Les villas… La grande passion de la fin de ma vie ! Ensemble, nous avons découvert les perles de l’Allée de la Robertsau, ou encore les somptueuses villas des bords de l’Ill, sans parler de celles qui, timidement, commençaient à pousser sur l’île Sainte-Hélène. L’Orangerie, notre beau parc, marquait la limite de la Neustadt. Comme le Contades, elle aimanta la construction de demeures cossues, plus ou moins réussies, que je vous invite à explorer avec Camille et moi. Et vous aurez droit à une surprise… une villa imaginée par un génie de l’époque, hélas jamais construite. En route pour les perles de l’Orangerie à Strasbourg.

Pour celles et ceux qui ne me connaissent pas encore,
je suis Antoine Wendling, architecte strasbourgeois né en 1828.
Je raconte dans ces pages quelques souvenirs de ma vie professionnelle ou familiale dans la capitale alsacienne que j’ai tant aimée.
En suivant ces liens, vous pouvez mieux nous connaître, moi et ma petite famille.
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L’avènement de l’Orangerie
1895 est une année charnière pour tout ce nouveau quartier. Si quelques belles constructions émaillent déjà l’allée de la Robertsau, les bords de l’Ill sont encore vierges.
Le parc de l’Orangerie est une promenade bucolique, encore presque à la campagne pour nous. Mais l’Orangerie que vous connaissez de vos jours doit son aspect à cet évènement considérable que fut l’Exposition industrielle et commerciale qui s’y tint de mai à octobre 1895.
Le lac, la cascade, les plantations d’arbres, puis le zoo, le dessin général de tout ce qui n’est pas directement autour du pavillon Joséphine, tout vient de cette grande manifestation.
Je ne m’étale pas, puisque nous en avons déjà largement parlé ensemble. Mais qui n’aurait pas souhaité habiter en lisière d’un pareil environnement ?
La maison Schauffler à l’Orangerie
Je vous l’avais raconté, Camille Schauffler avait épousé Antoinette, la sœur de ma femme Adélaïde. Il possédait le beau commerce de vêtements de la place Gutenberg. Antoinette et Adélaïde avaient quitté ce monde en 1900, à quelques mois d’intervalle. Camille n’avait pas survécu à son chagrin et, à mon grand désespoir, était parti en 1901. Il laissait son affaire à son fils Théodore, qui en avait fait la publicité dans le catalogue de l’exposition de 1895. Fin 1901, Théodore et sa femme Jeanne avaient acquis le 74 allée de la Robertsau. Leurs jeunes enfants, Marthe et Pierre, y recevaient leurs cousins Jeanne et René, mes petits-enfants.
De chez eux, mon fils Auguste et moi arpentions souvent ensemble les allées de l’Orangerie. Et nous observions les chantiers des villas qui poussaient un peu partout autour de nous. Un vrai plaisir ! Oh, je l’avoue, sarcasmes et admiration alternaient, pas forcément à parts égales… Mais un vieux veuf et un célibataire endurci, tous deux architectes, avaient bien droit à ce petit plaisir, non ?
Naissance de l’Orangeriering
Au départ, on est vraiment à la campagne. À part l’une ou l’autre construction à vocation maraîchère, l’endroit est à peu près désert. Il faut passer l’Ill pour trouver de la vie et de l’activité dans le quartier de la Robertsau.
Les premières constructions sortent de terre dans la seconde moitié des années 1880
La villa Brentano – 1886

Vous aurez du mal à l’imaginer, celle-ci. Le professeur Brentano, qui enseignait l’économie à l’université, l’avait commandée à Otto Back. Je ne sais pas s’il se référait à de possibles ascendances italiennes, mais le style palladien me plaisait beaucoup dans son classicisme et sa retenue. Auguste, lui, la trouvait trop “solennelle”.
La villa était située au numéro 23, à peu près en face de l’allée menant vers le Grand Restaurant de l’Orangerie.
Vers la fin de ma vie, le professeur von Walterhausen en demanda l’agrandissement, avec l’adjonction de deux tours qui, à mon goût, en ruinèrent quelque peu la sobriété.
Votre boulevard du Président Edwards

Toute cette partie de notre Orangeriering, celle qui va de l’allée de la Robertsau à la rue Gottfried, votre époque l’a non seulement renommée, mais aussi complètement bouleversée.
Cette galerie fait très « agence immobilière », n’est-ce pas ? Concept que nous ne connaissions pas du tout à mon époque, d’ailleurs. Il faut dire que les parcelles étaient vastes, avec de grands jardins très profonds, souvent jusqu’à la rue René Schickelé, Schiffmattweg à mon époque. Il fallait bien rentabiliser.
Ce n’était pas grave que bombes et promoteurs détruisent quelques villas…
Et pourtant… la villa Baumgarten au numéro 2
Le professeur Herrmann Baumgarten, de la faculté d’Histoire, avait fait l’acquisition d’une superbe parcelle, faisant le coin avec l’allée de la Robertsau, donc voisine de la villa Schutzenberger. Nous en reparlerons tout à l’heure, de cette parcelle. En 1889, il demanda à Otto Back de lui construire une grande demeure, dans la partie la plus large, donc au numéro 2 du boulevard de l’Orangerie. Il n’en profita pas longtemps puisqu’il mourut en 1893.


C’était un beau manoir carré, de style classique, avec toiture à la Mansart. Sa façade principale se tournait vers l’allée de la Robertsau, dont elle était séparée par un très vaste jardin.
Et pourtant… la villa Woehrlin au numéro 4
Difficile aussi, de vos jours, de se figurer la villa-clinique du Docteur Woehrlin, au numéro 4. C’était un pavillon assez classique, construit en 1887 par les Klein, mais avec une toiture pentue simple. Le toit à la Mansart a été rajouté lors d’une transformation ultérieure.
Et pourtant… la villa Protscher-Perret au numéro 6
Juste à côté, au numéro 6, dans une parcelle profonde, le joli petit pavillon de monsieur Dietrich a été racheté par un autre rentier, monsieur Protscher. En 1900, il demande quelques modifications d’aspect, avec des touches de Heimatstill.
Et, très peu de temps après, en 1906, Jean-Jacques Perret, nouveau propriétaire, commande à Brion et Haug une transformation profonde. Perret est le patron de la Strassburger Baugesellschaft qui, visiblement, fonctionnait bien. Ce qui lui autorisait une certaine… ostentation.
Et pourtant… les villas Haller aux numéros 10 et 11
Ce secteur privilégié ne pouvait guère échapper à Friedrich Haller, originaire de Cleebourg, un ancien clerc de notaire qui devint un véritable promoteur immobilier en faisant construire une vingtaine de villas dans la Neustadt et au Neudorf. Il faudra qu’on en reparle un jour.
Ici, aux numéros 10 et 11 de l’Orangeriering, il fait construire deux somptueuses villas aux styles éclectiques… qui nous faisaient bien sourire, Camille et moi. Si vous vous promenez rue Herder ou rue Twinger, vous en verrez d’autres dans cette inspiration. Haller missionne le cabinet des architectes Treusch et Schober, de Baden-Baden, comme il l’a fait et le fera pour une douzaine de villas.
Le major Graf von Bedrow habita le numéro 10 et le Docteur Karl Sieveking, conseiller privé à la mairie, le 11. Bien après ma mort, pendant l’occupation nazie, ce même numéro 11 abritera la Kameradschaft Karl Roos, de sinistre mémoire. Les bombardements du 25 août 1944 détruisirent complètement l’ensemble.
Tout cela a bel et bien disparu de vos jours… Heureusement, en franchissant la rue Gottfried, vous retrouvez quelques témoins de la grande époque des premières constructions.
L’ilôt Dirndorf, du n°14 au n°18

Donc, au-delà, entre la rue Gottfried et le Grand Restaurant, de grandes demeures construites en deux phases, de part et d’autre de 1905, ont résisté aux avanies de l’histoire et du lucre. Elles sont le témoin de l’Orangeriering des riches villas.
La villa Baumgartner
La première sort de terre en 1894, à l’actuel numéro 18. Son style très composite n’est pas déplaisant, n’est-ce pas ? Elle est construite pour un écrivain qui ne l’habita qu’une dizaine d’années. Le maître d’œuvre, Karl Nysen, était un de mes lointains successeurs, comme conducteur de travaux pour la Ville.
En 1903, la villa est rachetée par un collègue architecte et entrepreneur allemand, un certain Peter Dirndorf, assez fortuné ou audacieux pour faire l’acquisition des parcelles voisines vers l’Est, sur lesquelles il va bâtir trois autres villas.

Entre les deux, un an plus tard, une troisième villa émerge, toujours construite pour Dirndorf, mais cette fois dans un style plus néo-classique. Le dessin de la façade est l’œuvre d’un autre architecte allemand, Emil Wetzke. Celle-ci plaisait bien à Camille.
Mais la plus spectaculaire — ce qui ne veut pas nécessairement dire la plus réussie — est incontestablement celle du numéro 14, achevée en 1902.
Cette fois, Dirndorf, dont c’est la villa familiale, passe au Burgerstil, celui de la villa Schlief ou du Palaio Alsatia. Et il faut imaginer les numéros 10 et 11 non loin… Quel ensemble !
La villa Kreutz, au numéro 22

L’architecte allemand Gottfried Braun construit cette belle villa en 1903, au numéro 22, pour le Docteur Kreutz, professeur d’université. Les influences de la Renaissance italienne sont là encore manifestes, malgré la toiture finalement construite à la Mansart.
La villa Jessen, au numéro 21

Toujours en 1903, le dentiste Wilhelm Jessen se fait construire une belle villa néo-baroque par le Suisse Albert Nadler, qui venait d’achever la villa Osterloff, dont nous avons déjà parlé.

Intermède et rupture Olbrich
Connaissez-vous ce personnage ? Il s’agit Josef Maria Olbrich, un confrère autrichien. Avec de jeunes artistes, comme Gustav Klimt, il vient de poser les bases d’un mouvement dont nous avons déjà parlé : l’Art Nouveau. À Vienne, ces plasticiens et architectes se regroupent au sein du Sezessionstil pour prôner un art en phase avec son époque et délivré des considérations mercantiles. Le Palais de la Sécession, construit à Vienne par Olbrich, fut un choc pour nous tous.
Il vous rappelle quelque chose ?Oui ! Notre villa Stempel ! Nous en avions parlé en évoquant les perles de l’Ill. Plus tardive de quelques années, elle en reprend bien des codes, notamment dans le traitement des volumes.
Il s’agissait d’une vraie rupture avec tous les « néo » que nous venons de voir.
« Notre art n’est pas un combat des artistes modernes contre les anciens, mais la promotion des arts contre les colporteurs qui se font passer pour des artistes et qui ont un intérêt commercial à ne pas laisser l’art s’épanouir. Le commerce ou l’art, tel est l’enjeu de notre Sécession. Il ne s’agit pas d’un débat esthétique, mais d’une confrontation entre deux états d’esprit. »
Hermann Bahr, Ver Sacrum
La villa Schwarzmann
Or il se trouve qu’une relation d’affaires de mon beau-frère Camille Schauffler, le banquier Eduard Schwarzmann, qui habitait alors rue du Dôme, projeta en 1905 de se faire construire une villa par Josef Maria Olbrich.

Vous voyez où cela devait se trouver ? Oui, le terrain du professeur Baumgarten, au coin de l’allée de la Robertsau et du nouveau boulevard de l’Orangerie. À trois numéros de chez Jeanne et Théodore ! Une parcelle idéalement placée, très en vue, juste en face du Baeckehiesel et de l’entrée de l’Orangerie… Le rêve.
Olbrich avait prévu une vaste demeure, avec des extérieurs très soignés, luxueux et statutaires. Terrasse de salle à manger avec fontaine, « cour italienne » donnant sur la remise à voitures, écuries…
Un projet très abouti
La circulation des voitures, justement, était prévue à l’avant, avec un espace couvert pour déposer les hôtes… un véritable petit palais sur trois niveaux !

(cliquer pour agrandir)
Les détails foisonnaient, statues, bosquets, éléments décoratifs, jusqu’à une horloge dans la cour ! Le style dépassait déjà les influences de l’Art Nouveau visibles sur la villa Schutzenberger voisine. Dans la verticalité des volumes de façade, les lignes droites, le futur style Art Déco émergeait. Et on ne peut s’empêcher de percevoir l’inspiration de certains bâtiments construits ensuite par Fritz Beblo.
Camille soupçonna un revers de fortune. Toujours est-il que le projet ne se concrétisa finalement pas. Et il n’y eut jamais de création de Josef Maria Olbrich à Strasbourg.
Mais force est de constater que la vogue des « néo » sembla se tarir par la suite. Je pense qu’aucun de mes jeunes collègues ne pouvait rester sourd aux revendications des sécessionnistes viennois. Il fallait créer de la nouveauté pour ne pas rejoindre les rangs des « colporteurs commerciaux ».
Nous en avons déjà découvert ensemble, de ces maisons que se font construire les corporations étudiantes de la nouvelle Université impériale : celle du Corps Palaio au Zimmerhof, ou encore le Palaio Alsatia sur le quai Rouget de l’Isle. La Burschenchaft Arminia existe depuis 1886 à Strasbourg et se réunit dans des locaux de fortune, notamment dans l’arrière-salle de la “Dicke Marie”, votre wynstub “Au Pigeon”.
En 1909, elle se fait construire une vaste villa par Backes et Zache, dans une parcelle longtemps occupée par le parc d’attractions de l’Exposition industrielle et commerciale de 1895. La bâtisse ménage aussi bien des chambres d’étudiants que des espaces conviviaux, comme la Kneipsaal : quatre-vingts mètres carrés pour écluser force vin et bière.
L’îlot Landshut, aux n°19, 20 et 20a

Nous avons déjà croisé Samuel Landshut, notamment rue du Vieux-Marché-aux-Vins. Sur l’Orangeriering, il imagine trois maisons individuelles accolées, aux numéros 19, 20 et 20a.
Pour le vieillard que j’étais alors, le défilé des styles devenait étourdissant. Ici, on parlait déjà de « post-Jugendstil ». J’avoue avoir été moins convaincu par ces lignes qui me semblaient molles. Mais jamais je n’ai compris le bouleversement subi par la maison centrale, par rapport au projet initial ! Le style néo-rococo finalement adopté semble tellement étranger aux deux maisons jumelles qui l’entourent…

Toutes ces villas, dans la diversité de leurs styles, témoignent d’une époque riche et bouillonnante. Elles questionnent aussi sur notre rôle, à nous les architectes. Sommes-nous des ingénieurs, des promoteurs, des artisans-dessinateurs, des créateurs, des artistes ? Je me considérais comme un artisan-dessinateur, forcément un peu technicien. Certains faisaient de l’investissement. Mais Olbrich était clairement un grand artiste.
Comme une plume
Antoine Wendling, biographe rédacteur
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