Papa vous a récemment raconté sa place Broglie, depuis le Théâtre, entouré de l’Arsenal et des Greniers d’abondance, jusqu’au Crédit foncier d’Alsace-Lorraine. Soit tout le côté Sud, en passant par l’hôtel du gouverneur militaire, l’Hôtel de Ville, l’ancien café Bauzin et les souvenirs de l’hôtel de Turckheim. Il me demande à présent de vous parler du côté Nord. J’essaierai d’être moins bavard que lui. Et je laisserai ma petite-nièce Nicole évoquer quelques souvenirs forts de notre cher Broglie.

Je suis Auguste Wendling, fils d’Antoine et Adélaïde, né en 1863, alors que mes parents habitaient encore place Gutenberg.
Architecte, comme papa, j’en reprends peu à peu le cabinet. La ville de Strasbourg me missionne régulièrement pour des expertises.
Comme papa, comme tous les Strasbourgeois, je suis très attaché à cette place Broglie. Mon intérêt est architectural, bien sûr, mais aussi historique, tant cette place a été témoin des heurs et malheurs de notre histoire.
L’immeuble Rhin et Moselle
Les 22 et 23 place Broglie avant 1863, remplacés en 1873 par l’immeuble de Roederer
Est-ce ici qu’est née ma vocation d’architecte ? C’est en tout cas le premier gros chantier sur lequel papa m’emmena. Et cela m’impressionna grandement ! Du haut de mes 10 ans, j’avais déjà vécu les heures terribles des bombardements de Strasbourg. Voir tant de ruines dans sa ville, quand on est enfant…
La belle maison de gauche sur la photo ci-dessus, je ne l’ai même pas connue ! Elle avait été démolie en 1861 au profit d’un nouvel immeuble construit en 1864… pour 6 ans ! On en aperçoit les restes calcinés tout à droite de la photo ci-contre.
L’immeuble de droite, le numéro 23, avait été construit en 1771 pour un certain Knoerr, avec une belle et haute toiture à la Mansart. Après les dommages causés par les bombardements, on décida de raser ses ruines.
En tout cas, voir la ville se remettre debout était rassurant. Le rentier Benjamin Lévy et son gendre Jules Bernheim font l’acquisition de la parcelle sinistrée et commandent à Edouard Roederer un bel immeuble de rapport qu’ils revendront en 1883 à la compagnie d’assurance Rhin et Moselle.
Et moi je découvrais l’architecture dite parisienne, à cet endroit comme en face. Deux chantiers Roederer qui me paraissaient démesurés. Et tout cela à partir des dessins d’un architecte… Magique !



La maison Flach

Vue de puis la rue de la Mésange, la maison apparaît à gauche
Passons de l’autre côté, sur le Nord de la place Broglie. Au coin de la rue de la Nuée Bleue, comme on le voit sur la gravure de 1870, s’élevait une jolie maison XVIIIe, à laquelle on avait rajouté un attique peu avant ma naissance. De prestigieux occupants l’habitèrent, dont le général d’Empire François-Joseph Fririon.
Un coiffeur, Eugène Flach, en louait le rez-de-chaussée. C’était notre coiffeur ! Il avait tant de succès qu’il put se rendre acquéreur de l’immeuble entier en 1893.
En janvier 1900, Flach demande l’autorisation de démolition de l’immeuble et confie aux architectes Berninger et Kraft, dont papa vous a déjà souvent parlé (magasins Knopf, Manrique, Le Louvre, villas Boehm ou Schutzenberger, villas Madelung et Knopf…), la construction d’une nouvelle bâtisse.
Art Nouveau place Broglie !


Alors là, quelle audace ! Tandis que la place était bordée aussi bien de maisons alsaciennes anciennes, d’hôtels de prestige du XVIIIe, de grands immeubles plus ou moins haussmanniens, Berninger et Kraft cassent les codes pour proposer une des compositions les plus abouties de l’Art Nouveau à Strasbourg ! Souvent, on le distillait par petites touches, on l’insérait dans d’autres styles néo-quelque chose. Mais là, tout est cohérent.
Il y a d’abord cet hybride entre tourelle, oriel et balcon, avec son bulbe en coup de fouet. Non seulement c’est un signal géant, visible de partout, mais en plus il rend hommage et dialogue aussi bien avec les anciens oriels d’angle de la ville qu’avec les grandes rotondes des immeubles de Salomon et Roederer situés en face.
Et que dire de ces ferronneries évoquant des plumes de paon… Tout un programme animal et végétal s’épanouit à l’entrée de la place.
Hélas, les transformations autorisées en 1938 dénatureront quelque peu l’immeuble et sa cohérence décorative. Je ne suis pas sûr que vous l’admiriez, de vos jours, à la mesure de la valeur artistique qu’elle eut naguère…
Le 2 place Broglie
Entre la démonstrative maison Flach et l’actuelle Banque de France, très statutaire, se blottit une petite maison remarquable. Elle ne reçoit sûrement pas toute l’attention qu’elle mérite pourtant. Regardez-la attentivement, en passant.

Au-dessus de l’arcade du milieu, l’oriel repose sur une voûte à ogives curvilignes. On peut y lire la date 1579. Alors certes, cette belle maison Renaissance a été quelque peu remaniée. Mais ce sont surtout les accessoires (stores, enseignes…) qui ont longtemps empêché d’en saisir la beauté.
Et puis il faut avoir la chance de pouvoir y pénétrer pour tomber sur un superbe escalier à vis, à noyau creux, somptueusement sculpté. C’est une des merveilles cachées de la ville.
Après la Grande Guerre, le traiteur qui s’y installa appela l’édifice « Maison de la Marseillaise », un peu abusivement comme nous le verrons bientôt.
La Banque de France de la place Broglie

Lorsque vous passez devant ce noble bâtiment de grès rose, il y a fort à parier que vous l’assimilez à l’époque de la construction de l’Hôtel de Ville en face, ou à celle du palais du Gouverneur militaire. Que nenni !

Au premier plan, on peut voir les ruines de la maison Scheidecker
Comme le montre cette photo prise après les bombardements de 1870, six maisons se dressaient sur cet emplacement, dont l’ancienne Banque de France. Et certaines d’entre elles étaient chargées d’histoire.

détruits pour construire la nouvelle Banque de France
Pour que les choses soient plus claires, les voici numérotées sur une carte ancienne.
Le n° 3 était peu remarquable, sinon que, dix ans avant ma naissance, y naquit Charles de Foucauld. En même temps (ou presque) qu’y mourrait Schulmeister, l’espion de Napoléon, dont le gendre dirigeait alors la Banque de France.
La maison du maire De Dietrich

Avec toutes les modifications apportées par les balcons et devantures, on peine à reconnaître le n° 4, tant il a été remanié depuis sa construction vers 1750. Pourtant, les pignons et cheminées l’attestent, autant qu’ils permettent d’y déceler une origine médiévale.
C’est ici, en tout cas, qu’habitait Philippe-Frédéric de Dietrich, premier maire de Strasbourg. Et l’on dit que, dans son salon, le jeune Rouget de Lisle chanta pour la première fois le Chant de guerre pour l’Armée du Rhin, future Marseillaise, en avril 1792.
La première Banque de France
Primitivement se trouvait au n° 5 une jolie maison construite en 1779 par les barons Wangen de Geroldseck. Elle fut ensuite acquise en 1819 par Jean-Georges Humann, riche négociant devenu ministre des Finances de Louis-Philippe de 1832 à 1836.
En 1855, on construisit à sa place le premier bâtiment de la Banque de France. Il avait été conçu par Jean-André Weyer, qui construisait en même temps l’Hôtel « À la Ville de Paris » dans la rue de la Mésange voisine, ou encore la Manufacture des Tabacs à la Krutenau. Mais on bâtit finalement un étage de moins que prévu. Ce qui donna un joli petit pavillon, mais curieusement bas.
Après moins de 70 ans de service, on décide de construire plus grand. L’industriel tanneur Gustave-François Herrenschmidt se porte heureusement acquéreur de la jolie façade qu’il fait plaquer sur sa propriété du Wacken.
Parallèlement, la Banque de France, déjà propriétaire des numéros 3, 4 et 5, fait l’acquisition des 6, 7 et 8 en vue de les détruire.
La nouvelle Banque de France
C’est le prolifique Eugène Haug — nous avions le même âge — qui est en charge du projet. Il avait fréquemment collaboré avec Albert Brion, mais ici la Banque de France délègue un de ses architectes pour l’épauler, un certain Alphonse Defrasse. Deux projets sont proposés.


On retiendra finalement le second. Les travaux commencent en 1925 pour s’achever en 1927, année de naissance de ma chère petite-nièce Nicole qui vous parlera tout à l’heure.
La destination de l’édifice n’incite pas à la gaudriole architecturale. Nous avons là une bonne imitation du style XVIIIe, apte à se fondre avec fluidité dans son environnement.
La maison Pfannkuchen
À une époque, les ruelles perpendiculaires à la place Broglie, entre la Banque de France et la rue de la Fonderie, avaient très mauvaise réputation. Les impasses de Bischheim et de l’Écrevisse, la rue de Schiltigheim abritaient des professions peu valorisantes, telles que les éboueurs, vidangeurs, équarrisseurs et autres bourreaux. Mais de belles maisons donnant sur la place furent reconstruites au XVIIIe.
J’avais une tendresse particulière pour le n° 12, la maison Mogg, avec son décor rococo et ses têtes surmontant les linteaux de portes, qui me faisaient penser à des Alsaciennes.

Mais le décor de la maison Pfannkuchen, au coin de la rue de la Fonderie, retenait vraiment l’attention ! Vous vous rendez compte qu’on y trouve une boulangerie depuis 1634 ? Votre époque, en retrouvant les colombages, a perdu ces ornements sans doute tardifs. On y lisait : « Gott hält in Gnaden treue Wacht in diesem Haus bei Tag und Nacht » et « Weiss und Roggenbrodbäckerei »
« W. Pfannkuchen ». Amusant, pour un maître-boulanger, de s’appeler Pfannkuchen, non ?
Il s’agissait en fait d’un point de vente du boulanger industriel Guillaume Pfannkuchen, dont l’immeuble et les ateliers se trouvaient au coin de l’Avenue des Vosges et de la rue Sellénick, juste en face du nouveau Palais des Fêtes.
La place Broglie militaire
Avec l’Arsenal, puis la Fonderie et l’École d’Artillerie, devenues ensuite Mess des Officiers et chapelle de garnison, et bien sûr l’hôtel du gouverneur militaire, la place Broglie a toujours eu une forte connotation militaire. Et cette vaste esplanade rectiligne se prête assez bien aux défilés.
En 1918, à l’entrée des troupes françaises dans Strasbourg, j’avais 55 ans… dont 47 à être Allemand. J’avais beau être issu d’une famille francophile, être parfaitement bilingue et heureux de la fin de cette horrible guerre, les choses n’étaient pas simples pour autant. Mais c’est un autre sujet.

La place Broglie de la 2e Guerre Mondiale

Je suis Nicole, la petite nièce de l’auguste oncle Auguste, comme nous avions l’habitude d’appeler le cher homme. Je suis née en 1927.
À la Libération, le 23 novembre 1944, j’ai couru au-devant des chars de Leclerc, Faubourg de Pierre, malgré les inquiétudes de maman… un des souvenirs les plus merveilleux de ma vie !
Avant cela, et après aussi d’ailleurs, j’en ai vu passer des militaires sur cette belle place Broglie… Hélas, pas uniquement des militaires que j’appréciais. Avant la guerre, il y avait d’incessantes démonstrations de cette garnison qui finalement nous abandonna à l’occupation nazie. Mais après la Libération, quelle fête !
L’avant-guerre
Je venais de perdre mon père. Ma famille était secouée par des deuils à répétition. Et on parlait de plus en plus d’un retour de la guerre. Il y avait tant de tristesse pour une fille de 11 ans…
Alors les défilés de la place Broglie représentaient pour moi une espèce de rempart. Tous ces vaillants soldats empêcheraient forcément le malheur de se rajouter à mes malheurs…
Adolf-Hitler Platz
Las… Quelques mois plus tard, le nom honni défigurait notre belle place. Des intrus la peuplaient. Et on m’obligeait à parler allemand, alors que je n’en savais pas un traître mot, ou presque.
Le cher oncle Auguste nous quitta en janvier 1943 et n’eut pas le bonheur de voir sa ville libérée du joug nazi. Heureusement qu’il était trop âgé pour sortir de chez lui. Beaucoup de ces images lui auront été épargnées.

Leclerc et la Libération
Le 23 novembre, les Sherman de la 2e D.B. déboulaient depuis le faubourg de Pierre vers la place Broglie et la place de la République. À la suite de la libération de la ville, on vit surtout Leclerc place Kléber.
Mais il fut acclamé deux ans après au balcon de l’Hôtel de Ville, pour le deuxième anniversaire de la Libération, le 23 novembre 1946. Comment aurions-nous pu imaginer qu’il disparaîtrait tragiquement un an presque jour pour jour plus tard ?
De Gaulle

Le 10 février 1945, alors qu’enfin Colmar est libérée, De Gaulle est à Strasbourg. Il a tout fait pour que Strasbourg ne retombe pas aux mains des Allemands, revenus jusqu’à Haguenau début 1945. Comme nous étions fières de l’applaudir depuis le perron de l’Hôtel de Ville !
Au balcon, il a ensuite évoqué les souffrances de l’Alsace et exalté sa fidélité à la patrie française.
De Lattre de Tassigny
Le 16 avril 1945, c’est au tour du général de Lattre de Tassigny de faire son entrée solennelle dans la ville, complétant ainsi ma trinité de l’époque !
Il avait fière allure, le roi Jean, à la tête de sa 1ère Armée. Quelque temps plus tard, je le côtoierai à nouveau sur les rives du lac de Constance…
Tels sont les souvenirs de mes 18 ans place Broglie. On peut comprendre qu’ils soient inoubliables, non ? Bien sûr, ma formation d’historienne m’apprendra ensuite à nuancer mes jugements sur mes héros d’alors. Mais nous leur devions, de toute façon, une bonne part de notre liberté retrouvée.

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Comme une plume
Antoine Wendling, biographe rédacteur
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Frédéric Piton : Strasbourg illustré, 1855
Strasbourg, panorama monumental – G. Foessel, J.-P. Klein, J.-D. Ludmann et J.-L. Faure – Mémoire d’Alsace
Strasbourg 1878 à 1945 – Patrick Hamm – Editions du Signe
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Toujours l’incontournable et précieux https://www.archi-wiki.org d’où viennent certaines illustrations
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