Nous l’aimons, notre place Kléber, n’est-ce pas ? Carrefour, cœur battant, scène, place d’armes… Elle a été le théâtre de tant d’évènements de l’histoire de Strasbourg. Seulement, elle n’a aucune unité ! Et s’il y a bien un de ses côtés qui, de vos jours, ne ressemble plus du tout à ce que j’ai connu, c’est celui de la Maison Rouge. Et pourtant, cette façade ouest de la place n’a cessé de changer tout au long de ma vie. Tentons ensemble un petit retour en arrière.
Pour celles et ceux qui ne me connaissent pas encore,
je suis Antoine Wendling, architecte strasbourgeois né en 1828.
Je raconte dans ces pages quelques souvenirs de ma vie professionnelle ou familiale dans la capitale alsacienne que j’ai tant aimée.
En suivant ces liens, vous pouvez mieux nous connaître, moi et ma petite famille.
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La faute à Blondel
On n’y fait pas forcément attention, mais la place Kléber est plus étroite à l’est qu’à l’ouest. Lorsque la Ville lui confie un « plan d’embellissement », en 1765, l’architecte Jacques-François Blondel projette d’accentuer cette forme de fer à cheval en creusant le côté ouest (en haut sur le plan ci-contre).
Le but final : une grande place d’Armes homogène et monumentale, à l’image de la place Stanislas à Nancy, par exemple.
Dans la veine de l’Aubette dont il débute la construction, Blondel envisage cet édifice au fond de la place. Et puis, patatras, faute de moyen, seule l’Aubette sort effectivement de terre. Il reste un autre vestige de ce plan d’urbanisme : l’avancée dans l’angle nord-ouest, qui doit répondre au saillant compris entre la Grande et la Petite rue de de la Grange. Ceci dit, les dessins de Blondel restent une pure merveille !
Le débouché de l’Homme de Fer
Vous auriez du mal à vous figurer le débouché sur la place Kléber depuis la place de l’Homme de Fer à mon époque ! Cette dernière a tellement changé depuis… et pas seulement en bien ! Nous en reparlerons bientôt. Bref, c’était bien plus étroit et resserré. Le but était alors de créer un effet de surprise en arrivant sur la place. Pas de favoriser la circulation…
Vous reconnaissez sans doute l’oriel de la maison d’angle à gauche, même s’il a profondément modifié depuis. Comme tout l’immeuble d’ailleurs. C’est la maison Aufschlager, votre hôtel “Le Kléber”. Mais l’angle de droite a, lui, complètement disparu.
Comparaison entre le “Cadastre napoléonien” de 1840 et une vue aérienne actuelle.
Remarquez les modifications de la place de l’Homme de Fer, le débouché de la rue du Fossé des Tanneurs, la Grande rue de la Grange, transformée par la Grande Percée, qui avance profondément sur la place.
Le fond de notre place Kléber présente donc un petit enfoncement, bien loin de ce que prévoyait Blondel néanmoins. Mais c’est là que vient se nicher notre Maison Rouge.
La préhistoire de la Maison Rouge
Quand je dis préhistoire, cela veut dire avant moi. Donc, partons de cette gravure de 1790. Peu avant la fin du XVIIe siècle déjà, la petite maison sombre, vers le centre, ancien numéro 24, devient l’hôtellerie de la Maison Rouge. À l’époque, elle n’a que deux étages et se trouve rapidement à l’étroit, semble-t-il, puisqu’elle annexe le 24bis, plus étroit mais plus haut, à droite. Il paraît que Bonaparte y a déjeuné en décembre 1797, acclamé à sa sortie par une foule immense, au cri de « Vive Buonaparte, le pacificateur ! »
Les anciens numéros 25 et le 26 sont à leur tour absorbés dans le complexe hôtelier qui s’étend et les façades sont harmonisées en 1798.
En 1839, Victor Hugo honore lui aussi l’établissement de sa clientèle.
Vers 1850, c’est au tour du numéro 23, à gauche, de rejoindre l’affaire. Juste avant la petite rue de la Grange, cette maison était la seule à tourner son pignon vers la place. Plus pour longtemps puisque l’immeuble va être remanié pour s’intégrer à l’ensemble.
L’hôtel de la Maison Rouge en 1860
En voici donc le résultat. Je crois qu’il s’agit d’une des premières photographies de la place Kléber, si ce n’est la première. On la doit à Charles Winter en 1860. À droite de l’hôtel, deux étroites maisons d’artisans précèdent le petit hôtel « À la Ville de Mulhouse », qui survit à son puissant voisin. En 1863, Hippolyte Taine dit que la Maison Rouge « ressemble, du dehors, à une auberge… »
Les curieuses voisines de la Maison Rouge
J’aime bien cette aquarelle de Schweitzer. D’abord parce qu’elle me rappelle les grandes parades de la place d’Armes. La vocation de l’Aubette était militaire, ne l’oublions pas. On y proclamait l’ordre du jour à l’aube. Mais aussi, elle me rappelle des petits détails intéressants.
La petite maison jaune, après l’hôtel « À la Ville de Mulhouse », était également un restaurant. Et ensuite, un grand immeuble se démarque. Sa toiture à la Mansart, mais surtout le fait qu’il dépasse largement l’alignement des autres maisons, témoignent de l’héritage du plan Blondel. C’est l’orfèvre Fibich qui l’a fait construire en 1779, d’après des dessins de Boudhors. Comme on le voit sur l’aquarelle de Schweitzer, le décrochement avec les autres maisons donne une façade aveugle particulièrement laide.
La même cause avait produit les mêmes effets au coin opposé de la place, au numéro 29 de la rue des Grandes Arcades. Dans les années 1820, ce numéro 31 (devenu par la suite numéro 27) sera la propriété de la famille Schwartz dont les générations se succéderont, successivement quincaillier, raffineur d’or, joaillier puis banquier !
A l’Ours Blanc
et au Paysan Bleu
Toujours sur l’aquarelle de Schweitzer, on devine, à droite de la banque Schwartz, une petite ruelle. Elle a disparu de vos jours, mais constituait un débouché du Coin brûlé sur la place Kléber.
Au-delà se trouvaient deux maisons reconnaissables à leurs pignons crénelés. La première, à l’ancien numéro 32, abritait l’« Ours Blanc » depuis 1724. Quant à la seconde, elle porte depuis 1630 l’enseigne du « Paysan Bleu ». On en aperçoit le pignon sur l’aquarelle de la place de l’Homme de Fer, plus haut.
Nos chers Prussiens ont envahi notre belle place d’Armes. A droite de la photo, vous apercevez encore les gravats de l’Aubette incendiée dans la nuit 23 août 1870. Nous habitions alors tout près, au 25 du Fossé des Tanneurs.
On le voit, l’Ours Blanc a été reconstruit juste avant 1870. Mais la belle maison du Paysan Bleu, avec son encorbellement caractéristique, est toujours debout. Plus pour longtemps, mais nous en reparlerons en évoquant la place de l’Homme de Fer.
La maison Grombach
En 1886, monsieur Grombach, propriétaire des deux étroites maisons d’artisans situées entre la Maison Rouge et l’hôtel « À la Ville de Mulhouse », les fait raser. Il demande à l’architecte Wagner de construire à la place un élégant immeuble classique, avec frontons triangulaires ou à arcs surbaissés. Il abritera successivement un magasin de prêt-à-porter, un vendeur de cigares et le Wiener Café, à la fin de ma vie. Entre-temps, les architectes Brion et Haug avaient modifié la façade, sans en altérer le style, pour qu’elle s’aligne avec le nouvel hôtel de la Maison Rouge.
Le nouvel hôtel
Maison Rouge
Un certain Goebel fait l’acquisition du vénérable établissement en 1879. Il dépose en 1892 un permis de construire pour le moderniser, avec soixante et onze chambres. Mais, pour une raison que je n’ai jamais connue, la chose n’aboutira pas. Ce qui n’empêcha pas le Generalmajor Knaack d’y prendre ses quartiers !
Tandis que je me faisais vieux, en 1898, un incendie détruisit la toiture de l’hôtel, alors aux mains d’un certain Walter, propriétaire munichois. Une bonne raison de le reconstruire de fond en comble ! Brion et Haug sont les architectes de la reconstruction. Nous avons déjà souvent parlé de l’association de ces deux confrères. Quelques exemples :
Alors, en juin 1900, tandis que nous célébrions le centenaire de la mort de notre grand Kléber, au retour de l’Exposition Universelle de Paris, je regardais ces immenses échafaudages… Je me doutais un peu du style général, à l’aune de la monumentale Strassburger Bank. Et je voyais bien la hauteur envisagée, largement au-dessus de la maison Grombach… Mais j’étais encore loin du compte !
La Maison Rougissime !
Pour être honnête (et un peu méchant), j’ai appelé le nouvel hôtel de la Maison Rouge le Schneebredle, la meringue… Walter ayant fait faillite, l’affaire changea de main et fut reprise par les hôteliers munichois Wissmayer et Ruppel, futurs exploitants du Sängerhaus, votre Palais des Fêtes.
Bien sûr, il fallait marquer le coup, prendre sa place dans un paysage hôtelier en pleine expansion. Pensez à tous les grands hôtels de la place de la Gare que nous avons évoqués ensemble : le Terminus, l’hôtel des Vosges, le National…
Le vieux ronchon que je devenais — je venais de perdre ma chère Adélaïde — avait conscience de sa mauvaise foi. Le nouveau bâtiment ne manquait pas d’une certaine allure, ne serait-ce que par sa monumentalité. Mais il me semblait trop démonstratif, surchargé, trop éclectique !
On parlait de style « Beaux-Arts », en référence à l’école parisienne dont les codes architecturaux postérieurs au style Napoléon III prônaient justement l’éclectisme et le mélange monumental de références à divers « néo ». On avait là les antiques pilastres colossaux pour encadrer les ressauts. La référence au classicisme surmontait ces
derniers de toitures à la Mansart, mais dont les brisis paraissaient disgracieusement hauts. Ils se terminaient quasiment en pagodes. La Renaissance germanique n’était pas en reste, avec le grand oriel d’angle dont le dernier étage, hypertrophié, se coiffait d’un curieux pavillon caréné. Mais le baroque dominait quand même, dans les consoles des immenses balcons comme dans les encadrements de fenêtres, surtout les lucarnes ornées de volutes brisées.
L’immeuble Grombach, à droite, paraissait subitement d’une sagesse toute classique. Quant au pauvre hôtel « À la Ville de Mulhouse », sa façade chétive et nue exprimait un fossé de standing impossible à combler. Le « Rotes Haus Palast » écrasait les alentours de son imposante masse.
Le luxe de la Maison Rouge
Ici, il s’agit d’atteindre le comble du luxe de la fin de ma vie. Les classes moyennes de la bourgeoisie — donc nous — ayant accaparé l’élégant style classique, l’ostentation permet de s’en démarquer et de s’assurer la clientèle des plus riches.
L’immense salle des fêtes, le long de la rue du Coin Brûlé, comporte une tribune pour l’orchestre. Elle se distingue du Wein-Restaurant, situé vers l’avant, entre la salle de billard et le Bier-Restaurant. L’inévitable « jardin d’hiver » se couvre de la traditionnelle verrière. Les structures en béton armé permettent d’impressionnantes portées.
Célébrités et têtes couronnées se succèderont dans ces murs où tout se veut luxe, calme (pas toujours) et volupté (toujours). Les styles intérieurs sont aussi éclectiques que la façade. Si la salle des fêtes frise le rococo, l’art nouveau apparait dans certains salons. La lumière est partout.
La fête aussi, déjà bien présente à la fin de ma vie et qui, paraît-il, fut encore plus débridée après la Grande Guerre. Les frivolités parisiennes chercheront alors à étourdir une clientèle avide d’oublier les horreurs de la Grande Guerre et de s’aveugler face aux périls naissants.
Au-dessus d’un rez-de-chaussée de près de cinq mètres de plafond, les cent-trente chambres se répartissent sur quatre étages. On est fier, en 1909, d’équiper chacun d’entre eux d’une salle de bain, aménagée par Voltz & Wittmer, mes voisins du quai Kellermann. Un palace avec une salle de bain par étage… vos standards ont changé, non ?
L’intégration de la Maison Rouge
Il était inévitable, et même souhaitable, que Strasbourg se dote d’un palace à la mesure du Ritz ou du Negresco. Question de prestige, sans doute. Mais l’intégration de la nouvelle Maison Rouge à son environnement posait tout de même un problème !
Même de loin, et malgré les nombreux arbres de la place Kléber de l’époque jouant leur rôle dissipateur, l’écrasement qu’elle provoquait sur les alentours atteignait jusqu’à l’Aubette.
Au débouché
de la Grange
Encore faut-il avoir en tête qu’à gauche du nouveau palace, la petite rue de la Grange avançait d’une bonne trentaine de mètres, laissant paraitre sur la place les façades vétustes de deux maisons étranges.
Celle de gauche, à l’angle de la Grande rue de la Grange, avait longtemps abrité un cabaret. En 1885, on lui fit subir les derniers outrages en la surmontant d’une structure informe. Je me suis toujours demandé comment la tatillonne Police du bâtiment avait pu laisser se produire un tel massacre. Sa voisine, dévolue à des facteurs d’instruments de musique, fut elle aussi reconstruite la même année. Elle essaya — vainement — de se donner un air plus noble, sans doute, de gagner un étage, surtout, mais devint complètement étrangère à son environnement. Tout cela présentait, décidément, une incroyable confusion.
La Grande Percée
D’autant que ces modifications ne durèrent qu’un petit quart de siècle… La fameuse Grande Percée eut raison de ce vénérable bric-à-brac, de même qu’elle avait amputé “ma” belle église Saint-Pierre-le-Vieux à l’autre extrémité. Mais c’est mon fils Auguste qui vous parlera de cette immense opération plus tard. Moi j’étais trop vieux pour suivre. Par contre, j’ai aimé les projets soumis au concours pour le débouché place Kléber. Il était intéressant de voir ce qu’ils faisaient de notre Maison Rouge notamment ! On les retrouvait publiés dans le Bauzeitung für Württemberg, Baden, Hessen, Elsaß-Lothringen de 1911.
Vous avez remarqué comme beaucoup d’entre eux tentent de reprendre la forme du fer à cheval de Blondel ? Toujours ce décrochage, ce retrait de la Maison Rouge. Et toujours la volonté — vaine sans doute — de donner une unité à cette place si disparate…
La maison Weiler
Toujours est-il que le projet Beblo reçut le premier prix (quelle surprise !). Mais la parcelle aux coins entre la nouvelle rue, la place Kléber et la petite rue de la Grange échut au négociant Conrad Weiler. Il y fit construire le seul immeuble encore debout de vos jours sur ce côté de la place et que je n’ai même pas vu totalement terminé.
L’immeuble sortit de terre en même temps que le Kaufhaus Modern, vos Galeries Lafayette, de Berninger et Kraft, et le vis-à-vis au 9 place Kléber, de Paul Horn. C’est tout le débouché des nouvelles voies sur la place Kléber qui est ainsi transformé et monumentalisé. Deux contraintes majeures s’imposent aux architectes : l’usage du grès rose et les arcades, le tout devant rappeler l’Aubette de Blondel.
Mais ici, l’architecte Louis Grünewald s’affranchit des arcades. Hélas peut-être. L’ensemble massif, mêlant commerces et habitations, est à l’opposé de la Maison Rouge dans sa sobriété, sa sévérité presque. Il n’y a dans cette constatation rien d’anecdotique. L’éclectique Maison Rouge, complètement en retrait, présentait de moins en moins d’arguments pour sa pérennité…
La dent creuse de la Maison Rouge
En fait, cette “pauvre” Maison Rouge a fourni bien malgré elle tous les bâtons pour se faire battre. Style ostentatoire, retrait trop prononcé par rapport à toutes les modifications d’alignement, hauteur excessive pour ses voisines de droite… Alors on a cherché, après ma mort, à corriger ces différences.
Projets de David Falk en 1926 pour remplacer les numéros 25-26 place Kléber, puis de Deuchler en 1933, puis…
Rien n’y a fait. Tous les prétextes ont été bons pour un massacre en règle. D’où je suis, inutile d’en rajouter à une polémique déjà ancienne. L’architecte de la nouvelle Maison Rouge a sans doute cherché à recréer les toitures pentues et les multiples décrochements des étroites maisons d’origine. Mais, décidément, ce front ouest de la place Kléber n’est pas le plus heureux…
Un cadeau de Noël pour vos grands-parents ou pour vos parents, qui serait aussi un inestimable cadeau pour vous ?
Références pour la Maison Rouge à Strasbourg :
Toujours l’incontournable et précieux https://www.archi-wiki.org
Et celui des Archives de la Ville et de l’Eurométropole de Strasbourg : https://archives.strasbourg.eu/
Christian Lamboley : La Maison Rouge et l’Homme de Fer – Contades
Georges Foessel : Strasbourg, panorama monumental – Contades
Roger Forst : Il était une fois Strasbourg – Coprur
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