Le sport pour un Strasbourgeois du 19e siècle

La semaine dernière, je vous ai raconté notre escapade parisienne, en mai 1900, pour l’Exposition Universelle. Et j’ai un peu (beaucoup) passé sous silence un évènement considérable qui avait lieu au même endroit, au même moment : les Jeux de la IIe Olympiade. A cela, deux raisons : nous ne venions pas pour cela ; le concept de “sport”, relativement nouveau à l’époque, avait peu d’intérêt pour nous, je le confesse. Alors que vous rentrez dans des semaines olympiques, je vous narre un Strasbourg qui voit naître ses sports et ses sportifs.

Antoine Wendling
Antoine Wendling, vers 1905

Pour celles et ceux qui ne me connaissent pas encore,
je suis Antoine Wendling, architecte strasbourgeois né en 1828.
Je raconte dans ces pages quelques souvenirs de ma vie professionnelle ou familiale dans la capitale alsacienne que j’ai tant aimée.
En suivant ces liens, vous pouvez mieux nous connaître, moi et ma petite famille.


Et pour ne pas manquer les prochains articles, inscrivez-vous à la newsletter (ni publicité, ni partage de vos données personnelles) !


Jeux olympiques et Exposition Universelle

Exposition Universelle 1900 - Affiche escrime
Affiche pour les concours d’escrime de l’Exposition Universelle

Donc en 1900, à Paris, ce fut un joyeux bazar dont nous ne suivîmes les rebondissements que de très loin.

D’un côté, le commissaire général de l’Exposition Universelle avait prévu d’organiser des « concours internationaux d’exercices physiques et de sports », au sein même de l’Exposition. De l’autre, le célèbre baron de Coubertin, président du récent Comité international olympique, tenait à ses Jeux de la IIe Olympiade, au même endroit.

Évidemment, on mêla maladroitement les deux et on décida, par mesure d’économie, de « profiter » le plus possible des installations de l’Exposition pour éviter de construire de nouvelles infrastructures pour les Jeux.

De fait, ce grand barnum s’étala de mai à octobre, sur toutes sortes de sites, avec la Seine pour axe principal (cela vous rappelle quelque chose ?). Le fleuve recevait notamment les épreuves de natation, d’aviron, et certains concours de voile.

Il y eut des dizaines de milliers de participants, amateurs pour la plupart. Mais seul un petit millier concourut pour des épreuves reconnues comme « olympiques » par le C.I.O. Ce qui rendait l’opération encore plus illisible…

Lors de notre séjour, en mai, les épreuves d’escrime avaient démarré dans la salle des fêtes de l’Exposition, sur le Champ-de-Mars (pourquoi pas au Grand Palais, tant qu’on y est ?)

Pierre de Coubertin
Le baron Pierre de Coubertin
Combat entre Santelli et Mimiague - JO 1900
Santelli et Mimiague, dans le concours opposant les maîtres du fleuret

Ces dames…

Charlotte Cooper - Jeux olympiques 1900
Charlotte Cooper, première championne olympique dans une épreuve individuelle, photographiée en 1900

Je vous vois venir… On glose beaucoup, de vos jours, sur le faible nombre de participantes à ces épreuves sportives. Une douzaine seulement, sur le millier de concurrents « officiels ». Mais les codes vestimentaires de l’époque y étaient pour beaucoup. De même, bien sûr, que les postures que ces dames s’autorisaient en public. Ou que la société autorisait ? Je ne saurais dire… Mais ma chère Adélaïde aurait été horrifiée à l’idée de pratiquer certains sports.

Comtesse Hélène de Pourtalès
Hélène de Pourtalès, de l’équipage suisse de voile, avec son mari et son neveu
JO de Paris 1900 - Jury du match de baseball
Jury du match de baseball entre équipes américaines, avec trois femmes parmi ses membres

Des sports déconcertants

En dehors de la gymnastique et des sports dits « athlétiques » — je reviendrai sur ces distinctions —, il y eut des épreuves amusantes : concours de pêche à la ligne sur les bords de Seine, concours d’aérostats, épreuves de sauvetage, croquet, tir au pigeon… vivant, ou encore tir au canon !

JO de 1900 - Epreuve de Croquet
Épreuve de croquet
JO de 1900 - Epreuve de pèche à la ligne
Épreuve de pèche à la ligne dans la Seine

En tant qu’ancien artilleur, c’est sans doute le concours que j’aurais le plus aimé voir. Mais non seulement nous avions déjà quitté Paris, mais en plus l’épreuve était interdite au public !

JO de 1900 - Epreuve de tir au canon
Épreuve de tir au canon

La notion de sport à mon époque

Cette multitude de sports montre bien les hésitations quant à leur définition, aussi bien que leur origine souvent militaire. Le terme même était relativement récent. Les activités physiques, de plein air ou non, je connaissais. Tous, comme militaires, nous avions développé nos capacités. Nous pratiquions avec bonheur la marche, dans la vie de tous les jours, comme dans nos loisirs dominicaux.

Mais la dimension de performance et de records était quelque chose de nouveau. Et cette recherche de performance rencontrait, à mon époque, des motivations politiques, voire patriotiques.

“Sänger, Turner, Schützen”

Friedrich Ludwig Hahn
Friedrich Ludwig Hahn

Dans le nouveau Reich allemand, chanter, faire de la gymnastique et du tir étaient les trois piliers unificateurs. Ils permettaient, pensait-on, de dépasser les différences entre Bavarois et Prussiens, catholiques ou protestants.

Les Turnverein, sociétés de gymnastique, avaient été théorisés par Friedrich Ludwig Hahn, fils d’un pasteur protestant prussien, en réaction aux défaites face aux armées napoléoniennes et dans le but de reconstruire une jeunesse mâle virile et puissante, « frisch, fromm, fröhlich, frei ». Sa haine des Français était légendaire.

Comme catholique francophile, je vous laisse imaginer ce que ce programme pouvait m’inspirer…

Chez nous, justement, le Statthalter von Manteuffel, soucieux de la santé des enfants, avait mis en place une commission chargée de réfléchir à la place des activités physiques dans les programmes scolaires. Comme il cherchait la sympathie de la bourgeoisie catholique, il proposa l’ouverture aux sports dits « anglais », qui se pratiquaient souvent en plein air, et apparaissaient comme moins masculins, rébarbatifs et idéologiques que la populaire gymnastique : natation, aviron, patinage… En plus des heures obligatoires dispensées en classe, la commission préconisait au moins six heures d’exercice par semaine, en milieu scolaire ou en famille. Elle proposait l’utilisation de nouveaux terrains dans la Neustadt, mais aussi les randonnées familiales et dominicales, les bains, les douches froides et tutti quanti.

Edxin von Manteuffel
Edwin von Manteuffel (photo Braun)
Marie Wendling
Marie Wendling en 1882, âgée de 12 ans

Notre Auguste avait déjà 20 ans à la mise en pratique de ces recommandations. Cela ne le concerna donc pas. Par contre, Marie tomba en plein dans le nouvel élan hygiéniste. Il est vrai que les sœurs de Notre-Dame où elle était scolarisée n’y accordèrent qu’une importance… relative.

Strasbourg - Pensionnat Notre-Dame - 1900
Le pensionnat Notre-Dame à Strasbourg vers 1900

De la gymnastique, donc…

La première société de gymnastique à s’implanter durablement chez nous sera la Strasbourgeoise. Dès 1883, elle se fait construire un beau gymnase sur la Steinwallstrasse, votre rue Jacques Kablé, par un architecte allemand de Saverne, Heinrich Hannig.

Strasbourg - Siège de la Strasbourgeoise vers 1885
Le 40 rue Jacques Kablé, siège de la Strasbourgeoise, représenté vers 1885. On voit la caserne Manteuffel en fond (actuelle caserne Stirn)
Sport - Turnen
Panneau d’illustration des mouvements du Turnen

Cet édifice assez élégant, d’inspiration Renaissance italienne, votre époque a jugé intelligent de le détruire en 1989. Mais la Strasbourgeoise est toujours présente à la même adresse.

Arbeiter Kraft Sport Club - Strasbourg
La salle de l’Arbeiter Kraft Sport Club, dans le restaurant “Zum Deutscher Kaiser”, au 1 boulevard de Nancy

D’autres Turnverein plus ou moins importants s’implantent, notamment après 1890, comme l’Alsatia.

Évidemment, les catholiques ne pouvaient être en reste et ouvrirent une section gymnique au sein de l’Union, le grand cercle catholique de l’abbé Paul Muller-Simonis. Ce qui permettait de dépouiller un peu la discipline de ses aspects nationalistes et patriotiques.

D’imposants rassemblements réunissaient tous les gymnastes de la région, lors d’affrontements par Bezirk, puis à l’échelon du Reichsland, occasions de démontrer la puissance de cette virile jeunesse.

Affiche Verbandsturnfest Sélestat 1913
Affiche pour la Verbandsturnfest
de Sélestat en 1906 (Archives de Sélestat)
Diplôme Turmverein Sélestat 1913
Diplôme obtenu par le Turnverein de Sélestat-Haut-Koenigsbourg (forcément, gloire à l’Empereur) au tournoi de district de 1913 (Archives de Sélestat)

Se promener

Vous allez me dire que « se promener », ce n’est pas du sport. Mais il s’agissait pourtant de l’activité physique la plus répandue, la plus naturelle et quasiment innée chez tout bon Steckelburier. Nous allions nous promener, dès que l’occasion s’en présentait. En ville, dans les parcs et jardins des environs. Et puis dans les campagnes de nos origines familiales ou dans les Vosges.

Famille Müller-Wendling au Maennelstein
Ma fille Marie (assise) au Maennelstein en 1910, avec son marie Jean à gauche, leurs enfants Jeanne (au fond) et René (à droite)
Club Vosgien de Strasbourg - Rapport d'activité 1897
Rapport d’activité du Club Vosgien de Strasbourg en 1897

Mais nous ne parlions pas de «randonnée». Ce concept sportif, nous le laissions aux Allemands et à leurs tenues bizarres.

Hansi - Inauguration Haut-Koenigsbourg
Même si Hansi est caricatural, il est amusant de comparer avec les tenues de la famille Müller-Wendling au-dessus…
(Hansi – Le Haut-Koenigsbourg et son inauguration)

L’avènement du cyclisme

Le sport qui avait le plus de succès, au point qu’on craignit qu’il détrônât la gymnastique, c’était le cyclisme. Très rapidement, on construisit un vélodrome sur les terrains militaires, à mi-chemin entre la porte de Pierre et le cimetière Sainte-Hélène. C’était le royaume du Club des Vélocipédistes, fondé en 1881.

Strasbourg - Vélodrome de la Porte de Pierre
Le vélodrome de la Porte de Pierre vers 1900

La naissance du Germania en 1887, puis du Celeritas prouvait la vitalité du nouveau phénomène. Plus populaire que l’hippisme, la pratique avait autant de succès en compétition que dans ce qu’on appellerait de vos jours le cyclotourisme. Même si je n’ai jamais enfourché un de ces engins, il faut reconnaître qu’ils permettaient à tout à chacun de se déplacer aisément assez loin.

Sport cycliste - Guide de cyclotourisme pour l'Alsace-Lorraine
Guide de cyclotourisme pour l’Alsace-Lorraine
Strasbourg - Vélodrome en 1910
Des champions de Milan, Zürich et Paris
sur le vélodrome de Strasbourg en 1910

Mais même là, des connotations politiques existaient. À la troisième édition du célèbre Tour de France, une étape arriva au Ballon d’Alsace. Elle déclencha tant de ferveur francophile auprès du public alsacien venu en nombre que le Kayser interdit les incursions de la compétition dans le Reichsland.

Strasbourg - Velo-Verein Grüneberg
La Société cycliste de la Montagne Verte en 1909

Les joies de l’eau

Je pense que vous l’avez saisi, dans ma génération, il était peu fréquent, voire inimaginable, de se dévêtir en public ! Dès lors, nous ne fréquentions guère les nombreuses installations de baignade de loisir ou sportive qui, petit à petit, essaimaient dans la ville.

Strasbourg - Bains du Woerthel
Les bains du Woerthel à la Petite France

Il est vrai que j’avais fait installer une salle de douche dans l’immeuble que j’avais construit pour nous en 1880. Et je suis bien conscient que tout le monde n’avait pas cette chance d’un accès aussi facile à l’hygiène.

Malgré tout, certaines scènes dépassaient mon imagination. Il y avait même un espace naturiste, le Licht-Luft-Bad, dirigé par le responsable des Archives municipales, au Tivoli. Adélaïde s’en serait pâmée, s’il avait été encore de ce monde…

Strasbourg - Bains du Rhin, 1911
Les bains du Rhin, à proximité du pont de Kehl, en 1911

L’aviron

Dans une ville aux si nombreux cours d’eau, il était normal que ce sport anglais se développât rapidement ! Un des premiers clubs, le Rowing, fut fondé dès 1879, à l’endroit qui ne s’appelait même pas encore Hafenwallstrasse, votre rue de Saales. Il sera suivi par le Ruder-Verein en 1881, l’Ill-Club en 1884, puis l’Alsatia, la Stella, la Regatta…

Strasbourg - Rowing Club 1880
Fête du Rowing Club dans les années 1880
Strasbourg - Ill-Club Aviron
Membres de l’Ill-Club

Là encore, la pratique sportive cohabitait avec une activité de loisir. Les joutes ancestrales nous amusaient toujours. Et qui n’aimait pas aller canoter à l’Orangerie ?

Strasbourg - Joutes nautiques 1900
Les joutes nautiques de 1900 à Strasbourg
Strasbourg - Etang de l'Orangerie 1900
L’étang de l’Orangerie et ses canots

Mais regardez bien les deux photos suivantes :

En 1914, en chemin vers la Fischerinsel vers Ostwald
Strasbourg - Aviron Libellules - Colette et Monique Siebert
Colette et Monique Siebert sur un bateau des Libellules

Une trentaine d’années seulement les sépare. Le changement est notoire, non ? En 1890, ces dames n’auraient jamais imaginé être dans la tenue de leurs descendantes ! Mais sans doute rêvaient-elles de libérer leurs mouvements des contraintes d’un vestiaire compliqué.

En l’occurrence, sur la photo de droite, les deux rameuses sont mes arrière-petites-filles, Colette et Monique, les filles de ma petite-fille Jeanne, championnes d’Alsace avec leur club des Libellules. Mais qu’aurait pensé leur arrière-grand-mère ??

Le patinage

Strasbourg - Patinage Orangerie
Patinage à l’Orangerie, devant le Grand Restaurant

J’étais beaucoup trop vieux pour cela, mais nos jeunes aimaient bien aller patiner en hiver sur l’étang gelé de l’Orangerie. Parfois même sur l’Ill, par les hivers très rigoureux. En cette fin de mon siècle, alors que le tennis faisait aussi son apparition dans la haute société, on avait même pris l’habitude d’arroser les courts par grand froid, à la promenade Lenôtre (où se trouve votre Conseil de l’Europe) ou près du Kronenburgerring.


C’est donc sur la fin de ma vie que l’activité physique, jusqu’alors synonyme de labeur, de préparation à la guerre ou de loisir, s’est peu à peu muée en compétition, recherche de la performance, exigence hygiénique, voire patriotique ou politique. Les sports de masse tels que le football ou le rugby s’apprêtaient à envahir le quotidien. Les grandes manifestations sportives, comme les Jeux Olympiques que vous vous allez vivre, commençaient à soulever l’enthousiasme des foules. Mais pour la génération qui suivait la mienne.

Comme une plume

Antoine Wendling, biographe rédacteur

Toujours l’incontournable et précieux site d’Archi-Wiki : https://www.archi-wiki.org
Et celui des Archives de l’Eurométropole : https://archives.strasbourg.eu/
Les archives de la ville de Sélestat : https://www.selestat.fr/les-atouts-de-selestat/archives-municipales.html
Patrick Hamm – Strasbourg 1878 à 1945 – Éditions du Signe
Pierre et Astrid Feder – C’était hier à Strasbourg – Éditions le Chardon
Pierre Perny – L’arrivée du sport en Alsace – Revue d’Alsace 140/2014 (http://journals.openedition.org/alsace/2140)

2 réponses à “Le sport pour un Strasbourgeois du 19e siècle”

  1. […] la construction des Bains municipaux à Strasbourg fut un réel progrès. Y compris pour l’univers naissant des sports que nous évoquions récemment […]

  2. […] Cette carte d’assez mauvaise qualité veut montrer le Kaiserpalast. Nous sommes en 1902. On voit les villas édifiées par les Ritleng au Zimmerhof. Mais le siège de la corporation étudiante Corps Palatia, juste à côté, n’est pas encore construit. Par contre, en deçà de la toute nouvelle passerelle des Faux-Remparts, à gauche du bâtiment des classes, on aperçoit la façade sur l’Ill du gymnase, la Turnhalle dont nous avons récemment décrit l’importance dans le nouvel esprit sportif. […]

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *