Dès la définition de l’emplacement de la nouvelle Université, l’axe le plus fort, le plus structurant de la Neustadt de Strasbourg devait la relier à la place impériale. La Kaiser-Wilhelm-Strasse, votre avenue de la Liberté, fut ouverte à la circulation en 1882, avec l’achèvement du gros œuvre du Palais universitaire. Entre le Savoir et le Pouvoir, incarné par le futur palais impérial, il manquait encore Dieu et la Communication pour asseoir la puissance et l’efficacité de l’administration d’annexion.

Et moi, alors que mon cabinet d’architecte prenait de l’essor, j’étais tout curieux de voir ce qui allait se bâtir sur cet axe. Et je me demandais quand même si j’en aurais une petite part…

Pour celles et ceux qui ne me connaissent pas encore,
je suis Antoine Wendling, architecte strasbourgeois né en 1828.
Je raconte dans ces pages quelques souvenirs de ma vie professionnelle ou familiale dans la capitale alsacienne que j’ai tant aimée.
En suivant ces liens, vous pouvez mieux nous connaître, moi et ma petite famille.
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L’église protestante de garnison
Les projets

en regardant vers la Porte des Pêcheurs.
Mais la pointe de l’île effleurait tout juste le nouvel axe impérial. Elle devenait ainsi un emplacement de choix pour un édifice emblématique. Dans un des projets d’extension de la ville, August Orth avait prévu d’y implanter l’opéra. Mais la reconstruction du théâtre de la place Broglie en décida autrement. Et surtout, il fallait construire une église impériale ! L’église dans laquelle l’empereur luthérien pourrait suivre le culte, entouré de ses soldats.
Un concours fut organisé en 1889, comme souvent, remporté par un architecte allemand, comme toujours, Ludwig Müller.
À cette époque, l’île Sainte-Hélène était un désert. En première ligne au moment du siège de 1870, il avait fallu y araser tout ce qui dépassait un mètre de haut. Oh, il n’y avait guère que des jardins, quelques maraîchers, un chantier naval… et puis les Bains Weiss, dans l’Aar, face au jardin Lips.



(Technischen Universität Berlin)

(Technischen Universität Berlin)

(Technischen Universität Berlin)
La construction de Saint-Paul
Suivant le précepte très germanique « une fonction, un style » (Renaissance italienne pour les lieux de savoir et de pouvoir, Renaissance germanique pour les administrations, gothique pour les lieux de culte…), la nouvelle Evangelische Garnisonkirsche devait s’inspirer du style gothique et de son modèle absolu dans l’imaginaire allemand : Sainte-Elisabeth de Marbourg.
Les flèches de la nouvelle église devaient dialoguer avec celle de la Cathédrale, lien mystique entre la ville ancienne et la Neustadt. De même que le nouveau palais impérial répondait à l’hôtel du Préfet. Donc, dans les deux cas, avec une subtilité toute wilhelmienne.
Sérieusement, le plan de Müller était assez réussi, beaucoup plus sobre que la chose à bulbe de Orth. Mais je n’ai jamais compris pourquoi il avait ainsi écrasé et élargi sa nef, qui manque singulièrement d’élévation. Sans doute à cause de la contrainte de jauge ? Saint-Paul devait accueillir jusqu’à 2 500 personnes !

une des plus anciennes églises gothiques d’Allemagne

On voit bien, sur les élévations de profil et de face, que les proportions de la nef sont à la fois courtes et larges. Cette impression se confirme, en entrant, par une sensation d’écrasement un peu étrange.
Mais l’empereur avait sa loge, avec son escalier dédié. Pas moins de quinze portes desservent l’église, affectées aux différents grades des fidèles militaires. Ordnung, immer Ordnung !


(Technischen Universität Berlin)
La proue de l’île Sainte-Hélène

Extérieurement, il faut avouer que le résultat final était plutôt sympathique. Deux flèches très élancées, de belles roses sur les trois côtés… Et puis cette situation tout à fait unique dans la Neustadt de Strasbourg, sans aucune construction aux abords, comme la figure de proue d’un navire. L’apport au décor impérial était indéniable.


Le décor intérieur était riche, ponctué notamment par un retable sur l’autel… dont les luthériens se sont rapidement débarrassés. Trop d’images peut-être ? Quant à l’orgue immense, il occupait tout le fond de l’église sous la rose. Il avait été construit par le prolifique facteur d’orgues allemand Walcker. Dans le goût allemand, puissant et sombre. Mais le jeune titulaire, Émile Rupp en était fort mécontent. Tenant de la facture d’orgue française de Cavaillé-Coll, il s’écharpait avec son collègue de Saint-Maurice qui défendait le modèle allemand. Joseph Erb, titulaire à Saint-Jean, avec lequel je m’étais lié d’amitié, s’en amusait beaucoup. Lui défendait la facture d’orgues alsacienne de son ami Rinckenbach.
Les premiers immeubles de l’axe impérial

Dans le chantier permanent qu’était devenu tout le secteur, le premier édifice à sortir de terre, en 1889, fut l’œuvre de mon collègue et ami Roederer. J’avais travaillé avec lui à la reconstruction de l’Hôtel du Préfet, après les bombardements du siège de 1870. Juste à l’arrière du chantier de la nouvelle Bibliothèque universitaire, il construisit une maison originale, à double-face. Le côté donnant sur la Kaiser-Wilhelm-Strasse est de style Louis XIII, que j’affectionne particulièrement. Mais la façade tournée vers l’arrière de la bibliothèque fait davantage « rustique Forêt-Noire », assez amusant.
Plus loin, du même côté, une autre administration sort de terre en 1893 : la Direction des Douanes, construite par Max Metzenthin, dans un style néo-renaissance florentine, en grès rouge à bossages, assez curieux. A l’origine, le toit plat, inhabituel en nos régions, devait s’orner d’une balustrade.

Pour compléter l’historicisme hétéroclite de l’époque, il suffit de traverser l’avenue. Le regard se lève alors sur un des seuls immeubles néo-gothiques de la Neustadt, construit tandis que Saint-Paul s’achevait, autour de 1897, par Gottlieb Braun. On dit que le Kronprinz y logea et qu’il y prit part aux activités d’une loge maçonnique située au dernier étage. On dit aussi que Carl Schäfer, qui travaillait alors à la restauration de l’église Saint-Pierre-le-Jeune, aurait peut-être joué un rôle dans la conception de la bâtisse. Tourelles, flèches et clochetons… C’est à ce moment-là qu’on en rajoutait sur l’église en question, que les flèches de Saint-Paul s’élevaient… Du coup, il fallait en mettre davantage sur le monumental bâtiment de l’Hôtel des Postes !

De l’autre côté de l’avenue, faisant le coin avec le quai Koch, la villa Lücke date déjà de 1885. C’est une interprétation différente du style Renaissance, dans un esprit plus “classique”. Et c’est le seul immeuble à ne pas être dans l’alignement.

L’Hôtel des Postes de la Neustadt de Strasbourg

On distingue bien l’arrière du Landesausschuss et de la Bibliothèque universitaire
Alors là, mes petits-enfants, on a atteint la démesure, le pharaonique, ganz kolossal ! Il s’agissait de construire, sur une parcelle de 11 000 m2, le plus grand édifice de la Neustadt de Strasbourg. Plus grand que tous les bâtiments officiels de la place impériale, deux fois plus grand en surface utilisable (20 000 m2) que le nouveau Palais universitaire ! Un projet néo-Renaissance (lourd) des architectes de la Bibliothèque universitaire fut refusé, au profit de celui des spécialistes du genre, les architectes des Postes Bettcher et von Rechenberg. On était cette fois dans le « néo-gothique primitif » et Guillaume II lui-même écrivit sur les plans : « Le projet est aussi excellent par sa conception que réussi par son style. Il constituera une excellente rupture du style Renaissance des autres bâtiments. » Et quelle rupture !

Ce colosse monolithique de grès, quoi qu’on puisse penser de son style (les goûts et les couleurs…), témoigne en tout cas de l’importance accordée par le Reich aux communications. En plus du courrier, il fallait régir le télégraphe devenu électrique, sans parler du téléphone naissant ! Chaque capitale régionale avait son Oberpostdirektion, très souvent hypertrophiée, toujours prétexte à des démonstrations architecturales grandiloquentes.


Une des tours d’angle, avec ses fenêtres de cathédrale

Il fallait des flèches (encore… syndrome du casque à pointe ?), des pignons, des rosaces, des statues… Autour de l’entrée principale, côté Königstrasse (votre avenue de la Marseillaise), symboliquement tournées vers la vieille ville, six statues d’empereurs. À droite, Guillaume Ier, Friedrich III et Guillaume II (en toute modestie). À gauche, en symétrie, Frédéric Ier Barberousse, Maximilien Ier et Rodolphe de Habsbourg. Non seulement elles furent décapitées en 1918, mais tout le massif s’effondra sous les bombes en 1944.

Il était fier, l’empereur, en passant ses troupes en revue devant le nouvel édifice ! En faisant un effort d’objectivité, reconnaissons que le progrès postal était immense. Strasbourg était passé de 16 boîtes aux lettres en 1870 à 162 en 1899. Efficacité germanique, que voulez-vous… Et toujours ce soin apporté aux détails, à l’extérieur comme à l’intérieur. Fonctionnel ne voulait jamais dire bâclé.




Je vous fais un aveu : je trouvais l’appareillage des cours intérieures beaucoup plus réussi que les façades extérieures. Cette alternance de grès de différentes couleurs produisait un effet chaleureux.
La perspective impériale
En 1894, alors que l’axe impérial de la Neustadt de Strasbourg était encore en pleins travaux, Karl Ott, l’architecte municipal, déclarait : « Ainsi s’offrira au spectateur, après achèvement de cette promenade, une riche quantité de représentations architecturales et paysagères, tel que peu de villes en possèdent sur une étendue aussi restreinte. » « Spectateur »… « représentation »… ce sont les mots importants, révélateurs d’un pouvoir impérial qui se mettait en scène et mettait irrémédiablement sa patte sur les provinces conquises.


À l’inverse, Karl Emil Franzos, écrivain austro-hongrois au patronyme révélateur d’une certaine subjectivité (?), trouvait que les bâtiments vus les uns à la suite des autres, par leur éclectisme, « forment un ensemble si artificiel, si peu historique, si organique et si agité »…
Les goûts et les couleurs, vous dis-je…
Comme une plume
Antoine Wendling, biographe rédacteur
Faites de votre vie,
de leur vie, un livre !
Frédéric Piton : Strasbourg illustré, 1855
Strasbourg, panorama monumental – G. Foessel, J.-P. Klein, J.-D. Ludmann et J.-L. Faure – Mémoire d’Alsace
Strasbourg de 1878 à 1945 – Patrick Hamm – Editions du Signe
La Neustadt de Strasbourg, un laboratoire urbain, aux éditions Lieux Dits
Toujours l’incontournable et précieux https://www.archi-wiki.org d’où viennent beaucoup de photos
Et celui des Archives de l’Eurométropole : https://archives.strasbourg.eu/
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