épousa Antoinette. Tout deux me donnèrent encore un petit-fils, Roger.
Tandis que les tensions internationales augmentaient et que l’inquiétant chancelier allemand jouait avec les peurs, le mari de Jeanne fut brutalement emporté par une attaque cardiaque en juin 1937. Nicole, la benjamine, n’avait pas encore 10 ans. Jeanne et ses filles, inconsolables, vinrent s’installer au quai Kellerman. Au moins, nous étions en famille : mon frère Auguste au premier étage, Jean et moi au deuxième, Jeanne au troisième. Merci, papa, d’avoir construit cet immeuble salvateur.
Ma troisième guerre
Papa était mort six mois avant la déclaration de guerre en 1914. Mon mari, Jean, quitta cette terre six mois avant le déclenchement de ce qu’on appela bêtement la « drôle de guerre ». Aucune guerre n’est drôle. C’était ma troisième. Et je voyais mon fils René endosser de nouveau un uniforme, français cette fois.
Il fallut évacuer Strasbourg. Grâce à ses relations dans la région dont elle était originaire, ma belle-fille Antoinette nous trouva un appartement à louer à Thann, chez un médecin qui avait préféré se retirer dans le sud du pays. Avec cette proximité, Jeanne pouvait de temps à autre chercher des affaires dans Strasbourg désertée.
Strasbourg sous la botte nazie
À notre retour au quai Kellermann, plus question de prononcer « Vendlin ». D’ailleurs le quai s’appelait désormais Burgthorstaden. Forcément. Oh, comme cette période fut sombre… Jeanne et moi pleurions nos maris, nous pleurions notre liberté.
Colette et Monique, mes petites-filles aînées, travaillaient. En fait, Franziska et Monika. Ces stupides autorités nazies, sans équivalence à donner au prénom de Colette, ne s’étaient même pas rendu compte de l’ironie du prénom Franziska…
Mais Nicole allait encore en classe, forcée de s’appeler Nika, de fréquenter des classes de la Frederike Schule (lycée des Pontonniers) dans lesquelles elle ne comprenait rien. Déjà traumatisée et ralentie dans sa scolarité par la mort de son père, elle n’avait jamais fait d’allemand. À Dieuze, elle n’avait jamais entendu parler alsacien non plus. Elle qui avait été une petite fille si riante et pétillante, je m’inquiétais de la voir sombre et triste.
Heureusement, le scoutisme clandestin, pratiqué au Mont Sainte-Odile auprès du chanoine Hirlemann, les amies très chères qu’elle y rencontra, mais aussi la proximité prévenante de son cousin Roger, la sauvèrent de la morosité.
Mon frère Auguste nous quitta à son tour, le 17 janvier 1943. Au moins échappa-t-il à la vision des terribles bombardements d’août et septembre 1944, préludes dramatiques à notre libération.
Le 23 novembre 1944 : Strasbourg libérée
« Grand-maman ! Les alliés ont débarqué en Normandie ! » Nicole était folle de joie, et pleine d’espoir en essayant de suivre l’avancée des Anglo-américains, le débarquement en Provence, la libération de Paris…
Au matin du 23 novembre, vers 9h30, j’entends Jeanne hurler dans les escaliers : « Non, n’y va pas ! C’est dangereux ! » Mais Nicole n’écoute rien. Elle a perçu la rumeur sourde des moteurs de chars sur le pont de Pierres et dévale les marches plus vite que jamais.
Oh, sa liesse, son enthousiasme en regardant passer ces monstres d’acier… conduits par des soldats français ! La croix de Lorraine de ce fameux de Gaulle ornant les uniformes et les jeeps qui foncent vers la place Broglie et la cathédrale.
Dieu merci, Nicole rentre vite se mettre à l’abri. Un camion allemand rempli de mines explose au bout du faubourg de Pierres. Les tirs sont nombreux dans la ville. Les canons allemands de la batterie d’Oberkirch répliquent. La ville reste tendue et la vie comme suspendue jusqu’à la reddition du général allemand Vatterodt, retranché au fort Ney, le 25 au soir.
Strasbourg libérée par Leclerc et la 2e DB
Ce général Leclerc, dont nous apprîmes qu’il s’appelait Philippe de Hautecloque, devint rapidement le demi-dieu de Nicole. Contrairement à la « France de l’intérieur », nous étions bien plus gaullistes que pétainistes. Le nom de Leclerc et de sa 2e DB nous était déjà parvenu lors de la libération de Paris.
Une fois la ville sécurisée, la joie fut à la mesure d’une vraie libération. C’en était donc fini de ce régime inique et de ses arrestations arbitraires, déportations et spoliations. Nous allions apprendre tant d’horreurs indescriptibles encore…
Cette fois, il n’y avait pas besoin de référendum, de plébiscite ou de vote. Qui aurait pu vouloir que ce IIIe Reich honni dure les mille ans qu’il s’était promis ?
Je ne bougeais déjà plus beaucoup, à mon âge, mais j’avais la satisfaction de voir les longues files de prisonniers allemands s’étirer sous mes fenêtres.
De Gaulle, après l’opération Nordwind
Un vent de panique nous étreignit malgré tout lorsque, au Nouvel An 1945, les armées allemandes engagèrent une forte offensive sur le nord de l’Alsace. Les Américains voulaient se replier et nous abandonner. Mais de Gaulle chargea le général de Lattre et sa 1re Armée de tenir une ligne allant de Haguenau à La Wantzenau… Si proche de Strasbourg ! On entendait le canon tonner.
Une fois le front stabilisé et la poche de Colmar enfin vaincue, le général de Gaulle vint à Strasbourg, les 10 et 11 février. Les filles étaient si fières !
Le triomphe de De Lattre
Il compléta donc la trinité de Nicole, ce de Lattre de Tassigny qui vint récolter à Strasbourg les lauriers qu’il jalousait, dit-on, à Leclerc. Du 4 au 17 mars, une « Semaine de la 1re Armée » fut organisée. Colette faisait partie de l’équipe « Jeune Alsace » de pilotage. Pendant ce temps, Monique accueillait les prisonniers de guerre à leur retour de captivité en Allemagne.
Je regardais ce mouvement « Jeune Alsace » avec bienveillance. Fédéré par la résistance alsacienne, il regroupait les mouvements de jeunesse de la région, sous le patronage et avec le soutien de De Lattre, pour remettre jeunes gens et jeunes filles au travail et les tourner vers la France. Les filles y étaient entrées par l’intermédiaire des Guides de France et d’Alice Daul, l’ancienne cheftaine héroïque de Colette à Saint-Jean. Mes petites-filles avaient donc choisi d’être éperdument Françaises. J’espérais de tout mon cœur que la France ne les décevrait pas.
Et de Lattre, triomphant après avoir occupé Karlsruhe et Stuttgart, revint à Strasbourg par le Rhin le 16 avril pour y faire une spectaculaire entrée triomphale.
Nicole fut d’autant plus conquise qu’elle eut droit à la bise du « roi Jean », dont elle nous tympanisa des mois durant. Au mois de mai suivant, elle partit avec les Guides de France sur le lac de Constance, rejoindre la cour de ce général aussi expansif et démonstratif que Leclerc semblait austère et discret.
Strasbourg libérée pour toujours ?
Mais j’étais heureuse que Nicole retrouve de sa joie de vivre. Quant à moi, j’achevais doucement ma vie, Française pour la troisième fois, libre et en paix surtout. Trois guerres en 78 ans d’existence… Et vous avez la paix depuis 80 ans. Qui a vécu un temps d’exception ? Vous ou moi ? Quelle est la norme dans l’histoire de l’humanité ? La guerre ? Ou la paix ? Je crains, hélas, que la question soit plus que jamais d’actualité… de votre actualité.
Un cadeau de Noël pour vos grands-parents ou pour vos parents, qui serait aussi un inestimable cadeau pour vous ?
Références pour Strasbourg libérée :
Alfred Wahl et Jean-Claude Richez : La vie quotidienne en Alsace, entre France et Allemagne, Hachette 1993
François Roth : Alsace-Lorraine, Histoire d’un pays perdu, Tallandier 2016
Strasbourg en guerre, 1914-1918, Une ville allemande à l’arrière du front, Archives de Strasbourg
L’Alsace sous la botte nazie, Les Saisons d’Alsace n°44
Jacques Granier : Et Leclerc prit Strasbourg, Editions des Dernières Nouvelles, 1970
L’Alsace se libère – Hors-série l’Alsace octobre 2004
L’Alsace enfin libérée – Hors-série Les Saisons d’Alsace octobre 2024
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