Ou la Symphonie fantôme…
Aujourd’hui, je vous raconte l’évolution mouvementée d’un endroit central de la ville, puant et dégoûtant dans ma jeunesse, plus raffiné de vos jours. Il a failli devenir un haut lieu musical de Strasbourg. Certains diront qu’il a failli être beau aussi. Mais c’est là pure méchanceté… Les petites Boucheries, nos kleine Metzig, un lieu très convoité du Strasbourg de mon époque.


Pour celles et ceux qui ne me connaissent pas encore,
je suis Antoine Wendling, architecte strasbourgeois né en 1828.
Je raconte dans ces pages quelques souvenirs de ma vie professionnelle ou familiale dans la capitale alsacienne que j’ai tant aimée.
En suivant ces liens, vous pouvez mieux nous connaître, moi et ma petite famille.
Petits et grands bouchers
Plan relief de 1725, avec la place des Cordeliers, future place d’Armes, puis place Kléber.
A droite, la Pfennigsturm et la grande emprise de l’ex-couvent des Cordeliers. Au-delà des bâtiments qui servent désormais à la Haute École coule le Fossé des Tanneurs. Juste à côté, la grande rangée des Petites Boucheries (Jean-Michel Wendling)
La comparaison avec la vue actuelle est nécessairement imparfaite.
Un tout petit peu d’histoire, pour comprendre. Il nous faut remonter à 1621. Le Sénat de la ville, inquiet de la puissance grandissante de la corporation des bouchers et de son monopole sur la vente de viande, à la Grande Boucherie, leur suscita une concurrence. Il accueillit des bouchers extérieurs et leur loua des petites échoppes construites le long du Fossé des Tanneurs, entre la place de l’Homme de Fer et la rue des Grandes Arcades.
Ces masures à toits très pentus, je les ai encore connues enfant. Elles ne furent détruites qu’en 1838, sous l’administration du maire Schutzenberger. On avait bien tenté de les supprimer lors de la construction de l’Aubette en 1765. On conçoit que Blondel, son architecte, n’ait pas été enthousiasmé par ces horreurs insalubres. Il imagina quelque chose de propre et beau à la place, qu’il commença même à construire à l’extrémité Est. Mais les artisans bouchers n’en voulurent pas.

On aperçoit derrière elles les bâtiments de la Haute École

Les aménagements Fries

Un grand ménage fut fait, donc, en 1840. On détruisit, en plus des vieilles masures, tous les anciens bâtiments de la Haute École, restes du couvent des cordeliers, situés derrière l’Aubette. On recula les échoppes des bouchers contre la face arrière de cette dernière. Et on construisit une halle couverte le long de la Haute-Montée. Elle inaugurait, à Strasbourg, la technique de la charpente métallique. On creusa de belles caves voûtées pour la conservation de la viande, on installa une grande pompe à eau au centre de la cour, afin d’assainir les résidus de dépeçage. Le tout allait dans un vrai égout remplaçant le fossé putride.
Et Félix Fries proposa la construction de deux grands pavillons latéraux, que vous pouvez toujours admirer. Il était architecte adjoint de la Ville depuis 1832 et a œuvré de façon considérable, aux côtés du maire Schutzenberger, à son assainissement. On lui doit notamment la destruction des faux-remparts et l’aménagement des nouveaux quais.

Elles sont belles, ces deux grandes maisons classiques, de part et d’autre ! Avec leurs nobles arcades en rez-de-chaussée et entresol, leurs grands balcons filants au dernier étage…
À mon époque, l’immeuble donnant sur les Grandes Arcades, construit en 1852 par les frères Perrin, abritait le grand magasin de mode pour dames des Lévy.
Quant à celui du côté de l’Homme de Fer, propriété de monsieur Klipfel, construit en 1853 par Mangold, il porta longtemps l’enseigne « Au Prophète ». L’on y vendait des vêtements pour hommes et, plus tard, du linge de maison.

avec les belles arcades dessinant des serliennes.
Le désastre de 1870
Il nous faut maintenant passer de l’autre côté, sur la place Kléber, et contempler les ruines laissées par les bombardements du 23 août 1870. Dans la nuit, l’Aubette est en flamme, de même que le Temple Neuf, un peu plus loin.

Nous parlerons un jour de l’histoire de cet unique bâtiment de la grande place d’Armes imaginée par Blondel. Tandis que les bombes l’incendient, il abrite notamment le Musée des Beaux-Arts. D’innombrables toiles de maître sont à jamais perdues.
Mais il fallait reconstruire. Comme la Préfecture, comme l’opéra, comme tant d’autres édifices de notre belle ville meurtrie.

J’ai participé brièvement aux travaux de reconstruction de l’Aubette, sous les ordres de Jean-Geoffroy Conrath, l’architecte de la Ville successeur de Fries, dont j’étais un des conducteurs de travaux. C’était juste avant la fondation de mon propre cabinet d’architecte. Si vous comparez le plan originel de Blondel et l’élévation conçue par Conrath, vous voyez sans doute quelques différences.

Outre la toiture surélevée — je suis d’accord, cela détruisait un peu l’harmonie du bâtiment originel, mais nous avions besoin de davantage de hauteur —, vous notez l’apparition d’un nouveau décor sculpté.
Le Conservatoire à l’Aubette


Les nouvelles chutes d’ornements dédiées à la musique

Sur cette façade qui avait déçu les Strasbourgeois à sa construction — Guillaume de Berstett, le Stettmeister de l’époque, aurait préféré « un beau palais, avec beaucoup d’ornement, de sculptures de figures, et peut-être de la dorure » —, Conrath rajouta toutes sortes d’évocations de la musique, allégories, instruments, compositeurs…
C’est que l’excellent Franz Stockhausen, qui dirigeait le Conservatoire, avait obtenu l’implantation de ce dernier dans les murs de l’Aubette. Jusqu’en 1875, il étouffait dans quatre petites salles du 3 quai Lezay-Marnesia. Il fallut donc construire deux salles de concert, en plus des salles de cours et du logement du directeur. La grande salle servait aussi aux concerts de l’orchestre municipal.


La grande salle est à gauche, la petite à droite, dans le pavillon des Grandes Arcades (AVES)

Oh la salle était belle… mais, somme toute, assez exiguë. Sept à huit cents places, alors que la salle de la Réunion des Arts, rue des Balayeurs, accueillait 1200 spectateurs. Mais on reprochait à cette dernière d’être excentrée. Et puis, il était quand même normal que les élèves instrumentistes et chanteurs aient à leur disposition un endroit où se produire.
Mais pourquoi diable vient-il nous parler de conservatoire dans un billet sur les Petites Boucheries ? Vous allez comprendre.
Un serpent de mer aux Petites Boucheries
Revenons un peu en arrière. Le sujet « salle de concert » hante les édiles municipaux depuis, au moins, le début du 19e siècle. Nous en avions vu des traces en parlant du Théâtre, de la place Gutenberg, ou même du Contades !
Ainsi, déjà en 1801, l’architecte municipal Boudhors, toujours prolixe en projets de toutes sortes, avait proposé l’aménagement d’une vaste salle à l’Aubette, justement. La demande émanait du maire de l’époque, mais elle supposait la destruction de la majorité du bâtiment achevé vingt-trois plus tôt !

Valentin Boudhors, 1801 (AVES)
Le plan est néanmoins intéressant : il montre le cours encore bien envahissant du Fossé des Tanneurs, ainsi que, tout à gauche, la passerelle assez raide qui permettait de le franchir. C’est elle qui donna à la rue son nom de Hohe Steg, Haute-Montée.
Plus tard, sur les halles couvertes construites en 1840, Conrath projeta de construire une sorte de “salle des fêtes” Nous étions en 1853, l’année de mon mariage.

Les activités du marché devaient rester inchangées. La salle serait longue de 28 mètres sur 12 de large, avec 8 mètres de hauteur. En comptant la tribune, Conrath faisait valoir une surface de 492 mètres carrés pour une capacité de 1000 spectateurs, et les mettait en regard des 228 mètres carrés de la Réunion des Arts.
Je n’ai jamais su clairement les raisons de l’abandon du projet, mais les freins, à mon sens, ne manquaient pas : circulation du public, nombre d’issues… et puis, deux personnes par mètre carré… L’espace dévolu à la scène devait être très réduit !
Le grand projet Ott

Elle était là, la solution ! Détruire marché couvert et petites boucheries, construire sur l’espace ainsi libéré une vaste salle destinée à la musique symphonique. Une véritable cité de la musique avant l’heure, puisqu’elle aurait bien sûr communiqué avec le conservatoire dans l’Aubette. D’ailleurs, les accès principaux devaient se faire par le vénérable bâtiment remanié, avec notamment un grand escalier d’honneur, à la manière de celui construit par monsieur Garnier à Paris…

Si Jean-Geoffroy Conrath avait su, par ses mérites et ses compétences, se maintenir sous l’administration allemande, cette dernière choisit quand même un Vieil-Allemand pour lui succéder en 1886. Johann Karl Ott, ingénieur et architecte, quitte tout juste un poste d’ingénieur ferroviaire à Elberfeld, dans le Wuppertal. Or, on doit construire là-bas une vaste salle de concert sur le Johannisberg. Ott puise chez ses contacts une inspiration qui lui fait défaut dans ce domaine spécifique.
Une salle de musique symphonique

Comme on le voit plus haut, le projet permet aussi de rendre à la grande salle de l’Aubette sa vocation de Musée des Beaux-Arts.
Les plans aquarellisés de Ott pour la nouvelle salle de concert (AVES 979 W 68)
Le nouveau bâtiment abrite grande salle avec balcon et loges, d’environ 1200 places, magnifiquement située au cœur de la vieille ville, proche de l’Opéra, mais laissant à ce dernier tout le répertoire lyrique. Et on avait prévu l’installation d’un orgue sans doute assez important !




On en était même aux projets de lustres. Tout était chiffré dans les moindres détails… pour une dépense globale d’environ 800 000 marks (plusieurs dizaines de millions de vos euros).
Désillusion aux Petites Boucheries
Dans sa séance du 11 mars 1895, le conseil municipal décida finalement de surseoir à une telle dépense. Les arguments étaient nombreux : manque de sécurité en cas d’incendie, accès en voiture, cohabitation avec des magasins, bruits de la rue… Surtout, la ville craignait que la location des surfaces commerciales du rez-de-chaussée et de l’entresol ne lui rapporte pas suffisamment pour rentrer dans ses fonds.
Un conseiller alla même jusqu’à dire qu’il était plus urgent d’élever l’esprit religieux que de satisfaire le plaisir des oreilles, et donc de construire en priorité une nouvelle église à Koenigshoffen.
Ce sera Saint-Joseph, mais dont les travaux ne commenceront que quatre ans plus tard, le maire ayant rappelé que 650 000 marks avaient déjà été dépensés l’année précédente pour la construction de Saint-Pierre-le-Jeune catholique.

Querelles d’influences
On se dit surtout qu’il serait sans doute plus simple de construire quelque chose sur un terrain vierge de la Neustadt. Curieusement, personne n’évoqua le projet de Sängerhaus, pour lequel la collecte de fonds avait pourtant démarré.
De sourdes luttes d’influence jouaient sans doute aussi leur rôle. Le très francophile directeur du conservatoire Stockhausen réclamait une grande salle pour sédentariser les musiciens de l’orchestre municipal et éviter l’importation d’une phalange allemande. Finalement, la grande salle de l’Union catholique, quai Kellermann, accueillit les concerts d’abonnement de 1898 à 1904. Puis, on se résolut à utiliser le tout nouveau Sängerhaus, fruit des subventions allemandes…


Le projet de salle de concert à la Haute Montée capota donc. Mais pas celui de se débarrasser de cet espace de marché jugé insalubre, largement concurrencé par les nouvelles halles de l’Ancienne Gare. Alors on proposa un concours pour envisager quelque chose de principalement décoratif. Si l’on peut dire.
La logique financière prévalut : on ne pouvait se passer des ressources qu’une telle surface rapporterait à la Ville si elle était consacrée au commerce et au logement.

dans les bâtiments existants.

Les Petites Boucheries d’Oberthur
C’est là, en 1897, que Ott proposa cet assez beau bâtiment d’inspiration baroque, marqué par ses larges vitrines. Il préservait les grands pavillons latéraux de Fries. Mais je ne comprenais pas trop pourquoi on ne construisait pas carrément dans le style de ces derniers. Après tout, il s’agissait de commerces et de logements aussi. Autant préserver une certaine unité.

Ce n’était sans doute pas assez “germanique” aux yeux des autorités.
Alors, sous la direction de Ott, le tout jeune Gustave Oberthur présenta l’édifice que vous connaissez encore, à la fois historiciste et régionaliste, multipliant les oriels, clochetons, pilastres, statues et sculptures de toutes sortes. Nous étions en 1901, en plein « picturalisme »…
Est-ce parce que ma chère Adélaïde venait de quitter ce monde ? Toujours est-il que jamais je n’ai pu aimer ce bâtiment. Pour trouver plus caricaturalement pittoresque, il faudra attendre deux années et le lycée de jeunes filles. Avec les mêmes architectes. Le côté Renaissance germanique était trop marqué pour moi. De fait, les figures tutélaires de Daniel Specklin et Jacques Sturm, sculptées par Marzolff, encadrant le grand porche central, penchaient davantage vers les racines germaniques de Strasbourg.






Vous vous souvenez du côté face, place Kléber ? D’un point de vue strictement esthétique, Aubette ou Petites Boucheries, pour vous ?
Nouveau centre commercial

Les commerçants ont adoré en tout cas. Il y avait le grand magasin de prêt-à-porter féminin Rittlewski par exemple. Ou encore la firme de literie et sous-vêtements Kauffmann, dont l’usine était au Fossé des Treize. L’opération immobilière fut un succès financier pour la Ville. Sur le plan esthétique, chacun a son opinion, n’est-ce pas ?


Maintenant, si vous n’êtes intéressé ni par l’architecture néo-Renaissance germanique, ni par les commerces de caleçons, vous pouvez toujours vous perdre dans les innombrables petites sculptures anecdotiques et parfois truculentes ornant le bâtiment. Qui Marzolf avait-il représenté dans l’angle nord-ouest ? Lui-même ? Oberthur ?
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Comme une plume
Antoine Wendling, biographe rédacteur
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Strasbourg, panorama monumental – G. Foessel, J.-P. Klein, J.-D. Ludmann et J.-L. Faure – Mémoire d’Alsace
Strasbourg illustré – Frédéric Piton
Sept siècles de façades à Strasbourg – Elisabeth Loeb-Darcagne – I.D. l’Edition
Merci à l’excellent site de Jean-Michel Wendling, une mine ! : https://maisons-de-strasbourg.fr.nf/
Toujours l’incontournable et précieux https://www.archi-wiki.org d’où viennent certaines illustrations
Le site des Archives municipales : https://archives.strasbourg.eu/ ainsi que l’aide de Jérôme Ruch
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