J’étais tout jeune. J’avais fait mes premières armes comme commis architecte, la meilleure école de dessin au monde. Mais quand les travaux de la nouvelle Manufacture impériale des Tabacs de Strasbourg ont débuté, en 1849, je servais au 5e Régiment d’Artillerie. Alors, même si j’avais peu de temps libre, je m’intéressais à cet immense bâtiment, sans me douter encore qu’il allait transformer le visage du quartier de la Krutenau, à l’époque bien misérable.
Pour celles et ceux qui ne me connaissent pas encore,
je suis Antoine Wendling, architecte strasbourgeois né en 1828.
Je raconte dans ces pages quelques souvenirs de ma vie professionnelle ou familiale dans la capitale alsacienne que j’ai tant aimée.
En suivant ces liens, vous pouvez mieux nous connaître, moi et ma petite famille.
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La Manufacture des Tabacs à Saint-Etienne
Pendant le blocus continental, Napoléon Ier avait rétabli le vieux monopole d’État sur le commerce de tabac. La production était très importante en Alsace, avec près de 900 cultivateurs. Je me souviens de ces grandes feuilles qu’on ramassait autour de Willgottheim, mon village natal… Le tabac assurait un revenu considérable aux familles qui en produisaient.
En 1803, monsieur Marocco déplaça sa Manufacture de Tabacs d’Illkirch à Strasbourg, dans les bâtiments alors connus sous le nom d’enclos Saint-Étienne. Il venait d’acquérir l’endroit, confisqué à la Révolution. L’église, nous en avons déjà parlé ensemble, servait même de théâtre avant l’achèvement de ce que vous appelez l’opéra.
Au rétablissement du monopole d’Etat en 1811, tout l’enclos devint propriété de l’Empire.
Mais, évidemment, les structures n’étaient pas du tout adaptées à une industrie efficace. Il fallut songer à construire du neuf. On voulut d’abord le faire in situ. Mais le classement de l’église Saint-Étienne comme Monument historique, constaté par Prosper Mérimée lui-même, fit capoter le projet. L’Évêché, qui cherchait à récupérer le tout, respira.
La Krutenau
Je ne vais pas vous faire ici l’historique du quartier de la Krutenau. Déjà que personne ne s’accorde sur l’origine du nom… En tout cas, il y a un -au, qui évoque la prairie entourée d’eau. C’était un endroit humide et pauvre, percé de canaux, surtout peuplé de maraîchers, de pêcheurs et de bateliers. Le nom des quais et des rues qui l’environnent en atteste.
Il était traversé par le Rheingiessen, ce cours d’eau important reliant l’Ill au Rhin, et qui est resté un axe de commerce fondamental pour Strasbourg jusqu’en 1872. Il fut alors comblé pour devenir la rue de Zurich. Depuis Vauban et Louis XIV, les militaires envahissaient un peu le quartier…
La Krutenau des soldats
La proximité de la Citadelle et de son Esplanade avait parsemé le secteur de casernes souvent immenses.
Nous avons déjà évoqué ensemble la caserne des Pêcheurs, la Fischerkaserne, qui cédera sa place aux Bains Municipaux bien plus tard. Pendant mon service au 5e Régiment d’Artillerie, j’étais cantonnée à la caserne Saint-Nicolas, votre lycée Jean Rostand. L’emprise militaire mangeait une bonne partie du quartier. Un peu plus loin sur le Rheingiessen se trouvait l’hôpital militaire Gaujot, votre Cité administrative.
La Krutenau des étudiants
Et puis, depuis 1824, une bonne partie de l’Université avait déserté le Grand Séminaire, restitué aux autorités diocésaines, et investi d’anciens ateliers de la Ville. On les appellera désormais “l’Académie“. On imagine alors la population composite de la Krutenau : pêcheurs, bateliers, soldats, étudiants et professeurs. Sans compter les commerces et l’industrie !
La famille (par alliances !) à la Krutenau
Dans ces années 1850 s’établit à la Krutenau un marchand de bois et de charbon, Auguste Jung, auquel je ne prêtais aucune attention. Si ce n’est qu’un de ses magasins se situait dans la regrettée Guldenthurm, au débouché du Rheingiessen. Or il se trouve que ses deux fils, Auguste et Émile, reprirent l’affaire. Auguste garda l’implantation paternelle et Émile s’installa route du Polygone.
Et il épousa la dernière sœur de ma chère épouse Adélaïde, Marie. Émile et Marie eurent deux enfants : Léon et Marguerite, qui devint la cousine inséparable de ma fille Marie. Je sais, trop de d’Auguste et de Marie, on ne s’y retrouve plus !
Le quartier ne manque pas d’entreprises florissantes, rejetées hors du centre bourgeois de la ville : la brasserie Schützenberger, le verrier Neunreiter… Mais la grande industrie qui va achever la révolution de la Krutenau, c’est la Manufacture des Tabacs.
La Manufacture de Tabacs de la Krutenau
Une grande affaire, le tabac, à mon époque. Un produit recherché et souvent signe de distinction ! Tabac à priser, à pipe, cigares… Je n’étais pas fumeur. Mais mon gendre Jean Müller, le pharmacien de la Vierge, ne dédaignait pas un bon cigare de temps à autre. Très souvent, dans les nouvelles villas de la Neustadt, on trouvait une Herrenzimmer où ces messieurs pouvaient se retirer et fumer sans incommoder les dames.
La propriété Dournay
Depuis 1830, l’Évêché cherchait à récupérer l’enclos Saint-Étienne pour y installer son Petit Séminaire. L’affaire traîna jusqu’à ce que le diocèse propose à la Ville un échange avec la propriété Dournay — augmentée de deux autres propriétés — située à la Krutenau. Il s’agissait d’un vaste quadrilatère délimité par la rue de la Krutenau, la rue des Filets, l’Académie et la rue des Poules. Certes, c’était peu bâti, mais l’opération provoqua quand même la destruction d’une trentaine de maisons.
Bien sûr, il y avait là des masures, souvent insalubres.. Mais le changement de visage de l’endroit fut néanmoins brutal, même s’il se fit en quatre phases.
Tiens, cela me rappelle que l’aîné des Jung, Auguste fils, eut son adresse, un temps, au 15 rue des Poules. J’adorais ce nom. Difficile de paraître sérieux quand on utilise une telle adresse commerciale !
La Manufacture des Tabacs modèle Rolland
C’est là qu’intervint un homme éminent et fameux, Eugène Rolland, né à Metz en 1812, ingénieur et polytechnicien de formation, directeur de la Manufacture de Strasbourg de son état. Après sa première invention, le torréfacteur, qui révolutionna l’industrie du tabac, il proposa un plan type pour toutes les manufactures de tabacs de France. Et le prototype de ce plan, c’est notre manufacture strasbourgeoise. Par la suite, toutes les autres usines dépendant du monopole renouvelé par Napoléon III s’inspirèrent de ce schéma : Nantes, Nancy, Marseille, Lyon, Châteauroux, Périgueux, … La première pierre fut donc posée le 14 août 1849.
La Manufacture des Tabacs construite par Weyer
Eugène Rolland s’appuya, pour la mise en œuvre, sur un architecte local dont j’ai déjà dit tout le bien que je pensais de lui : Jean-André Weyer. On lui devait la gare du Marais Vert (même si certains le contestent), ou la Banque de France, celle de mon époque, à la place Broglie.
Si le schéma d’ensemble provient de Rolland, l’exécution se fie heureusement aux particularismes locaux — avec l’usage du grès rose — et au style de Weyer. Évidemment, eu égard à la destination laborieuse de l’ensemble, le classicisme de l’architecte s’amplifie ici d’une certaine austérité. On ne peut pas dire que l’immense édifice respire la joie de vivre. Mais il s’en dégage une certaine noblesse.
La première tranche, de 1849 à 1852, correspond à la partie arrière de la Manufacture, ainsi qu’à la maison du directeur. Mais celle -ci est encore entourée de nombreuses maisons au coin des rues des Filets et des Poules. Parmi elles, je me souviens de la brasserie du Géant, que nous aimions fréquenter avec mes camarades du régiment…
La deuxième tranche, en 1852, concernera le bâtiment transversal séparant les deux grandes cours. De vos jours, il a disparu, écrasé par les bombes en 1944.
La construction de l’aile gauche commencera en 1860. Et c’est le fils Weyer, Adolphe, qui achèvera l’aile droite en 1866, après la mort de son père.
De tout cela se dégage, de fait, « un cachet de grandeur et de force ». Telle était la volonté du comte Henri Siméon, directeur de l’administration des tabacs sous la monarchie de Juillet, à propos des bâtiments entrepris au nom et pour le compte du gouvernement.
Les ouvrières de la Manufacture
Au milieu d’un quartier ou tout semblait aimablement de travers, ces immenses façades n’étaient pas sans rappeler les bâtiments militaires voisins…
Et bientôt, une armée d’anciens soldats — vite remplacés par des centaines d’ouvrières — les envahit. Beaucoup cherchèrent à se loger dans les parages. La mutation du quartier n’en fut qu’accentuée, avec la construction de nombreux petits immeubles, un peu dans l’esprit du quartier Kageneck.
Mais quel contraste, alors, entre les nouveaux quartiers résidentiels de la Neustadt — ceux qui se construisaient le long de l’Ill, de l’allée de la Robertsau ou de l’Orangerie — et la laborieuse Krutenau. Pourtant, elle n’en était séparée que par l’Université…
Les ateliers de la Manufacture des Tabacs
Vous vous en doutez, je n’avais aucune idée de tout ce qui pouvait se dérouler dans ces murs. Les termes d’écotage, d’époulardage ou de scaferlati m’étaient totalement abscons. Et j’aurais été bien en peine d’identifier l’usage de toutes les machines qu’abritaient les ateliers. Je savais juste qu’elles avaient été fabriquées à Graffenstaden et que la plupart servait à la torréfaction et au râpage des feuilles de tabac.
Mais, comme apprenti architecte, j’avais saisi le défi qui s’imposait à Rolland et Weyer : la portée des immenses salles dépourvues du murs porteurs. On était encore loin du béton armé ! Alors les piliers de fonte, parfois de bois ou de pierre, assurèrent le travail.
Vous avez vu le beau tracé ci-dessus ? C’est émouvant… Le dessin est signé d’Auguste Brion. Vous vous rappelez ? Le futur constructeur de la villa du 72 allée de la Robertsau. Il devait être tout jeune commis architecte à l’époque. Comme moi. Voilà exactement le travail que nous faisions : dessiner des plans, des détails de plans, pour le compte des architectes qui nous employaient. Une merveilleuse école de dessin, je vous l’ai dit, et un apprentissage constant des formes, des matériaux, des perspectives, des constructions…
La Tabaksmanufactur
Quatre années après son achèvement, la Manufacture devint allemande, comme nous tous. Dans le Reich, il n’y avait pas de monopole du tabac. De nombreuses petites fabriques essaimèrent un peu partout. Sans pour autant contester la première place du grand ensemble strasbourgeois. Pour autant, les cultivateurs alsaciens, exposés à la concurrence allemande, perdirent une bonne part de leurs revenus.
Renaissance de la Manufacture
Il ne m’appartient pas de parler de l’histoire de la Manufacture au-delà de 1914, année de ma mort. J’ai cru comprendre que le tabac n’est plus trop à la mode à votre époque… Mais je vois qu’après une longue période incertaine, notre belle Manufacture des Tabacs de Strasbourg a su se réinventer. Je me réjouis que cette renaissance ait préservé l’extraordinaire bâtiment, non seulement à l’extérieur, mais aussi une bonne part de ses structures intérieures.
La Krutenau a certes perdu son peuple ouvrier. Les soldats ont disparu. Mais les étudiants sont plus nombreux que jamais et les précurseurs de l’Académie doivent s’en réjouir. De même, l’École des Arts décoratifs, dont nous parlerons bientôt, trouve dans ces murs sa juste prolongation.
Un cadeau de Noël pour vos grands-parents ou pour vos parents, qui serait aussi un inestimable cadeau pour vous ?
Références pour la Manufacture des Tabacs de Strasbourg :
Toujours l’incontournable et précieux https://www.archi-wiki.org
Et celui des Archives de la Ville et de l’Eurométropole de Strasbourg : https://archives.strasbourg.eu/
Le site extraordinairement riche de Jean-Michel Wendling : https://maisons-de-strasbourg.fr
Georges Foessel : Strasbourg, panorama monumental – Contades
Parcours La Krutenau – 5e Lieu – https://5elieu.strasbourg.eu/app/uploads/2021/03/plaquette-Krutenau-2020-WEB.pdf
Parcours La Manufacture des Tabacs – 5e Lieu – https://5elieu.strasbourg.eu/app/uploads/2024/09/60495_plaquette-manufacture_web.pdf
Paul Smith : La reconversion des manufactures françaises des tabacs : https://www.acef-fsac.ulaval.ca/sites/acef-fsac.ulaval.ca/files/421-2_patrimoine_industriel12_smith.pdf
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