J’imagine que, pour beaucoup d’entre vous, le Mont Sainte-Odile reste une sorte de repère, un point fixe vers lequel vous convergez régulièrement. Pour des motivations spirituelles ? Comme but ou point de départ de belles randonnées ? Ou juste pour admirer la plaine depuis ce beau belvédère ? Depuis des siècles, la sainte patronne de l’Alsace attire à elle des foules. À mon époque, et notamment depuis l’annexion allemande, c’était tout aussi vrai. Et pour toutes sortes de raisons. Grimpons là-haut.
Pour celles et ceux qui ne me connaissent pas encore,
je suis Antoine Wendling, architecte strasbourgeois né en 1828.
Je raconte dans ces pages quelques souvenirs de ma vie professionnelle ou familiale dans la capitale alsacienne que j’ai tant aimée.
En suivant ces liens, vous pouvez mieux nous connaître, moi et ma petite famille.
La montagne des Alsaciens
Il ne s’agit pas de faire un historique du lieu ni de la vie de Sainte Odile. De nombreux ouvrages et de grands spécialistes se sont penchés sur la question. J’ai juste envie de vous raconter ce qu’était cette chère montagne pour nous, pour la famille, pour les Alsaciens de mon époque, notamment pendant l’annexion.
Le lieu était connu, habité, célébré par bien des artistes depuis longtemps déjà. Mais son accessibilité et son développement comme lieu de pèlerinage, voilà qui était récent.
Après les vicissitudes de la Révolution, le site avait appartenu à des propriétaires privés. En 1853, l’évêque de Strasbourg, Mgr Raess, décida de le racheter et de lui rendre sa vocation spirituelle. Il en confia la mission à son vicaire général de choc, Nicolas Schir. C’était l’année de notre mariage. Notre premier pèlerinage là-haut, en 1860, nous permit de demander l’intercession de Sainte Odile pour que ma chère Adélaïde attende enfin un enfant.
C’était charmant, émouvant, encore très rustique. Mais Schir et son armée de franciscaines et de franciscains de Reinacker faisaient un extraordinaire travail pour relever le sanctuaire et y attirer de plus en plus de visiteurs, quelles que soient leurs motivations. À cet effet, le vicaire avait même édité un guide plus touristique que spirituel, dans lequel il vantait non seulement le lieu saint, mais aussi tout son environnement naturel.
Que l’on y vienne pour « le magnifique paysage, où chaque regard réveille un sentiment poétique, où chaque coup d’œil esquisse un tableau », ou bien pour découvrir ce mystérieux « Mur païen » qui posait alors tant de questions — et qui en pose encore —, ou simplement pour les « beautés de la Nature », Schir avait compris que l’aimantation du lieu laisserait « une profonde impression de votre âme »… Ensuite, l’Esprit souffle où il veut !
Gravir le Mont Sainte-Odile
Au départ, vous vous en doutez bien, les routes actuelles n’existaient pas. Le Mont Sainte-Odile se méritait. On y montait depuis Barr, depuis Saint-Nabor ou depuis Ottrott.
J’aimais bien la montée depuis Barr, en passant par les ruines de Truttenhausen et de Niedernunster. C’était sauvage et romantique. Mais l’ascension de pèlerinage se faisait davantage depuis Ottrott.
Petit à petit, le massif se couvrait de sentiers en tout sens, permettant d’accéder à tous les points de vue, rochers, panoramas, belvédères, ruines, cascades… Des associations d’excursionnistes tentaient d’organiser ce nouveau loisir qui permettait aux citadins de découvrir la forêt comme un lieu de loisirs.
En plus de l’hôtellerie qui se développait au Mont, de nombreuses maisons forestières émaillaient le parcours des randonneurs, botanistes et autres naturalistes. Le Hohwald, non loin, devenait une station d’altitude courue, lieu de villégiature de riches strasbourgeois. Sans en faire partie, nous viendrons plus tard y prendre les eaux au Grand Hôtel, Adélaïde et moi.
Et puis arriva le désastre de 1870, qui mit un terme provisoire à leurs efforts. Les nouvelles autorités allemandes s’emparent alors du projet et favorisent la création du Vogesen-Club, qui deviendra votre Club Vosgien. Fondé par un juge de Saverne, derrière lequel certains voient la main du Statthalter von Möller, le club s’inspire très largement de la Schwarzwaldverein fondée en 1864 et dont nous avons déjà parlé ensemble. Il s’agit avant tout de souligner la germanité du massif vosgien (de son versant oriental en tout cas), et d’y attirer de nombreux randonneurs.
Mais pas nous. le Club fédère essentiellement des fonctionnaires allemands, pratiquement que des hommes, dont le bon Hansi, toujours un peu dans l’excès, s’est aimablement moqué. Ensuite, on ne peut pas leur retirer le gros travail de création et de balisage de sentiers, de constructions de kiosques, de belvédères, de tables d’orientation… même si tout est exclusivement tourné vers l’Est…
Il est vrai que le côté Ordnung de l’ensemble a fait un peu perdre à la forêt son aspect sauvage et naturel.
Ce qui permit à Hansi d’illustrer les propos du Dr Ruland dans le « Strassburger Post » qui définissait les différents facteurs pouvant contribuer à la germanisation de l’Alsace et de la Lorraine : le Gendarme, le Club Vosgien et la Musique Allemande.
Sainte Odile de France
Avec l’ouverture des gares d’Obernai, puis d’Ottrott, en plus de celle de Barr, avec l’aménagement de la route vers le Mont, nous montions d’autant plus volontiers et d’autant plus régulièrement. Dans les années 1880-90, la montagne sacrée revêtait une dimension bien supérieure à celle de lieu d’excursion habituel des Strasbourgeois. Elle était devenue comme une enclave strictement alsacienne, où « eux », les Allemands, n’étaient pas là. Oh, Guillaume II y fit bien une visite… mais personne n’y prêta attention.
Sur la dimension religieuse se greffait une dimension nationale. Sainte Odile, fille d’un duc d’Alsace, devenait l’incarnation de l’Alsace et de la France. Oui, je sais, c’est paradoxal puisque son père était Franc, donc germain. Mais c’était notre Heimat là-haut, notre petite patrie.
Petit à petit, le lieu s’agrandissait. Des bâtiments sortirent de terre, en 1884, dans la cour des tilleuls, pour abriter les frères tertiaires, leurs ateliers et leurs hangars. Ils seront agrandis et unifiés en 1908 pour former le bâtiment Sainte-Eugénie. Au fond de la cour, il n’y avait encore que des installations agricoles. Le bâtiment Saint-Léon, à l’entrée, qui n’avait qu’un étage à l’origine, sera surélevé en 1899.
Les pèlerinages étaient nombreux. Bien sûr, on pouvait penser qu’il s’agissait là d’un bastion du puissant parti catholique opposé au pouvoir allemand. Mais on ne faisait pas de politique là-haut. On se retrouvait juste entre Alsaciens, même des protestants qui allaient « en pèlerinage vers l’Alsace éternelle » et pour lesquels le Mont semblait être un asile. (Redslob)
La chapelle des Larmes avait été relevée, les antiques parties romanes du couvent me fascinaient, notamment la chapelle de la Croix. Les messes se succédaient dans la basilique pourvue de son nouvel orgue de Stiehr.
Au pied du Mont Sainte-Odile
Et puis, l’âge venant, il fallut se résoudre à rester au pied du Mont, Adélaïde et moi. Les grandes excursions, nous les laissions aux jeunes et nous restions de longues heures en bas, dans les villages environnants, ou bien simplement à rêvasser, à l’ombre des sapins, croquant l’une ou l’autre aquarelle que j’avais enfin le temps de peindre…
Pendant que les enfants et petits-enfants folâtraient au Maennelstein et sur le Mur païen, nous parcourions Niedernai ou Obernai. Lors d’une affaire immobilière, j’avais fait la connaissance du maire de l’époque, Laurent Siebert, dont le fils Adrien avait repris la pharmacie. J’étais loin de me douter que son propre fils épouserait un jour Jeanne, ma chère petite-fille !
Le Mont Sainte-Odile français
Je suis Marie Muller, la fille d’Antoine. Je prends la suite de papa pour vous parler d’un Mont Sainte-Odile qu’il n’a pas pu connaître puisqu’il nous a quittés en 1914.
Après la guerre et le retour de l’Alsace à la France, il y eut les festivités de juillet 1920, au cours desquelles Mgr Ruch, le nouvel évêque de Strasbourg, célébra les 1200 ans de la mort de la sainte.
Il profita de l’occasion pour ordonner un vaste programme de nouvelles constructions, menées sous la responsabilité de Mgr Brunissen, le nouveau directeur du Mont.
La plus spectaculaire fut sans conteste la tourelle panoramique, construite juste après le clocher de la basilique, et surmontée de la monumentale statue de Sainte Odile bénissant l’Alsace retrouvée.
Papa aurait été passionné par les nouvelles constructions de Robert Danis, qui avait été architecte du Mont Saint-Michel. En plus du bâtiment d’honneur surplombant la grande terrasse, les installations agricoles avaient laissé la place à la salle des pèlerins et au bâtiment Herrade.
Le Mont Sainte-Odile des artistes
Naturellement, le Mont, sa spiritualité et sa dynamique, attirent les artistes, dont bon nombre issus du Cercle Saint Léonard qui se réunit primitivement à Saint-Léonard, non loin de Boersch.
Charles Bastian
Fameux céramiste, dessinateur et antiquaire, Charles Bastian a saisi, dans cette carte très teintée d’Art nouveau, tout l’intérêt d’Ottrott, de ses ruines et de son vin. Détail amusant, que je ne pouvais évidemment pas savoir, son petit-fils épousera plus tard la fille de Léon et Elisabeth Jung.
Paul Gélis
L’architecte parisien, nommé architecte en chef des monuments historiques dans l’Alsace française, avait imaginé cet « oratoire alsacien » pour l’Exposition Internationale des Arts Décoratifs de Paris en 1925, et fédéré autour de lui de nombreux artistes pour sa réalisation. Elle fut remontée à l’entrée Sud du Mont pour la Fête-Dieu de 1927. La jeune mariée, Elisabeth Jung, vint y déposer son bouquet de mariée.
Charles Spindler
Le célèbre peintre et marqueteur de Saint-Léonard est un habitué du Mont. Même s’il est un peu amer d’avoir vu son projet de clocher roman rejeté par Mgr Ruch, il peint de nombreuses scènes et, surtout, laisse à la basilique son merveilleux chemin de croix en marqueterie. Dans ses Mémoires, il raconte notamment les festivités énormes de 1920 et les milliers de pèlerins qui empruntent le sentier du même nom.
Léon Elchinger
Autre chemin de croix, mais beaucoup plus monumental, celui imaginé par Léon Elchinger, tout autour du Mont, en céramique. Nous avions déjà rencontré ce céramiste à Sainte-Madeleine, où il avait décoré l’un des portails.
Tous ces artistes, j’en suis sûre, seront suivis par bien d’autres, qui continueront à donner à notre montagne sacrée toute sa beauté et à en souligner l’extraordinaire pouvoir d’attraction. Comme le disait l’abbé Schir : « et vous direz, en vous éloignant, je veux y revenir encore ».
Comme une plume
Antoine Wendling, biographe rédacteur
Faites de votre vie,
de leur vie, un livre !
Album Mont Sainte-Odile – Cartes postales anciennes – Jean-Marie Le Minor et Alphonse Troestler – I.D. L’Edition
L’Alsace pittoresque – L’invention d’un paysage – Catalogue d’exposition – Unterlinden
Découvrir et comprendre le Mont Sainte-Odile – Jean-Marie Le Minor et Alphonse Troestler – I.D. L’Edition
Mont Sainte-Odile, 1300 ans d’inspiration – Saisons d’Alsace Novembre 2019
La vie quotidienne en Alsace entre France et Allemagne – Alfred Wahl et Jean-Claude Richez – Hachette
L’invention d’une frontière – Benoit Vaillot – CNRS Editions
Le site des Archives de l’Eurométropole : https://archives.strasbourg.eu/
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