Pendant des siècles, Strasbourg s’est protégée derrière des fortifications, comme la plupart des grandes villes. Comme défenseur, j’ai combattu sur les remparts du vieux Strasbourg. Comme architecte, j’ai construit sur leurs vestiges. Puis j’ai vu Strasbourg tripler sa taille en s’inventant d’autres protections, proches et lointaines. Je vous en raconte quelques grandes lignes, avant d’explorer bientôt des phares de la Neustadt dont nous n’avons pas encore parlé.
Pour celles et ceux qui ne me connaissent pas encore,
je suis Antoine Wendling, architecte strasbourgeois né en 1828.
Je raconte dans ces pages quelques souvenirs de ma vie professionnelle ou familiale dans la capitale alsacienne que j’ai tant aimée.
En suivant ces liens, vous pouvez mieux nous connaître, moi et ma petite famille.
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Le Strasbourg de ma jeunesse
Tout le monde connaît cette très belle perspective de Merian. Elle paraît très ancienne. Mais finalement, entre 1644 et l’époque où Adélaïde et moi nous sommes installés en ville, les limites urbaines n’avaient guère changées, corsetées par les mêmes fortifications à peine modernisées.
On y voit beaucoup d’endroits que nous avons déjà évoqués ensemble : le Schiessrain du futur Contades, tout à gauche, la porte des Pêcheurs, plus haut, Saint-Pierre-le-Jeune, le Temple Neuf… Et, tout devant, ce fameux saillant formé par le débouché du faubourg de Pierre sur la porte de Pierre. Ce maudit bastion 12…
Specklin et Vauban
Parce que les remparts que nous avons tenté de défendre en 1870 n’étaient finalement pas très différents de ceux conçus au XVIe siècle par Daniel Specklin. Cet autodidacte ingénieur en fortifications avait théorisé le système de bastions saillants. Vauban l’a amplifié et a parachevé l’enceinte bastionnée de la ville, notamment en renforçant la défense de l’angle rentrant le long du Finkmatt. Il a surtout rajouté le fameux barrage à l’Ouest et l’immense Citadelle à l’Est. Pouvait-il se douter que nous nous servirions encore des deux si longtemps après ? Sans doute sa perspicacité et son réalisme lui auraient-ils fait prédire la vacuité de nos efforts… et de nos sacrifices.
Nos belles portes de ville, nous en étions fiers. La plupart remontaient au XVe siècle, souvent juste remaniées lors des travaux Specklin. Mais, avec le recul, comment avons-nous pu imaginer que tout cela pourrait résister à l’assaut d’une artillerie moderne ?
Un corset de pierre bien fragile
Comparaison entre une carte d’état-major de 1866 et une vue satellite de 2022
Sur cette comparaison, vous pouvez voir à quel point la ville était enserrée dans son système défensif, notamment au Nord-Est. De ce côté, les quais extérieurs bordent le rempart. Vous voyez aussi l’emprise gigantesque de la Citadelle, dont il ne reste qu’un petit bout, et de l’Esplanade qui la précède, avec ses casernes. Et puis, tout en haut à gauche, la grande caserne du Finkmatt et le faubourg de Pierre aboutissent à la porte de Pierre et aux fameux bastions 11 et 12 qui signèrent notre défaite.
Sur cette vue du plan-relief de 1836, on voit très bien le côté Nord-Ouest de Strasbourg, avec les grands ouvrages à cornes protégeant les fortifications. À l’extrême gauche, on aperçoit la porte de Pierre. Plus à droite, la porte de Cronenbourg, puis la porte Blanche. Vous voyez aussi à quel point les faubourgs et les localités voisines étaient éloignés de la ville elle-même.
Les assauts prussiens
Lorsque débute le siège de Strasbourg, en août 1870, la Citadelle joue son rôle face au front Est. Ce qui ne l’empêchera pas d’être complètement dévastée par les tirs des batteries de Kehl. Les inondations provoquées par le barrage Vauban préservent grandement le front Sud. Les Allemands identifient parfaitement la faiblesse de notre système au Nord, avec le saillant de la porte de Pierre.
Comme ancien artilleur et volontaire dans la Garde nationale sédentaire, j’ai vu, depuis le bastion 12, les Prussiens commencer à creuser leurs parallèles à partir du cimetière Sainte-Hélène. Nos canons, vétustes et rares, n’ont pu les empêcher de se rapprocher, lentement, mais inexorablement. Une fois la brèche pratiquée, la ville ne pouvait que tomber.
Protéger Strasbourg de loin
Pour les nouvelles autorités, le constat est évident : le système de fortification Specklin-Vauban est obsolète dans la guerre moderne.
Dès 1872, le chef d’état-major allemand von Moltke prend une décision radicale : éclater la défense de Strasbourg loin de sa périphérie. La construction d’une douzaine de forts sur une couronne éloignée d’une dizaine de kilomètres de la ville empêchera les pièces de siège ennemies de s’en rapprocher suffisamment.
Évidemment, nous ne savions pas grand-chose de tout cela. On entendait bien, vers Reichstett ou Wolfisheim, que des expropriations avaient lieu. Mais nous ne pouvions qu’en deviner la cause.
Seulement, même si le génie militaire allemand gérait l’ensemble des travaux, avec des entreprises allemandes, il était inévitable que certains artisans alsaciens soient sollicités. Ce qui nous a peu à peu donné quelques renseignements.
A posteriori, nous avons compris qu’il s’agissait là d’une entreprise considérable, menée à un train d’enfer.
Dès 1874, le fort Moltke est achevé à Reichstett, puis les forts Roon, Kronprinz, Grossherzog von Baden, Bismarck en 1875, à Mundolsheim, Nieder et Oberhausbergen, Wolfisheim… On ne suivait plus tellement il en sortait de terre.
Le système von Biehler
Sortir de terre n’est d’ailleurs pas le bon terme. Tous les forts respectent un même plan, avec l’une ou l’autre variante. C’est l’ingénieur du génie von Biehler qui l’a imaginé pour le fort Grossherzog von Baden, qui en est le prototype. Ce modèle sera repris dans toutes les places fortes de l’Empire. Il s’agit d’une lunette aplatie, avec une gorge bastionnée. Elle comprend une caserne apte à accueillir 400 artilleurs et 500 fantassins. Divers souterrains servent de magasins, à poudre notamment.
Mais ils n’abritent pas les canons. Les dessus du fort sont en fait une vaste plateforme d’artillerie, pour une quarantaine de pièces. Les forts se couvrent les uns les autres.
Sec ou avec de l’eau ?
Les forts construits autour de Strasbourg sont principalement de deux types, selon les sols rencontrés.
Au Sud et au Nord, aux endroits où notre chère nappe phréatique est proche de la surface, on choisit une vraie douve en eau entourant le fort. La caserne est alors sous la plateforme d’artillerie. C’est, par exemple, le cas du fort Werder, à Illkirch, auquel vous avez donné le nom de notre cher général Uhrich, notre héroïque chef lors de la défense de Strasbourg.
Pour les grands forts de l’Ouest, on choisit plutôt le modèle avec fossé sec, dans lequel le casernement se trouve dans la gorge. C’est le cas du fort Grossherzog von Baden (fort Frère) ou du fort Bismarck (fort Kléber).
La nouvelle enceinte urbaine
Un peu naïvement, j’avais pensé que cette couronne de forts éloignés rendrait inutile la reconstruction de remparts à Strasbourg même.
Mais, dès les prémices de la réflexion sur l’agrandissement de la ville, les militaires dictent leur loi. On envisage d’abord d’aller vers l’Ouest, où les terrains sont plus hauts et donc plus sains. Seulement, déjà en 1871, c’est à cet endroit qu’on planifie la construction d’une nouvelle gare de passage, et non plus en cul-de-sac comme la précédente.
Préserver temporairement la Citadelle
Alors la municipalité suggère d’aller vers l’Est. Mais les militaires y opposent un veto catégorique : hors de question, dans l’immédiat, de démanteler l’antique Citadelle.
En lecteur avisé et perspicace, vous vous dites sûrement : « Mais pourquoi diable, puisqu‘elle se trouve désormais entre deux villes allemandes, bien éloignée de toute menace ? »
C’est que, outre sa fonction défensive, la citadelle reste une place forte autonome, indépendante de la ville. Vauban la destinait aussi à mater une éventuelle rébellion des Strasbourgeois. Et, jusqu’en 1896, les Prussiens se disent exactement la même chose.
Alors, même si les casernes et la chapelle qu’elle contient sont complètement détruites, l’armée allemande conserve cette antique forteresse qui peut toujours servir.
La nouvelle Université, elle, lorgne au départ vers le Sud. Une implantation dans le même secteur que l’Hôpital civil serait cohérente. Mais les militaires refusent le démantèlement du front Sud, beaucoup trop coûteux.
Stadtumwallung
J’ai toujours eu la tentation de traduire ce terme par « emmurement »… Les Allemands avaient pourtant eux-mêmes prouvé l’inefficacité d’un rempart urbain. Alors n’était-ce pas plutôt pour contenir une population encore majoritairement récalcitrante qu’ils en décidèrent la construction à partir de 1876 ?
Donc, rien à l’Ouest à cause de la nouvelle gare, rien au Sud pour des raisons budgétaires, rien à l’Est pour préserver la Citadelle. Jean-Geoffroy Conrath, l’architecte municipal en charge de proposer un plan d’extension, doit attendre 1874 pour recevoir des militaires tous leurs impératifs et proposer son plan en 1878.
La ville s’étendra donc au Nord et au Nord-Est, protégée par une nouvelle enceinte de onze kilomètres de long, elle-même devancée, en guise de glacis, d’une vaste zone non constructible bien visible sur le plan de Conrath.
On entreprend en 1876 la construction de cet immense rempart, un des derniers d’Europe, de type «néoprussien » sur un tracé polygonal simplifié.
En fait, vous imaginez un gros talus large de 40 m et haut de 12 m. Devant lui, un fossé en eau. Puis un glacis nu d’une centaine de mètres, une zone inconstructible de 500 m et encore 300 m où seules les constructions légères sont admises. Vous prenez conscience, au passage, de l’immense superficie de l’emprise militaire autour de la ville. Tous les 500 m environ, vous abritez sous le talus une caserne qui communique avec un bastion et un cavalier.
Un cavalier sur deux est devancé d’une caponnière cuirassée qui assure les tirs de flanquement au ras de l’eau.
Nouvelles portes
Au bout des principaux axes de communication de son plan, Conrath a dû prévoir des portes imposées par les militaires dans le nouveau rempart. Comme dans les bastions, comme dans les casernes des nouveaux forts de la ceinture, on tend vers une sorte de style néo-roman, avec des parements en grès rose assez soignés.
Deux autres portes, réservées aux militaires, portaient le nom romantique de Kriegsthor. La seconde est toujours visible, au sein de ce que votre époque a préservé de ce rempart qui n’eut jamais la moindre utilité.
La crise de l’obus
En 1884, la nouvelle enceinte urbaine est achevée. Avec les forts détachés en plus, Strasbourg est devenue une place forte de premier ordre, et ce en l’espace de dix ans.
Et patatras, pratiquement au même moment, le tout devint quasiment obsolète. C’est que, en Allemagne comme en France, on avait fait des «progrès» décisifs en matière d’artillerie. L’invention d’obus plus fins, plus pénétrants, et surtout chargés d’un explosif bien plus puissant que la poudre noire, rendait les fortifications en terre et en maçonnerie beaucoup trop fragiles.
Alors il fallut se résoudre en renforcer certaines d’entre elles par des carapaces en béton. Ou bien cuirasser davantage.
Tant de millions de marks dépensés en pure perte…
Mais il est certain que ces péripéties ont façonné Strasbourg pour longtemps. Toute son expansion, de mon vivant, a été tributaire d’impératifs militaires qui en ont dessiné la forme et, pour une part, le destin.
C’est ainsi que Strasbourg évolua, en fonction des défenses voulues par les militaires français puis allemands,
pendant le temps que j’y vécus.
N.B. : Je ne suis ni historien, ni spécialiste des fortifications ! Je vous ai juste raconté ce qu’un architecte strasbourgeois a pu percevoir des mutations de sa ville, confrontée au problème de sa protection. Bien sûr, ce fut déjà le cas des siècles et des siècles avant que j’y habite. Et beaucoup de chercheurs en parlent de façon brillante. Quant à certaines fortifications évoquées ici, vous pouvez en apprendre bien davantage que moi, à mon époque, où tout cela relevait du secret militaire…
Comme une plume
Antoine Wendling, biographe rédacteur
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de leur vie, un livre !
Philippe Burtscher et François Hoff : Les fortifications allemandes d’Alsace-Lorraine, 1870-1918 – Histoire et Civilisations
Le site très complet du Fort Frère : https://www.fort-frere.eu/
Klaus Nohlen : Strasbourg après 1871 : réorganisation des espaces – PUFR – https://books.openedition.org/pufr/3064
Le blog Artillerie et Fortifications de Jean-Marie Baillet : http://www.fortifications.fr/Blog_Artillerie_fortifications/
Visites :
- On peut parcourir les restes de l’enceinte urbaine derrière la gare, notamment la Kriegsthor II
- On peut visiter à certaines conditions le fort Frère, parfaitement conservé. Renseignements sur le site : https://www.fort-frere.eu/
- Le fort Rapp, à Reichstett, se visite lui aussi : https://fort-rapp-moltke.fr/
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