Il a 120 ans. Autant un dire un « petit jeune » pour moi… Sa naissance, à la fin de ma vie, a fait couler beaucoup d’encre. Il a vu défiler des célébrités. Ses murs résonnent de puissants souvenirs musicaux. Les bals somptueux s’y sont succédé, comme les fêtes et kermesses. Puis il est tombé dans une torpeur d’abandon… De coûteux travaux ont donné — et donneront encore — une seconde jeunesse au Sängerhaus, ou Palais des Fêtes de Strasbourg, afin qu’il accueille, en 2026, l’Opéra du Rhin pendant les travaux de son bâtiment habituel de la place Broglie.
Pour celles et ceux qui ne me connaissent pas encore,
je suis Antoine Wendling, architecte strasbourgeois né en 1828.
Je raconte dans ces pages quelques souvenirs de ma vie professionnelle ou familiale dans la capitale alsacienne que j’ai tant aimée.
En suivant ces liens, vous pouvez mieux nous connaître, moi et ma petite famille.
Les sociétés chorales
Je dois avouer que je n’étais pas très musicien… Mais nous chantions fréquemment en famille, restes de longues veillées de mon enfance à Willgottheim. Les protestants chantaient beaucoup au culte. Mais chez les catholiques, c’était encore une affaire de spécialistes dans beaucoup de paroisses.
Cependant, une chose toute nouvelle est apparue dans la seconde moitié du 19e siècle : les sociétés chorales. Hors des structures confessionnelles, elles ont commencé à éclore et à s’organiser. L’Association des Sociétés Chorales d’Alsace a ainsi vu le jour en 1856, avec un premier festival à Strasbourg en 1856.
Mais c’est surtout en 1863, tandis que nous attendions la naissance de notre Auguste, que le chant choral fut mis à l’honneur. Le grand compositeur Hector Berlioz vint en effet à Strasbourg pour présider le deuxième festival. Il rassemblait une centaine de sociétés chorales et plus de 2000 chanteurs ! On avait construit une immense halle provisoire sur la place Kléber, capable d’abriter près de 8000 auditeurs.
Le concert Berlioz
Comment le grand Berlioz se retrouvait-il parrain du chant choral alsacien ? Par l’intermédiaire des concerts qu’il donnait chaque année à Baden-Baden, il s’était lié avec deux compositeurs strasbourgeois : Jean-Georges Kastner et François Schwab.
En 1858, en revenant de Baden, il avait logé pendant deux jours chez Kastner, qui habitait quai Kellermann, à l’angle de la Nuée-Bleue, dans une maison que nous avons déjà évoquée ensemble.
Et le 22 juin 1863, c’est le grand concert de clôture du festival choral, avec la 7e symphonie de Beethoven, la cantate Les Voix de la lyre par Schwab, l’ouverture d’Euryanthe de Weber, et des extraits de L’Océan, oratorio de Elbel. Berlioz dirige en deuxième partie son Enfance du Christ, avec 460 chanteurs et 90 instrumentistes.
La partition prussienne
Donc, la pratique chorale amateur se portait bien et devenait même un fort élément de la sociabilité alsacienne. Seulement, après le désastre de 1870 et l’annexion allemande, une véritable partition (je n’ai pas fait exprès…) s’établit entre les sociétés chorales francophiles, membres ou héritières de l’Association des Sociétés Chorales d’Alsace, et les formations nouvelles proposées aux fonctionnaires allemands, souvent excellents mélomanes et très bien formés.
L’Union chorale
La doyenne, la Société chorale, dirigée par le directeur du Conservatoire Fritz Stockhausen, est depuis 1841 une formation reconnue et de bon niveau. Sa fusion en 1893 avec l’Union musicale donne naissance à l’Union chorale, confiée à la direction d’Ernest Munch, par ailleurs chef du chœur de Saint-Guillaume.
Mais les autorités allemandes sont tatillonnes. Elles surveillent ces formations « alsaciennes », très orientées vers le répertoire français. Sans les censurer, elles leur imposent une parité entre musiques française et allemande et ne les soutiennent que rarement sur le plan financier. L’Union chorale se produit fréquemment à la grande salle de l’Union, partie intégrante du Katolisches Verein, quai Kellermann, dont nous reparlerons bientôt.
Le Straßburger Männergesangverein
Dès 1872, c’est la naissance du « Straßburger Männergesangverein », réservé aux hommes, comme son nom l’indique. Dans la capitale du Reichsland, tout est politique. Le chœur fait partie des institutions en charge de la germanisation de Strasbourg. Il acquiert donc très rapidement une puissance certaine et de solides appuis. Parmi les autres orphéons allemands, celui-ci est le plus réputé, dirigé par des chefs de valeur.
Grüss Gott mit hellem Klang
Devise très explicite du chœur
Heil deutschem Wort und Sang
En 1885, Franz Liszt lui-même vient assister à une exécution de son œuvre Die Glocken des Strassburger Münsters dans la grande salle de l’Aubette. Aux 110 membres du chœur s’ajoutent pour l’occasion 70 « dames » et 30 « jeunes » chanteurs de l’Orchestre municipal.
Un nouveau siège
Tandis que l’Association des Sociétés Chorales d’Alsace, trop francophile, se retrouve marginalisée et finalement placée en sommeil, le Strassburger Männergesangverein donne naissance à la Fédération des chanteurs d’Alsace-Lorraine. Consacrée à « la promotion du lied allemand », elle a tout le soutien des autorités qui œuvrent avec elle à réunir les fonds nécessaires à la construction d’un lieu dédié.
En effet, l’Aubette appartient à la Ville. Le Casino d’été de Bruckmann est clairement orienté vers la France. Je me rappelle que nous y avions entendu Les Cloches de Corneville avec délices ! Ça n’avait pas le sérieux et la grandeur (un peu boursouflée) des Cloches de Liszt… Mais que voulez-vous ? Nous étions légers… Quant à la grande salle de l’Union, c’était un bastion catholique, siège, comme nous l’avons dit, de l’Union chorale, adversaire musical, idéologique et politique du Strassburger Männergesangverein.
Des plans et des fonds
Dès 1890, on commence à réunir des fonds. La vente du Bulletin des Chanteurs y contribue, de même que l’empereur Guillaume II, à hauteur de 6000 Marks. Mais la collecte décisive dépendra d’une loterie organisée par le Ministère d’Alsace-Lorraine et couronnée de succès.
On fait appel au cabinet Kuder et Müller, ces deux architectes allemands adeptes de l’éclectisme et de l’historicisme. On leur devait déjà la villa Gebhard, rue Geiler, et la villa Waltz, rue Goethe, toutes deux disparues de vos jours. Mais vous pouvez encore vous rendre compte du style qu’ils affectionnaient avec la Pfälzerhaus, au Zimmerhof, dont nous avons déjà parlé ensemble.
Et donc, ils fournissent dans un premier temps, en 1899, un premier projet très nettement orienté «deutsche Frührenaissance », avec même des touches néo-gothique, exactement dans le même esprit que le Tribunal de Mulhouse qu’ils construisent au même moment.
Inflexion Jugendstil
Est-ce pour des raisons de coût ou de goût ? Toujours est-il que le projet est rapidement amendé. Si l’on conserve le principe d’agencement des volumes, avec notamment cette tour d’angle caractéristique, les façades se teintent d’éléments Art Nouveau plus ou moins bien intégrés à un ensemble toujours néo-Renaissance.
J’étais un vieillard. Et je dois avouer mon manque d’enthousiasme face à la tournure générale de cet édifice si composite, conçu par des architectes allemands, pour des chanteurs allemands, dans un quartier largement préempté par des constructeurs allemands. Oui, je sais, un vieillard bougon.
Mais l’utilisation de ce nouveau procédé qu’on appelait béton armé me fascinait. Il permettait des couvertures de grandes portées. Et il provenait d’un ingénieur français : François Hennebique !
Le Sängerhaus
L’ensemble est inauguré en grande pompe en 1903 par le Staathalter d’Alsace-Lorraine, le maire Back et le recteur de l’Université impériale.
Dans cet espace encore à peu près vierge de toute construction se dresse fièrement le nouveau navire amiral des Orphéons allemands. Comme prévu, il mêle un peu curieusement les pignons et la pittoresque tour d’angle façon Renaissance, aux courbes végétales et maniéristes du Jugendstil.
L’intérieur s’organise autour d’une grande salle de 1700 places — à peu près la jauge de la grande salle de l’Union —, avec un restaurant, une salle de répétition pour 300 choristes, des salons, des salles de réunions… Le décor de la salle est franchement baroque (éclectisme, quand tu nous tiens…) et exubérant.
Le grand orgue Dalstein-Haerpfer
Chose exceptionnelle, qui n’existait dans aucune autre salle du Reichsland (et certainement rarissime dans la France de l’époque, excepté le grand orgue du Trocadéro à Paris), la salle se dote d’un orgue en 1909. C’est sans doute le seul aspect du Sängerhaus dans lequel s’incarne un dépassement des frontières.
Ainsi, le professeur Ehrismann, président de la Fédération des chanteurs, se fit un devoir de consulter quatre grands organistes français : Charles-Marie Widor, Alexandre Guilmant, Eugène Gigout et Louis Vierne ; de même que deux homologues allemands : Max Reger et Karl Straube.
Mais ce sont bien trois figures de l’orgue alsacien, Albert Schweitzer, Emile Rupp, titulaire de Saint-Paul, et Marie-Joseph Erb, titulaire de Saint-Jean, qui conçoivent l’instrument avec les facteurs d’orgues fétiches de Schweitzer, la firme Dalstein-Haerpfer de Boulay, en Moselle.
L’orgue de concert idéal
Ils sont en quête de l’orgue de concert idéal, invoquant les modèles de Silbermann et de Cavaillé-Coll, le célèbre facteur d’orgues parisien. Par le mouvement de la « Réforme alsacienne de l’orgue », ils luttent contre la puissance lourde de l’orgue industriel allemand. Affaire de spécialistes, me direz-vous… mais elle fit grand bruit à l’époque.
Le 9 décembre 1909 furent donnés deux grands concerts d’inauguration, en présence de Charles-Marie Widor qui fit exécuter sa Sinfonia Sacra.
De vos jours, l’orgue est démonté, rangé dans des caisses, en attente d’une hypothétique restauration… Et lorsque l’Orchestre philharmonique de Strasbourg exécute une pièce avec orgue, il utilise une de ces choses électroniques dont vous pensez qu’elles peuvent tout remplacer. Mais non !
Concerts et fêtes
Je suis Auguste Wendling, fils d’Antoine.
Je suis architecte, comme papa dont j’ai repris peu à peu le cabinet.
J’ai beaucoup fréquenté le Sängerhaus. Bien sûr, il s’agissait d’un temple de la culture germanique. Mais ma génération était sans doute moins radicale que celle de papa. Sans renier ma francophilie, j’aimais la musique allemande, et particulièrement Mahler dont le passage à Strasbourg me marqua beaucoup.
Dès lors, le Sängerhaus devint un des phares de la vie culturelle strasbourgeoise. D’immenses compositeurs y défilèrent, comme Richard Strauss ou Gustav Mahler, qui vint y diriger sa 5e symphonie, ou encore Francis Poulenc.
Et on ne comptait plus les bals, carnavals, fêtes masquées, kermesse de charité, meetings politiques…
Après la Grande Guerre, le lieu ne peut échapper à la vague d’épuration mise en place par les autorités françaises. Le Strassburger Männergesangverein est expulsé et la Ville devient propriétaire du désormais « Palais des Fêtes ». En plus des concerts d’abonnement, l’édifice accueille chaque année la « Fête musicale d’Alsace-Lorraine ». Le chœur d’hommes se reforme sous le nom de « Chorale Strasbourgeoise ».
Exemples d’affiches de 1904 à 1941
Transformations
L’aile “Marseillaise”
Preuve de la vitalité du lieu, une extension est projetée dès 1914. Démarrés par Müller, les travaux s’interrompent avec la guerre pour ne reprendre qu’en 1921, avec le jeune Paul Dopf, futur architecte en chef de la Ville. On lui devra bon nombre des cités d’habitat social de la municipalité.
Dépouillement Art Moderne
J’ai surtout assisté à la transformation complète du bâtiment principal en 1933. La grande salle a perdu sa luxuriante ornementation baroque au « profit » d’une nudité très « Art Moderne » (on n’était plus à un style près…). Les boiseries d’acajou sont assez réussies, mais le reste est d’une blancheur si monotone… Il paraît que les enduits recouvrent les fresques d’origine. Peut-être les retrouverez-vous un jour ?
De 2011 à 2020, la Ville a totalement rénové le vénérable bâtiment. Mais des travaux restent à accomplir, notamment la restauration de l’orgue. Les salles de concert équipées d’un orgue sont si rares en France… et celui-ci est un tel témoin de la facture d’orgues alsacienne. Il y a fort à parier, hélas, que le repli de l’Opéra du Rhin au Palais des Fêtes de 2026 à 2029 en retarde encore l’accomplissement.
Il reste que la scène de ce lieu de concert, si peu et si mal utilisé au cœur de la ville, n’est absolument pas conçue pour l’opéra. Il n’y a ni fosse d’orchestre, ni cintres, ni espace pour les décors, ni coulisses… Peut-on légitimement craindre qu’en 2029, le beau Palais ne retombe dans sa torpeur actuelle ?
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Comme une plume
Antoine Wendling, biographe rédacteur
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de leur vie, un livre !
Strasbourg, panorama monumental – G. Foessel, J.-P. Klein, J.-D. Ludmann et J.-L. Faure – Mémoire d’Alsace
La Neustadt de Strasbourg, un laboratoire urbain, aux éditions Lieux Dits
La vie musicale à Strasbourg sous l’empire allemand, 1871-1918 – Myriam Geyer – Ecole des Chartes
Le site du Palais des Fêtes : https://palaisdesfetes.eu
Toujours l’incontournable et précieux https://www.archi-wiki.org
Et celui des Archives de l’Eurométropole : https://archives.strasbourg.eu/
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