La rue du Parchemin à Strasbourg

On dit souvent que les plus courtes sont les meilleures. Mais ce n’est pas pour cette raison que j’ai envie de vous parler, cette semaine, de la rue du Parchemin à Strasbourg. Elle est effectivement l’une des plus courtes de la ville, même si la rue des Récollets qui la prolonge est encore plus brève. Mais sa grande originalité réside dans l’âge des bâtiments qui la bordent. Rareté dans la vieille ville, presque tous sont postérieurs à 1900.

Antoine Wendling
Antoine Wendling, vers 1905

Pour celles et ceux qui ne me connaissent pas encore,
je suis Antoine Wendling, architecte strasbourgeois né en 1828.
Je raconte dans ces pages quelques souvenirs de ma vie professionnelle ou familiale dans la capitale alsacienne que j’ai tant aimée.
En suivant ces liens, vous pouvez mieux nous connaître, moi et ma petite famille.

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La chicane du Parchemin

Quand vous traversez l’ellipse insulaire de la vieille ville de Strasbourg d’ouest en est, vous pouvez emprunter un axe vénérable, une des plus anciennes voies de la cité.

Au départ, c’est la Grand’Rue, la Strata superior des Romains, qui démarre à Saint-Pierre-le-Vieux et court, à mon époque, jusqu’à la place Gutenberg. Elle rentre ensuite dans l’ancien castrum par la Via praetoria, c’est à dire la rue des Hallebardes et son prolongement, la rue des Juifs.

Et puis, patatras, cette belle artère, suffisamment large pour son âge, vient buter à deux reprises et se rétrécir avant de déboucher sur le quai dont la réalisation, je vous le rappelle ne s’achève qu’en 1850.

Le premier coude se fait au niveau du grand porche d’entrée du palais épiscopal. La belle bâtisse du Katzenroller nous déporte alors sur la gauche et la rue suivante, la rue du Parchemin, est plus étroite. Pire encore, après cinquante mètres, on tombe nez à nez avec le couvent des Récollets. Il faut alors faire un zigzag à gauche puis à droite pour arriver au quai par la petite rue des Récollets, en longeant à droite l’église du même nom. Il faudra ensuite partir encore à gauche pour franchir l’eau et les remparts à la porte des Juifs, à côté du Zimmerhof.

L’ancienne rue des Récollets

Justement, repartons de la Porte des Juifs, si vous le voulez bien, à la découverte d’aspects de Strasbourg que vous n’avez pas pu connaître.

Au-delà de la Préfecture encore intacte, vous apercevez un petit hôtel dont nous reparlerons. Ensuite s’élève l’imposante silhouette de l’église des Récollets et des bâtiments conventuels. La rue des Récollets, à peine visible, débouche entre le petit hôtel et l’église.

En regardant depuis le quai des Pêcheurs, le clocheton de l’église surplombe largement l’environnement, notamment le long bâtiment devant la gendarmerie. Ce dernier deviendra ensuite les Bains Kléber. De tout cela, il ne reste, de vos jours, qu’un morceau du couvent, le chevet de Saint-Étienne, bien sûr, et… la maison de l’éclusier !

Le couvent des Récollets

Au départ, il y avait là léglise paroissiale Saint-André, affectée un temps aux calvinistes. Le cardinal de Rohan la racheta et confia l’ensemble aux Récollets — une excroissance des Franciscains — qui élevèrent église et couvent entre 1746 et 1749. Tout juste quarante ans plus tard, la Révolution le désaffecte. On en fait ensuite un magasin d’habillement militaire, dont les Prussiens conservent l’usage jusqu’en 1900.

Certains disent que l’arcature du puits que l’on retrouve à l’école Saint-Thomas construite par Beblo en 1905 proviendrait des Récollets. Ce serait la niche située au-dessus de l’ancien porche de l’église. Comme cette dernière a été rasée en 1902, pourquoi pas ?

Strasbourg - Puits éccole Saint-Thomas
Puits dans la cour de l’école Saint-Thomas (Roland Burckel)

Les dégâts de 1870

Tout le secteur a été sévèrement endommagé par les bombardements allemands de 1870, nous en avons déjà parlé. Comme directeur de travaux pour la Ville, j’ai participé au chantier de reconstruction de la Préfecture, supervisé par Roederer sous la direction de Conrath.

L’opéra aussi a cruellement souffert, de même, on le voit que l’ancienne église des Récollets. On la rebâtit pourtant. De l’autre côté de la petite rue, on reconstruit également l’hôtel de Gallahan, qui venait tout juste d’être surélevé d’un étage…

L’hôtel de Gallahan, au 1, rue des Récollets

Ce bel hôtel avait été construit vers 1760 par le baron Louis Denis de Gallahan, conseiller intime et grand veneur du margrave de Bade.

On dit que Schulmeister, le célèbre espion de Napoléon, tint ici un débit de tabac lorsque, ruiné, il avait dû abandonner sa somptueuse propriété de la Canardière, à la Meinau.

Après la guerre, Emile Becker, des Ponts-et-Chaussées, reconstruisit l’immeuble, de même que le numéro 3 voisin, dont il avait aussi fait l’acquisition. De nombreux éléments anciens furent réutilisés.

Vers la fin de ma vie, il y avait là une boulangerie Seiter, avec une fort belle devanture. Mais il faut s’imaginer qu’avant 1904, la rue n’était pas plus large que l’actuel trottoir devant ces maisons !

Déboucher la rue du Parchemin

Au tournant du siècle, la Neustadt s’est déjà bien développée au-delà de l’Ill. Le Zimmerhof s’est transformé, avec la construction de la double-villa Mathis et de la villa Ritleng. Le colossal Hôtel de la Poste impériale a été achevé en 1899. Il était impossible de ne pas assurer la liaison entre la vieille et la nouvelle ville, au débouché de cet axe majeur.

On prit alors la décision de construire un nouveau pont et de dégager le trajet vers la rue des Juifs. En plus des considérations de circulation, il semblait fondamental aux autorités d’assurer une liaison visuelle entre les édifices de la vieille ville — la cathédrale, évidemment —, et ceux de la Neustadt, avec l’immense complexe postal. Alors il fallait tailler dans le vif. Et on ne prit pas trop de pincettes.

En 1902 et 1903, la Ville acheta toutes les propriétés frappées d’alignement. Tous les terrains qui n’étaient pas nécessaires à l’élargissement de la rue furent attribués à Albert Wieger et Georges Graff, architectes et entrepreneurs. À charge pour eux de construire ou de faire construire de nouveaux immeubles.

La destruction du Katzenroller

Évidemment, on ne toucha pas à l’évêché, ni à l’ancien Grenier à grains du Grand Chapitre. Il s’agit de ce vaste édifice qui donne à la fois sur la rue du Parchemin et la rue Brûlée. Il avait longtemps abrité les Archives départementales, avant qu’elles ne déménagent en 1896 rue Fischhart. Une conserverie en gros, Scholler & Mayer, prit leur place.

Conserverie Scholler & Mayer, 5 rue du Parchemin
En-tête de la conserverie Scholler & Mayer,
5 rue du Parchemin
Strasbourg - Katzenroller 2 rue du Parchemin
Le Katzenroller, au 2 rue du Parchemin – On distingue le porche du palais épiscopal à gauche (AVES)

La splendide maison alsacienne du 2, rue du Parchemin n’eut pas cette chance. Le maître tonnelier Kuen l’avait fait construire en 1598. On pouvait la comparer à la maison Kammerzell. Les autorités, conscientes du sacrilège et de l’émoi soulevé dans la population strasbourgeoise, firent mine d’en préserver le pignon dans la maison du directeur de la nouvelle Höhere Mädchenschule, le lycée des Pontonniers. Mais bon…

Le côté pair de la rue du Parchemin

Toutes les maisons situées du côté pair, du numéro 4 au numéro 10, subirent le même sort. Elles furent remplacées par des immeubles d’un style un peu lourd à mon goût, mais passe-partout, construits par Wieger et Graff.

Ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit ! Albert Wieger était un jeune et talentueux architecte. Il était né à mi-chemin entre notre Auguste et notre Marie, en 1867, au 3 quai Kellermann. Albert avait pris la suite de son père Émile, décédé en 1880, dans l’entreprise familiale située au 30 faubourg de Pierre. Il était secondé par Georges Graff, de vingt ans son aîné.

Et j’étais content qu’un tel marché échappe aux architectes prussiens ou sympathisants. Pourtant, le service d’architecture de la Ville était bien verrouillé par Ott et Beblo à cette époque. Mais il fallait que l’entrepreneur soit aussi investisseur. Ce que furent Wieger et sa mère, qui conservèrent la propriété des numéros 2 à 10, mais aussi 7 à 11 de l’autre côté, soit une grosse trentaine de locations, sans compter les commerces !

Albert Wieger
Albert Wieger

Les quadruplés de la rue du Parchemin

Strasbourg - Plan de masse rue du Parchemin
Plan de masse des nouveaux immeubles du côté pair de la rue du Parchemin – Wieger et Graff (AVES)

Ce sont donc quatre immeubles de rapport — les numéros 8 et 10 ne formant plus qu’un — que Wieger et Graff projettent de construire sur cette longue parcelle. L’alignement doit désormais s’infléchir nettement vers la rue des Pucelles. Les bâtiments auront trois ou quatre étages, sur un rez-de-chaussée commercial. Des plans à la réalisation, il y eut de nombreux changements. Mais le style général, commun aux quatre édifices, resta à peu près identique.

Les encadrements de fenêtres, en grès rose, sont massifs sur les quatre immeubles. Ces derniers partagent aussi des consoles de balcons identiques. Les numéros 2 et 8 ont le même balcon filant au dernier étage. La cassure dans l’alignement se fait après la première travée du numéro 6.

Les commerces trouvèrent rapidement preneurs. Il y avait un menuisier et déjà un boulanger au numéro 8, un coiffeur au 6, un bar au 4 et un tailleur au 2.

Avouons-le, le choc culturel entre la dernière maison de la rue des Juifs et le nouveau numéro 2 de la rue du Parchemin était violent ! A la mesure du mystère que sont pour moi la plupart des enseignes actuelles : smartphones, CBD, Big Fernand… Doux Jésus !

Je soupçonnais Wieger et Graff d’avoir imaginé un côté pair un peu passe-partout pour laisser la lumière au côté impair.

Le côté impair de la rue du Parchemin

La véritable articulation entre la Neustadt et la vieille ville se trouve ici, avec cet extraordinaire immeuble d’angle imaginé par Berninger et Krafft pour le compte de Wieger. Quelle résonance avec la flèche de la cathédrale, quelle finesse dans le dessin, quels soins apportés aux multiples détails…

On l’appela « immeuble Volkskunst », manière de signifier que la création artistique n’était pas réservée aux nouveaux quartiers huppés.

Traiter l’angle de la rue du Parchemin

De ce côté de la rue aussi, il s’agit de raboter l’angle trop aigu avec la rue Brûlée. On détruit donc les numéros 7, 9 et 11, ainsi que le 24 de la rue Brûlée. La rue du Parchemin s’en trouve considérablement redressée et élargie, dans un prolongement plus logique de la désormais large rue des Récollets.

Pourtant, l’immeuble de la veuve Carbiner, à l’angle, était très récent. Et le maitre menuisier Jacobi avait tout juste surélevé son 24 de la rue Brûlée.

Seulement, le nouvel immeuble d’angle sera pile dans l’axe du nouveau pont de la Poste. Et, nous l’avons déjà vu, le traitement des angles aiguise la créativité des architectes. Les Strasbourgeois les plus en vue, à ce moment-là sont indiscutablement Berninger et Krafft, explorateurs de l’Art Nouveau et bêtes noires de Beblo.

L’immeuble Volkskunst de Berninger et Krafft

Observez : au-rez-de-chaussée, comme au dernier étage, c’est un banal angle coupé. Mais aux trois étages intermédiaires, un léger avant-corps arrondi donne l’illusion d’une vraie rotonde, accentuée par l’arrondi des balcons. L’illusion est subtile ! Le clocheton à lanternon parachève le tout et confère à l’ensemble un élancement singulier. Il résonne, on l’a dit, avec la cathédrale au loin, de même que les pans de bois du dernier étage rappellent les nombreuses maisons à colombages de la rue des Juifs. L’oriel latéral, assez discret renforce la touche régionale. Mais la modernité s’invite néanmoins dans ce vénérable environnement. De façon sans doute plus convaincante qu’à la maison Flach, place Broglie, quelques années plus tôt, Berninger et Krafft intègrent des éléments Art Nouveau à une architecture traditionnelle. Et c’est bien plus difficile à faire qu’une villa Knopf par exemple.

L’immeuble Volkskunst, 11 rue du Parchemin (AW)
Strasbourg - 11 rue du Parchemin
Balcon et ferronneries (AW)

Tout l’immeuble est un jeu de courbes et de contre-courbes, végétales, zoomorphes ou purement architecturales, dialoguant avec les lignes droites des modénatures, briques rouges sur briques jaunes, carreaux de céramique bleu sombre. Chaque détail a sa valeur décorative, les fenêtres et leurs appuis, l’oculus d’imposte, jusqu’à la forme des lucarnes du lanternon, tout à fait originale pour l’époque.

Les 9 et 7 rue du Parchemin

Face aux immeubles un peu anonymes du côté pair, Berninger et Kraft prolongent le style du numéro 11 sur deux autre maisons, les numéros 9 et 7 de la rue du Parchemin, toujours propriété de Wieger.

Comme souvent, les élévations produites par ces deux architectes ne sont guère détaillées. Mais on y retrouve un certain nombre de codes régionalistes déclinés quelques années plus tôt à la villa Böhm, allée de la Robertsau. Par exemple le pignon en pan de bois du 7, couvert d’une toiture façon chalet. Ou encore les oriels déclinés à l’Allemande (couvert) ou à la Française (surmonté d’un balcon ouvert). Si le 7 emploie les mêmes couleurs de briques que le 11, le 9 en exploitait deux autres; qui permettaient de différencier les immeubles. Il faut hélas en parler au passé.

On avait là les traces de ce Heimatstil dont nous parlions encore il y a peu de temps à propos de l’école Saint-Thomas ou des Bains Municipaux. Mais il s’agissait de sa version francophile, que prônait le Cercle de Saint-Léonard, dont faisait partie Gustave Krafft, fameux peintre par ailleurs.

Bien sûr, on n’avait pas voulu raboter le coin saillant de l’ancien Grenier à grains du Grand Chapitre. De ce fait, le numéro 7 parait un peu coincé dans une encoignure. Et je préfère me taire quant à vos devantures actuelles…

À mon époque, un vendeur de cycles et de motocycles — engins du diable — s’installa ici. À côté, au numéro 9, une tradition séculaire s’interrompit. L’ancienne maison abritait une boulangerie depuis le XVe siècle ! Dans le nouvel immeuble, on trouva une fleuriste et un coiffeur. Et au 11 rue du Parchemin-24 rue Brûlée se trouvait une papeterie et surtout un installateur d’électricité qui, je crois, aura une belle longévité.

Strasbourg - 7 rue du Parchemin
Le numéro 7 rue du Parchemin (AW)

Un ensemble cohérent

Strasbourg 11 rue du Parchemin
Publicité pour l’électricien Ziss (Jean-Louis Georgel pour Archi-Wiki)

Vous le savez, j’étais un vieux classique, pas vraiment friand de nouveautés, souvent réticent face aux formes alanguies de cet Art Nouveau qui parait les nouveaux grands magasins (Knopf, Manrique…)

Mais je dois avouer que ce nouvel ensemble avait une certaine allure.

Par contre, quel dommage, pour ne pas dire plus, quelle inconséquence, de n’avoir pas reconstruit le numéro 9 à l’identique après le bombardement du 25 septembre 1944 ! Je me doute qu’il fallait faire vite, efficace, peu cher. Néanmoins, la chose en béton désormais intercalée brise complètement la cohérence et enlaidi cette courte rue du Parchemin qui n’en avait pas besoin…

La nouvelle rue du Parchemin

Par une large rue des Récollets, on entrait donc désormais dans une toute nouvelle rue du Parchemin. La plus étroite était maintenant la rue des Juifs. Avec un effet d’entonnoir, on était attiré par la flèche du numéro 11 vers celle de notre chère cathédrale.

L’opération de suture entre la Neustadt et la vieille ville semblait réussie. Le Katzenroller, même un peu transplanté aux Pontonniers, constituait une perte irremplaçable. Mais le reste des bâtiments détruits avait moins de valeur patrimoniale. L’église des Récollets, désaffectée depuis plus d’un siècle, ne sembla manquer à personne.

Aurait-il fallu rebaptiser la voie rue Wieger et Graff ? L’investissement était d’ampleur ! Toute une rue — si l’on excepte la conserverie du numéro 5 et l’évêché, quand même — appartenait aux entrepreneurs, chose rare. Ils laissent en tout cas à la vieille ville une de ses perspectives les plus emblématiques.

1840 2022

Comme une plume

Antoine Wendling, biographe rédacteur

Références pour la rue du Parchemin à Strasbourg :
Toujours l’incontournable et précieux https://www.archi-wiki.org
Et celui des Archives de la Ville et de l’Eurométropole de Strasbourg : https://archives.strasbourg.eu/
Adolphe Seyboth : Strasbourg historique et pittoresque
Foessel, Klein, Ludmann, Faure – Strasbourg, panorama monumental – Mémoire d’Alsace
Elisabeth Loeb-Darcagne – Sept siècles de façades à Strasbourg – I.D. l’Edition

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